B. LA CJUE ET LES COURS DES AUTRES ETATS MEMBRES SAISIES ÉGALEMENT DE NOMBREUSES AFFAIRES CES DERNIÈRES ANNÉES

1. La CJUE saisie à deux reprises sur le sujet

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a été saisie à deux reprises sur des affaires concernant des travailleurs indépendants. Dans ce cadre, elle a précisé sa conception de ce que représente le travail indépendant et sa conception du service fourni par une plateforme.

En 2017, la CJUE a rendu un arrêt27(*) concernant le rôle d'intermédiation joué par la plateforme Uber. La CJUE avait alors estimé que la plateforme en question n'exerçait pas seulement un service d'intermédiation mais bien un service de prestation de transport. Elle avait considéré que la plateforme fixait elle-même à la fois les conditions d'exercice et les tarifs, et exerçait une forme de contrôle sur la qualité des véhicules et des chauffeurs. En d'autres termes, la Cour a estimé qu'Uber « exerce une influence décisive sur les conditions de la prestation de tels chauffeurs ».

En avril 2020, la CJUE a reçu une demande émanant d'une juridiction britannique sur une affaire qui opposait un coursier à une plateforme de livraison, sur le fondement d'un contrat de prestation de service28(*) (ordonnance « Yodel »). Il s'agissait d'une saisine d'une question préjudicielle portant sur l'interprétation de la directive 2003/88/CE relative au temps de travail. Dans cette affaire, la CJUE a néanmoins considéré, au regard des conditions d'exercice de l'activité du travailleur, que l'indépendance du coursier n'était pas fictive et qu'il n'existait pas - compte tenu de certains critères - de lien de subordination entre lui et l'employeur présumé. La CJUE a considéré que le coursier était libre d'accepter ou refuser certaines tâches de son donneur d'ordre, de fixer et organiser son temps de travail et de fournir ses services à des tiers, y compris concurrents directs du donneur d'ordre. Elle a par ailleurs rappelé qu'il appartenait à la juridiction britannique de procéder à la qualification correcte du coursier.

2. En Espagne : des requalifications en contrats salariés la plupart du temps

La décision du Tribunal suprême du 25 septembre 2020 impliquant la plateforme de livraison de repas Glovo a marqué un tournant en Espagne, puisqu'elle est à l'origine d'une évolution du cadre législatif, comme indiqué supra. En effet, en septembre 2020, la Cour Suprême espagnole a eu à connaître d'une affaire similaire à celle qui a été soumise à la Cour de cassation française dans l'arrêt Uber.

Le juge espagnol a conclu à la requalification du contrat du livreur, sous statut TRADE (tiers-statut), en employé. Dans sa décision, il a insisté sur l'insertion du travailleur dans un service organisé par la plateforme. Il a relevé le fait que la plateforme édictait des directives, contrôlait leur application et disposait également d'un pouvoir de sanction à l'égard du coursier.

Cette décision s'inscrit dans la suite de nombreuses jurisprudences antérieures qui avaient également conclu à une requalification des travailleurs de plateformes en employés, et non sous le statut TRADE, contrairement, par exemple, aux jugements rendus au Royaume-Uni ces dernières années (cf. infra).

3. Au Royaume-Uni : des requalifications majoritairement sous le statut de workers

Au Royaume-Uni, les jurisprudences des dernières années sur le statut des travailleurs des plateformes ont en effet visé, la plupart du temps, à requalifier des entrepreneurs indépendants Uber ou Deliveroo en workers et non en employee. Ainsi, dans l'affaire Uber v. Aslam, dans laquelle deux chauffeurs demandaient leur requalification en workers, la Cour suprême a confirmé, en février 2021, cette requalification opérée par les tribunaux inférieurs.

4. En Italie : une jurisprudence hésitante sur le statut, mais une des premières à reconnaître le caractère discriminatoire d'un algorithme

Si le régime des « co.co.per » (cf. supra) peut sembler adapté, à première vue, aux caractéristiques du travail de plateforme, son application est loin d'être toujours évidente, comme le montrent les jurisprudences récentes.

Ainsi, dans une affaire du 11 avril 2018, le tribunal de Turin a rejeté la demande de six coursiers Foodora de voir leur relation de travail avec la plateforme requalifiée en salariat. Le juge a même refusé de leur accorder le statut de « co.co.per » en adoptant une interprétation « très étroite » de la loi de 2015 portant création de ce statut. Cette interprétation a été depuis contestée par de nombreux juristes, mais a été suivie par le tribunal de Milan dans une affaire « Foodinho » de juillet 2018. La Cour d'appel turinoise est ensuite partiellement revenue sur l'arrêt Foodora: si elle a considéré qu'il n'avait pas lieu de requalifier les coursiers en salariés, elle a reconnu leur statut de « co.co.per » au motif que Foodora « organisait bien les activités des coursiers, y compris en ce qui concerne l'horaire et le lieu de travail ».

