B. DES DISPOSITIFS LÉGISLATIFS EN EUROPE REPOSANT SUR DES APPROCHES DIVERSES

A l'instar de la France, plusieurs États membres ont tenté, ces dernières années, de légiférer sur la question du travail des plateformes, selon des modalités et des approches différentes.

1. Des lois imposant la présomption de salariat
a) En Espagne : une loi imposant une présomption de salariat aux livreurs à vélo

En effet, est entré en vigueur en août 2021 le décret-loi royal 9/2021 ou « Loi Riders » - du vocable anglais pour désigner les cyclistes - qui ne s'applique qu'aux 60 000 livreurs à domicile à deux roues. Ce texte apporte deux garanties inédites : une présomption de salariat pour les livreurs qui effectuent leur travail pour une entreprise gérée par un algorithme ou une plateforme numérique, et une obligation d'accès de ceux-ci à cet algorithme, clef du lien de subordination entre le travailleur et la plateforme. Cette loi fait suite à une décision du Tribunal suprême espagnol du 25 septembre 2020 (cf. infra).

Il est intéressant de noter que les plateformes ont répondu à cette nouvelle législation de plusieurs façons : Deliveroo a quitté le marché espagnol et Uber Eats a choisi de sous-traiter en embauchant les livreurs via des sociétés intermédiaires. Mais de nouveaux acteurs sont également entrés sur le marché.

b) Au Portugal : une loi imposant une présomption de salariat aux VTC

Une loi dite « Uber » en vigueur depuis novembre 2019 au Portugal prévoit une présomption de salariat pour les chauffeurs VTC qui exercent leur activité à travers une plateforme.

Pour la mettre en oeuvre, la loi créé les « opérateurs VTC » : il s'agit d'un nouvel acteur qui s'apparente aux porteurs salariaux et devient un intermédiaire entre les plateformes et les chauffeurs. Ce système permet aux chauffeurs VTC d'être protégés par le droit du travail et la protection sociale nationale. Certains pointent néanmoins « le manque de définition de ces opérateurs comme la principale limite de ce texte, faisant courir le risque que cet intermédiaire soit le chauffeur de VTC lui-même, déguisé en entreprise et ayant ainsi à supporter les charges afférentes au portage »17(*).

La loi prévoit également une série d'obligations nouvelles pour les plateformes numériques du secteur des transports : une taxe de 5 % sur les marges pour les plateformes et une obligation pour les chauffeurs VTC de ne pas conduire plus de 10 heures par jour et de se former 50 heures avant de pouvoir exercer leur activité.

c) En Belgique : un projet de loi inspiré de la proposition de directive de la Commission européenne

L'accord sur la réforme du marché du travail trouvé par le gouvernement fédéral belge, en février dernier, prévoit d'ajouter dans la loi huit critères pour déterminer si ces travailleurs relèvent ou non du salariat, malgré leur statut d'indépendant. Parmi eux, figurent les cinq critères retenus dans la proposition de directive de la Commission (cf. infra).

La présence de deux des cinq critères « européens » ou de trois critères parmi la liste des huit entraînerait une présomption de salariat, que la plateforme pourrait contester en justice. Les travailleurs occasionnels, qui ne gagnent pas plus de 6 000 euros par an et relèvent d'une loi sur l'économie collaborative, ne seraient pas concernés.

Un cadre législatif ambitieux en attente d'élaboration en Allemagne

La réflexion engagée par le gouvernement fédéral allemand sur sa stratégie de numérisation en profondeur de l'économie a abouti à la présentation, en novembre 2020, d'un ensemble de grands principes pour l'élaboration d'un futur cadre normatif concernant les travailleurs des plateformes. Les propositions présentées par le ministère fédéral du travail et des affaires sociales (BMAS), sont les suivantes :

- intégrer les travailleurs indépendants des plateformes dans l'assurance retraite légale et permettre aux plateformes de participer au paiement des cotisations ;

- améliorer la couverture des accidents du travail et étudier la possibilité de faire payer des cotisations couvrant le risque d'accident du travail par les plateformes ;

- ouvrir la possibilité aux travailleurs indépendants des plateformes de s'organiser collectivement et de négocier ensemble les conditions de leur travail avec les plateformes ;

