II. DES TENTATIVES DE RÉGULATION, PAR LA LOI OU LA NÉGOCIATION COLLECTIVE, SE MULTIPLIENT EN FRANCE ET EN EUROPE SUR LE SUJET

A. EN FRANCE, UN ARSENAL LÉGISLATIF FONDÉ SUR UNE APPROCHE « PAR LES DROITS »

La France a opté, depuis 2016, pour une approche consistant à renforcer les droits des travailleurs indépendants des plateformes en matière de travail et de protection sociale, indépendamment de la question de leur statut. Cette approche contraste ainsi, comme indiqué, avec celle de la Commission européenne dans sa proposition de directive.

1. La loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, (loi El Khomri)

Cette loi est la première à intervenir sur le sujet, en apportant une reconnaissance juridique aux travailleurs des plateformes qu'elle définit comme travailleurs indépendants. Elle leur ouvre ainsi la possibilité de bénéficier de droits fondamentaux et garanties au titre de la responsabilité sociale des plateformes à travers lesquelles ils exercent leur activité.

La loi et son décret d'application de mai 2017 précisent que les travailleurs qui réalisent un chiffre d'affaires au moins égal à 13 % du plafond de la sécurité sociale sur une même plateforme (soit 5 347,68 euros en 2021) bénéficient d'une prise en charge de leurs cotisations d'assurance individuelle pour les risques accidents du travail ou de leurs cotisations à l'assurance volontaire de la sécurité sociale. Cette réforme s'est traduite par la conclusion de contrats collectifs souscrits par les plateformes auprès d'assureurs (art. L. 7342-2 du code du travail).

De plus, la loi prévoit deux droits : d'un côté, le droit à l'accès à la formation professionnelle prise en charge pour partie par les plateformes, sous réserve du seuil minimal de chiffre d'affaires précité (art. L. 7342-3 et L. 7342-4 du code du travail) et de l'autre, la possibilité de défendre des revendications professionnelles et par conséquent de refuser de fournir leurs services. La loi estime qu'un tel refus ne peut constituer un motif de responsabilité contractuelle ou de rupture de la relation contractuelle (art. L. 7342-5 et L. 7342-6 du code du travail).

2. La loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM)

Reprenant les dispositions prévues dans le projet de loi relatif à la liberté de choisir son avenir professionnel, la loi LOM est venue compléter ces dispositions. Elle prévoit que la plateforme abonde le compte personnel de formation du travailleur indépendant au-delà d'un certain chiffre d'affaires selon le secteur d'activité (art. L. 7342-3 du code du travail), et transmette aux travailleurs qui en font la demande l'ensemble des données personnelles relatives à leur activité, dans un format structuré et interopérable.

De plus, la loi LOM prévoit la mise en place d'une charte de responsabilité sociale pour les plateformes sur la base du volontariat, qui précise leurs droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs. Cette charte ne concerne que les travailleurs mentionnés à l'article L. 7342-8 du code du travail, à savoir les chauffeurs VTC et les livreurs de marchandises, qu'ils soient équipés d'un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non. Elle doit contenir des mesures de nature à améliorer les conditions de travail et prévenir les risques professionnels ainsi que les dommages causés à des tiers.

Cette loi prévoit, par ailleurs, de nouveaux droits favorisant l'autonomie des travailleurs de ces secteurs :

- l'obligation, pour les plateformes, de communiquer aux travailleurs la distance et le prix minimal garanti à chaque proposition de prestation, et de publier sur leur site internet, de manière loyale, claire et transparente, des indicateurs relatifs à la durée d'activité et au revenu d'activité des travailleurs ;

- l'interdiction, pour les plateformes, de sanctionner ou pénaliser un travailleur ayant refusé une proposition de prestation ;

- le droit, pour les travailleurs, de choisir leurs plages horaires d'activité et leurs périodes d'inactivité et de se déconnecter durant leurs plages horaires d'activité, sans que les plateformes ne puissent mettre fin au contrat pour ce motif.

Néanmoins, ces premières avancées connaissent plusieurs limites : ainsi la charte sociale de la loi LOM ne s'applique qu'aux travailleurs du secteur de la mobilité, et les dispositions de la loi El Khomri ne bénéficient pas à certains travailleurs dès lors que leur application est conditionnée à la réalisation d'un chiffre d'affaires minimum par les plateformes.

Initiatives des plateformes pour améliorer les conditions de travail des travailleurs

Face à la pression du législateur et de l'opinion publique, les plateformes ont pris un certain nombre d'initiatives, depuis plusieurs quelques années, visant à améliorer les conditions de travail des travailleurs.

Ainsi, Deliveroo a, par exemple, conclu un partenariat avec la Délégation à la sécurité routière (DSR), sur la base duquel la plateforme diffuse à ses livreurs les contenus élaborés par la DSR. Autre exemple, la négociation de partenariats, par Uber, permettant aux livreurs de se fournir en matériel adapté à des prix préférentiels. La plateforme Brigad, quant à elle, fixe, au moment du dépôt d'une annonce et en fonction de critères géographiques et de compétences, un tarif minimal de référence en deçà duquel il est vraisemblable qu'aucune candidature ne sera reçue, l'entreprise cliente étant libre de proposer un tarif supérieur.

