III. UNE HAUSSE DES CONTENTIEUX EN FRANCE ET EN EUROPE SUR LE SUJET

Dans l'exposé des motifs de la directive, la Commission européenne indique que le nombre de contentieux concernant les travailleurs de plateforme est en augmentation. À ce jour, on compte dans l'Union plus de 100 décisions de justice et une quinzaine de décisions administratives relatives au statut professionnel de personnes travaillant par l'intermédiaire de plateformes.

A. DEPUIS 2018 ET L'ARRÊT « UBER », UNE MULTIPLICATION DES DEMANDES DE REQUALIFICATION DES CONTRATS EN FRANCE

Selon le rapport de Jean-Yves Frouin, ancien président de la Chambre sociale de la Cour de cassation, sur le sujet, remis au Premier ministre en décembre 202023(*), deux périodes peuvent être distinguées.

Dans une première période, de 2014 à 2018, il y a eu très peu de demandes de requalification par des travailleurs de plateforme de leur statut de travailleurs indépendants en celui de travailleurs salariés, et, le plus souvent, ces demandes n'ont pas abouti devant les juridictions du fond.

Mais depuis 2018, un tournant a été marqué avec deux arrêts rendus par la Cour de cassation, le premier qui censurait une décision ayant rejeté une demande de requalification24(*) (arrêt « Take Eat Easy »), le second (arrêt « Uber ») qui a rejeté un pourvoi contre une décision ayant admis une demande de requalification25(*).

Surtout, ce second arrêt de la Cour de cassation a fait l'objet d'une « forte » motivation et de la plus large des publications, ce qui le pose comme un arrêt de principe dont la solution sera le plus souvent répliquée dans des hypothèses analogues s'agissant de plateformes qui déterminent les conditions de la prestation fournie ou du bien vendu et fixent le prix. La Cour y considère que le lien de subordination est établi car la plateforme Uber a donné des directives, dont elle a contrôlé l'exécution, et a exercé un pouvoir de sanction en désactivant le compte du chauffeur. Le point le plus commenté fut le choix des mots de la Cour qui juge que « le statut de travailleur indépendant de M. X... était fictif ». L'indépendance fictive y est donc « consacrée ».

À la suite de l'arrêt « Uber », plusieurs décisions contraires ont été prises faisant apparaitre un « mouvement de résistance des juges du fond à la jurisprudence de la Cour de cassation »26(*) : la Cour de Paris a rejeté une demande de requalification du contrat de travail de livreurs de la plateforme de livraison de repas Deliveroo après avoir rejeté celle de livreurs de la plateforme Tok Tok Tok, tandis que celle de Lyon a également rejeté la même demande d'un chauffeur de la plateforme Uber.

Dernièrement, la Cour d'appel de Paris a toutefois rendu, le 12 mai 2021, une décision requalifiant le contrat liant Uber à l'un de ses chauffeurs de VTC. La Cour y note que, même si le chauffeur peut refuser une course, il est cependant stipulé que cette possibilité existe « sous réserve des politiques d'annulation d'Uber alors en vigueur ». Elle note également que le document intitulé « règles fondamentales UBER » renvoit à des règles que seule la société fixe sous peine de suspension du compte et du partenariat. La Cour rappelle enfin que le fait que ne soit imposé au chauffeur aucun horaire ou jour de travail ne peut être considéré comme déterminant pour écarter le statut de salarié, dès lors que le droit du travail connaît le système du forfait jours laissant au salarié une liberté de choix de ses jours et heures de travail et donc une liberté d'organisation. Il est considéré qu'à partir du moment où le chauffeur se connecte à l'application Uber, il intègre un service organisé complet qui lui dicte sa conduite et lui impose de respecter un grand nombre de directives et d'instructions.


* 23 Jean-Yves FROUIN, Réguler les plateformes numériques de travail, rapport remis au Premier ministre le 1er décembre 2020

* 24 Soc. 28 novembre 2018

* 25 Soc. 4 mars 2020

* 26 Rapport d'information n° 759 (2020-2021) de Martine BERTHET, Michel CANÉVET et Fabien GAY, fait au nom de la délégation aux entreprises, déposé le 8 juillet 2021, page 64.