- modifier la charge de la preuve dans les procédures visant à la reconnaissance du statut de salarié et ainsi lever les freins pour les travailleurs des plateformes à faire valoir leurs droits devant le juge;

- permettre aux travailleurs des plateformes d'emporter les avis ou notations les concernant lorsqu'ils vont travailler pour une autre plateforme afin de limiter la dépendance vis-à-vis d'une seule plateforme ;

- mettre un terme à certaines pratiques contractuelles des plateformes, par exemple en les obligeant à stipuler des délais de préavis de licenciement en fonction de la durée de l'activité exercée ;

- lutter contre les conditions générales abusives ou inopérantes des plateformes et établir des obligations de transparence et de déclaration pour tous les opérateurs de plateformes afin d'améliorer les données disponibles sur l'économie des plateformes.

Source : Sénat - Étude de législation comparée n° 296 - octobre 2021

2. Des lois prévoyant un « tiers-statut »

Il existe en parallèle, dans certains États membres, des statuts intermédiaires particuliers, entre le salarié et l'indépendant, dans lesquels sont parfois classés les travailleurs de plateforme.

a) Les « workers » au Royaume-Uni

Le statut de worker a été défini en 1996 comme « une personne sous contrat travaillant personnellement pour accomplir un travail et dont le cocontractant pour lequel elle accomplit ce travail n'est pas le client »18(*). Il s'agit d'une catégorie intermédiaire entre les salariés (employees) et les indépendants (self-employed). Ce sont des travailleurs indépendants mais dépendants économiquement, qui bénéficient donc d'une partie des droits et protections du salariat: un salaire minimum, un maximum d'heures de travail, des congés payés, le principe d'égalité ou encore des droits syndicaux.

Les workers ne remplissent toutefois pas l'ensemble des critères qui fondent la qualification de relation salariale au Royaume-Uni et ne peuvent bénéficier d'un certain nombre de droits réservés aux salariés : arrêts de travail pour maladie, allocations parentales, droit de recours en cas de licenciement abusif et droit de préavis en cas de cessation d'emploi.

Toutefois, le droit fiscal du Royaume-Uni ne reconnaît que deux catégories de travailleurs : les salariés et les indépendants. De fait, en tant que sous-catégorie des indépendants, les workers sont traités comme tels en matière de fiscalité et de protection sociale. Ainsi, aucune cotisation sociale n'est versée par le donneur d'ordre d'un worker, tandis que ce dernier doit s'acquitter des cotisations exigées pour tous les travailleurs indépendants.

b) Plusieurs catégories intermédiaires en Italie

Le droit italien du travail ne reconnaît pas une, mais plusieurs catégories intermédiaires entre salariat et indépendance.

(1) Les contrats de « collaborazione coordinata e continuativa » puis de « collaborazione a progetto » (co.co.co et co.co.per)

La notion de collaboration coordonnée et continue, « co.co.co. », est introduite dans les années 1990 afin de désigner les travailleurs « parasubordonnés »19(*). Toutefois, s'en est suivi un recours important à ce tiers-statut correspondant à un contournement du droit social et des contrats traditionnels.

Ainsi le législateur, a créé, en 2015, le concept de « collaboration organisée par le donneur d'ordre » ou « co.co.per » : les travailleurs « co.co.per » sont autonomes dans l'exécution de leur activité, mais le donneur d'ordre définit différents aspects organisationnels liés à l'exécution du travail, en particulier en ce qui concerne le lieu et la durée d'exercice de l'activité. Ils bénéficient en théorie de l'ensemble des garanties et protections qui s'appliquent normalement aux salariés (soit des droits plus favorables que pour les « co.co.co »), sauf en cas de conclusion de conventions collectives moins favorables.

Les deux régimes bénéficient toutefois d'une indemnisation du chômage d'une durée de six mois et relèvent de l'assurance obligatoire à la Sécurité sociale propre au régime des indépendants.