Ces dernières jurisprudences ont ainsi conduit les pouvoirs publics italiens à adopter une législation relative aux travailleurs des plateformes, faisant ainsi de l'Italie l'un des rares pays dotés de textes spécifiques (cf. supra).

Par ailleurs, il est intéressant de noter que, le 31 décembre 2020, le tribunal de Bologne a rendu une décision sur la question des algorithmes29(*) : il a jugé que l'algorithme utilisé par la plateforme Deliveroo était discriminatoire. Il s'agit de l'une des premières décisions identifiées comme reconnaissant explicitement le caractère discriminatoire d'un algorithme d'une plateforme numérique. Les syndicats contestaient le caractère discriminatoire d'un algorithme de pré-réservation des créneaux de livraison par les livreurs, arguant qu'il ne permettait pas de distinguer les motifs légaux justifiant une interruption temporaire de travail, tels que la maladie ou l'exercice du droit de grève, des autres motifs pouvant induire une baisse de performance des travailleurs.

5. En Allemagne, une décision qui ouvre la voie à d'autres requalifications possibles en contrats salariés

En Allemagne, le Tribunal fédéral du travail a rendu, le 1er décembre 2020, une décision importante concernant les « crowdworkers », infirmant la décision rendue en première instance par le tribunal du travail de Munich. Dans cette décision, le Tribunal fédéral requalifie en relation de travail salarié l'exécution de petites missions (microjobs) par une personne recrutée via une plateforme en ligne et l'opérateur de cette plateforme. Selon le Tribunal, « l'évaluation globale de toutes les circonstances requises par la loi peut montrer que les crowdworkers doivent être considérés comme des salariés. Il s'agit d'une relation de travail si le client contrôle la coopération via la plateforme en ligne qu'il exploite de telle manière que le contractant n'est pas en mesure de concevoir librement ses activités en termes de lieu, de temps et de contenu».30(*)

Selon l'étude du service de législation comparée du Sénat, cette décision, spécifique au cas d'espèce, ne règle pas définitivement la question du statut des travailleurs de plateformes. Cependant, elle ouvre la voie à d'autres requalifications en tant que salarié, dès lors que les critères du contrat de travail - à savoir un travail effectué au service d'un autre, dans une relation de dépendance personnelle, déterminé de façon externe et soumis à des instructions - seraient remplis dans les faits.

6. Au Pays Bas et en Belgique, des décisions récentes également sur le sujet

La Cour de justice d'Amsterdam, saisie par la Fédération des syndicats néerlandais, a rendu une décision en septembre 2021, selon laquelle « la relation juridique entre Uber et (les) chauffeurs a toutes les caractéristiques d'un contrat de travail ». La Cour a estimé que les travailleurs de la plateforme VTC devaient être rattachés à la convention collective des chauffeurs de taxi, qui prévoit un certain nombre de protections sociales, dont la prise en charge des arrêts maladie. Uber a été sanctionné d'une amende de 50 000 euros. La plateforme, à la suite de cette décision, a fait savoir qu'elle faisait appel.

Le tribunal du travail de Bruxelles a, par ailleurs, confirmé, dans une décision de décembre 2021, le statut d'indépendant des coursiers Deliveroo dans une affaire ouverte après une enquête de la Sécurité sociale.

Ce bref panorama du contentieux européen montre effectivement que les décisions de justice et administratives relatives au statut des travailleurs de plateformes sont de plus en plus nombreuses. Il semblerait ainsi que, dans la majorité des cas, les Cours concluent à des requalifications en employés, bien qu'il ne s'agisse pas d'une règle générale.


* 27 CJUE, Arrêt du 20 décembre 2017, Asociacion Profesional Elite Taxi, n° C-434/15.

* 28 Ordonnance B/Yodel Delivery Network (C-692/19)

* 29 Sur ce sujet, en juillet 2021, la plateforme de livraison de repas Foodinho a été sanctionnée par la CNIL espagnole d'une amende de 2,6 millions d'euros pour des algorithmes trop opaques.

* 30 Sénat, Étude de législation comparée n° 296, octobre 2021 http://www.senat.fr/lc/lc296/lc2962.html#toc94