3. L'ordonnance n° 2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant aux plateformes

L'ordonnance est prise en application de la loi LOM précitée. Elle fait suite aux travaux menés par le Gouvernement avec les partenaires sociaux pour rééquilibrer les relations de travail entre les travailleurs indépendants et les plateformes de mobilité et aux recommandations de la mission confiée par la ministre du travail à Bruno Mettling sur la régulation des relations de travail dans ce secteur.

Cette ordonnance pose les premières bases d'une représentation et d'un dialogue social entre les plateformes et les organisations de travailleurs indépendants en prévoyant l'instauration d'un tel dialogue dans le secteur d'activités des VTC et celui des livraisons à vélo, scooter ou tricycle. Dans ces deux secteurs d'activité qui représentent près de 120 000 travailleurs, le texte confère à ces travailleurs le droit de désigner leurs représentants. L'élection nationale a eu lieu en mai 2022.

L'ordonnance crée également l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (ARPE), établissement public administratif de l'État chargé de la régulation du dialogue social entre plateformes et travailleurs indépendants. Un décret du 8 novembre 2021 est venu préciser son organisation et son fonctionnement.

Ces représentants des travailleurs indépendants bénéficient de garanties particulières (protection contre toute mesure discriminatoire prise en raison de leur mandat, heures de délégation et de formation indemnisées). Des négociations entre les organisations représentatives pourront avoir lieu et des accords de secteur pourront ainsi être négociés, adoptés et le cas échéant homologués par l'ARPE.

Les élections professionnelles de mai dernier : un échec ?

Du 9 au 16 mai 2022, près de 120 000 travailleurs des plateformes de la mobilité (VTC et livraison de marchandises) étaient appelés à voter électroniquement pour l'une des 16 organisations candidates pour représenter les travailleurs indépendants. À noter, les collectifs de travailleurs - qui ont joué un rôle essentiel dans la mobilisation sociale des travailleurs depuis des années - n'ont pas souhaité participer. Étaient éligibles pour ce scrutin les travailleurs indépendants, quelle que soit leur nationalité, sous condition d'inscription sur les listes électorales et d'ancienneté.

Côté VTC, c'est l'Association des VTC de France qui est arrivée en tête, et côté livreurs, la Fédération nationale des autoentrepreneurs et micro-entrepreneurs (FNAE). Toutefois, le taux de participation fut extrêmement faible, ce qui interroge quelque peu les rapporteurs : 1,83% pour les livreurs et 3,91% pour les conducteurs de VTC.

Pour la DGT et la DGE, ce constat est néanmoins à relativiser :

- d'abord au regard du taux de participation à des élections professionnelles comparables. Par exemple, le taux de participation à l'élection professionnelle à laquelle participent les salariés des TPE et du particulier employeur n'est pas tellement plus élevé : 5,44% lors du dernier scrutin en 2021 ;

- par ailleurs, il s'agissait de la première élection du genre, auprès d'un public d'indépendants, et organisée dans des délais contraints. Le public des travailleurs concernés est difficile à mobiliser, en particulier les livreurs : le turnover y est élevé et par ailleurs il s'agit d'une population relativement jeune, qui semble moins investie dans le champ de la démocratie sociale (taux de syndicalisation de 1,7% chez les moins de 30 ans dans les entreprises privées). Les rapporteurs reconnaissent que l'isolement et l'anonymat qui prévalent sur les plateformes ne rend pas aisées les tentatives de représentation collective de leurs intérêts.

Source : réponse au questionnaire

4. L'ordonnance n° 2022-492 du 6 avril 2022 renforçant l'autonomie des travailleurs indépendants des plateformes de mobilité, portant organisation du dialogue social de secteur et complétant les missions de l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi

Cette ordonnance oblige les plateformes de mobilité à communiquer à leurs travailleurs la destination associée à chaque proposition de prestation et à laisser aux travailleurs un délai raisonnable pour accepter ou refuser les prestations proposées.

Ce texte instaure, en outre, de nouveaux droits au bénéfice des travailleurs pour l'exécution de leurs prestations :

- ils ne peuvent se voir imposer par la plateforme l'utilisation d'un matériel ou d'un équipement déterminé, sous réserve des obligations légales et réglementaires en matière notamment de santé, de sécurité et de préservation de l'environnement ;

- ils peuvent recourir, simultanément, à plusieurs plateformes et se constituer leur propre clientèle, et déterminent librement l'itinéraire emprunté.

- l'exercice de ces droits ne peut faire l'objet de sanctions ou de pénalités de la part des plateformes.

Il doit également être noté que l'article 105 de la loi du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022 a prévu que
les plateformes VTC et de livraisons de marchandise peuvent proposer à leurs travailleurs des prestations de protection sociale complémentaire.