Il est intéressant de noter que selon le Conseil national du numérique20(*), « l'introduction d'un tiers statut en Italie est bien loin d'avoir atteint son objectif originel, à savoir simplifier la qualification de la relation de travail. L'histoire du travail parasubordonné a ainsi été qualifiée de « série d'interventions législatives malheureuses », aboutissant à un système complexe dans lequel cohabitent difficilement une grande variété de régimes ».

(2) Un statut intermédiaire pour les travailleurs de plateforme de livraison de repas

L'Italie a adopté, le 2 novembre 2019, un projet de loi ajoutant dans son code du travail un chapitre intitulé « Protection du travail intermédié par une plateforme numérique », donnant ainsi naissance à un statut spécifique des travailleurs de plateformes distinct des tiers-statuts précités.

La loi reconnaît expressément aux « travailleurs indépendants qui exercent des activités telles que la livraison de biens pour le compte d'autrui dans des zones urbaines à vélo ou avec un véhicule motorisé et qui utilisent (mais pas exclusivement) des plateformes numériques pour trouver des courses », la qualité d'indépendants en leur accordant un certain nombre de droits et de protections issus du salariat. Parmi ces droits :

- des garanties pour les livreurs en termes de rémunération et la négociation d'un tarif horaire minimum fixé par convention collective. En cas d'échec ou d'absence de négociations, la loi interdit expressément la rémunération à la tâche et prévoit l'application de tarifs horaires minimums fixés par des conventions collectives issues de secteurs similaires ;

- une assurance obligatoire contre les accidents du travail et maladies professionnelles, et une protection à l'égard de l'exclusion : le refus d'une course ne peut justifier l'exclusion d'un livreur de la plateforme ni une réduction de ses opportunités sur celle-ci.

(3) Un statut spécifique pour les travailleurs de plateforme dans la région italienne du Latium

La région italienne du Latium a, elle-même, adopté une loi, le 20 mars 2019, qui accorde un certain nombre de droits et protections aux travailleurs des plateformes : assurance couvrant les accidents du travail, salaire minimum, information sur le fonctionnement des algorithmes etc.

Ces travailleurs sont définis comme « des travailleurs qui, quels que soient le type et la durée de leur relation de travail, fournissent des activités à une plateforme qui les organise en vue d'offrir un service via une application et en déterminant le prix et les conditions de ce service ». Certains observateurs considèrent ce statut comme la législation en vigueur la plus complète à ce jour, qui a pu toutefois soulever des questions de constitutionnalité.

c) Le statut « TRADE » en Espagne

Comme en France, le droit du travail espagnol est traditionnellement fondé sur la dichotomie entre travail salarié subordonné et travail indépendant, caractérisé par l'absence de lien de subordination. Cependant, en 2007, la loi sur le statut des travailleurs autonomes a créé une catégorie intermédiaire, fondée non pas sur la subordination, mais sur la présence d'un lien de dépendance économique.

Ce statut concerne les travailleurs autonomes économiquement dépendants (Trabajadores autonomos economicamente dependientes, TRADE) pour les personnes tirant au moins 75 % de leur revenu d'une seule personne physique ou morale et exerçant personnellement l'activité (pas de sous-traitance). Ce statut prévoit des droits et protections accordés aux salariés, comme la liberté syndicale et la prévention des risques professionnels, mais s'accompagne d'un rattachement au régime de protection sociale des indépendants.

Selon le Conseil national du numérique, dans son rapport précité, la mise en place du statut de TRADE peut être qualifiée d'échec. Peu de contrats de travailleurs de plateformes ont été qualifiés de TRADE, et le juge espagnol s'est montré réticent à user de cette possibilité, lui préférant la qualification de salariat (cf. infra). La complexité introduite par ce statut a ainsi conduit le législateur à voter depuis le texte « Riders » imposant une présomption de salariat (cf. supra).

3. Des accords collectifs régulant la relation contractuelle entre plateformes et travailleurs

Parallèlement à ces diverses tentatives de réglementation, il existe également des accords collectifs destinés à réguler la relation contractuelle entre plateformes et travailleurs des plateformes, essentiellement dans les pays nordiques où la pratique de la négociation collective est particulièrement développée.

a) Danemark : l'accord conclu par la plateforme Hilfr, instaurant une coexistence entre salariat et indépendance, a ouvert la voie à d'autres accords collectifs similaires

Au Danemark, la plateforme Hilfr, spécialisée dans les services de nettoyage, et 3F, syndicat danois comptant le plus grand nombre d'adhérents, ont signé en avril 2018, selon leurs dires, « le premier accord de plateformes au monde »21(*).

Cet accord prévoit la coexistence de deux catégories de travailleurs : les travailleurs indépendants (Hilfrs) et ceux couverts par l'accord (Super Hilfrs), employés par l'entreprise. Le client choisit d'avoir recours à l'une ou l'autre des catégories, le coût horaire étant alors facturé 170 couronnes danoises (22,86 euros) pour un indépendant et 230 couronnes danoises (30,93 euros) pour un employé sous contrat. Pour avoir accès au statut de salarié, les personnes doivent avoir travaillé plus de 100 heures pour la plateforme ; elles peuvent alors prétendre à un salaire horaire d'au moins 141,21 couronnes danoises (18,99 euros), des congés payés, des indemnités en cas de maladie et des droits pour leur retraite.

Ce premier accord a ouvert la voie à d'autres négociations entre plateformes et syndicats. Ainsi, la branche transport du syndicat 3F a signé un accord début 2021 avec la chambre de commerce danoise, Dansk Erhverv, pour des entreprises faisant appel à des livreurs de repas. L'accord prévoit un salaire minimal (salaire horaire net à 127,35 couronnes danoises (17,12 euros) au 1er mars 2022, avec des majorations en cas d'heures de travail supplémentaires), des droits à la retraite, un congé maternité ou encore des indemnités en cas de maladie. La durée hebdomadaire de travail doit être comprise entre 8 heures et 37 heures, cette durée pouvant toutefois être ajustée pour monter à 44 heures sur certaines périodes, dans la mesure où la moyenne reste établie à 37 heures. La plateforme de livraison Just Eat a été la première à signer l'accord.

b) Suède : une première convention signée entre Foodora et le syndicat des transports

La première convention collective dans laquelle une plateforme numérique est partie prenante en Suède - signée par Foodora et le syndicat suédois des travailleurs du domaine des transports - est entrée en vigueur le 1er avril 2021. Cette convention prévoit notamment des salaires plus élevés et une indemnisation pour les livreurs les soirs et les fins de semaine, une augmentation salariale annuelle, une indemnisation pour l'entretien des vélos et les vêtements de travail ou encore un régime de retraite et d'assurance conforme aux autres conventions collectives du secteur des transports.

Ainsi, le salaire minimum garanti s'élève, les jours de semaine, à 70 couronnes suédoises (6,90 euros) par heure, auxquelles s'ajoutent 20 couronnes (1,97 euro) par livraison, le total ne pouvant être inférieur à 100 couronnes (9,86 euros) par heure. Ce salaire est plus élevé les soirs de semaines après 19 heures, les week-ends et jours fériés. Toutefois, comme indiqué dans l'étude de législation comparée du Sénat22(*), ces salaires garantis ont été perçus par certains livreurs comme un recul en termes de rémunération, puisque, à titre d'illustration, il leur faut désormais assurer trois livraisons par heure le week-end pour toucher 150 couronnes (14,78 euros), alors qu'il suffisait de deux livraisons selon l'ancien modèle pour toucher la même somme.


* 17 Conseil national du numérique, « Travail à l'ère des plateformes. Mise à jour requise », juillet 2020, p 110

* 18 Section s230(3) de l'Employment Rights Act de 1996.

* 19 Ces travailleurs remplissent les critères cumulatifs suivants : une relation de collaboration ; une relation continue et durable dans le temps ; une coordination fonctionnelle et une quasi-obligation personnelle de travail.

* 20 Conseil national du numérique, « Travail à l'ère des plateformes. Mise à jour requise », juillet 2020

* 21 Paragraphes rédigés d'après l'étude de législation comparée n° 296 du Sénat, octobre 2021 http://www.senat.fr/lc/lc296/lc2962.html#toc94

* 22 Sénat, Étude de législation comparée n° 296, octobre 2021 http://www.senat.fr/lc/lc296/lc2962.html#toc94