B. L'AVENIR EST NÉANMOINS LOURD DE MENACES

Il reste que cette accalmie est trompeuse car l'avenir est lourd de menaces , au cours des prochaines années, pour des raisons qui tiennent à l'évolution prévisible de la demande , mais surtout à la rigidité des coûts des interventions sociales prises en charge par les établissements.

1. La demande sociale est appelée inéluctablement à augmenter durablement

•  Pour ce qui concerne les personnes âgées , comme le rappelle notre collègue Alain Vasselle dans son avis relatif à l'assurance vieillesse 9( * ) , tous les indicateurs démographiques montrent une progression prévisible de leur nombre. Dans une société souvent " atomisée ", la présence de personnes âgées isolées ne pourra que renforcer la tendance à l'augmentation de la demande d'hébergement, remarque l'ODAS.

•  S'agissant de la protection de l'enfance , M. Jean-Louis Sanchez, rappelant les travaux de l'Observatoire national de l'enfance en danger, souligne tout d'abord l'incidence d'un meilleur repérage des enfants en difficulté du fait des récentes campagnes de sensibilisation, de l'amélioration de la formation des travailleurs sociaux et de la mise en place du service national d'accueil téléphonique. Mais surtout il met en évidence que la mise en oeuvre de la loi du 10 juillet 1989 se traduit par un renforcement de l'intervention judiciaire. Les placements par décision du juge tendent à augmenter plus vite que le nombre global des placements ces dernières années, ce qui met en évidence une certaine judiciarisation des signalements et des prises en charge. Il souligne aussi que les deux tiers des décisions de placement d'enfants concernent des " enfants en situation de risques ", c'est-à-dire en situation de difficultés sociales sanitaires éducatives et parfois de rupture, tandis que les enfants maltraités victimes de violence représentent le tiers des mesures de placement.

•  Concernant les personnes handicapées , tous les gestionnaires d'établissements d'hébergement soulignent le coût croissant de la prise en charge des personnes handicapées vieillissantes qui constitue un phénomène relativement nouveau.

•  Enfin, les effets de l'exclusion sociale demeurent si forts que, même dans un contexte de croissance plus soutenue, les dépenses d'insertion pour les allocataires du RMI de longue durée ainsi que les mesures d'accompagnement social seront nécessairement appelées à se développer pour les communes comme pour les départements. La poursuite de la croissance prévisible des effectifs des titulaires du RMI en 1998 et envisagée pour 1999 conduit à penser que les dépenses d'insertion départementale ne reculeront pas, alors que la tendance au ralentissement du taux de chômage aurait pu permettre de dégager des marges de manoeuvre supplémentaires.

A ces quatre tendances lourdes viennent s'ajouter désormais trois facteurs d'aggravation des coûts de fonctionnement des établissements.

2. Des facteurs structurels d'aggravation des coûts

Il n'est pas inutile de rappeler que les établissements et services sociaux et médico-sociaux emploient 421.000 personnes, soit 347.000 emplois en équivalent temps plein, dont 283.042 agents de droit privé relevant majoritairement de deux conventions collectives :

- la convention collective des établissements et services pour personnes handicapées et inadaptées du 15 mars 1966 (dite convention " SNAPEI ") qui concerne environ 149.000 salariés ;

- la convention collective des établissements privés d'hospitalisation, de soins, de cure et de garde à but non lucratif du 31 octobre 1951 (dite convention " FEHAP ") qui est applicable à un peu moins de 70.000 salariés 10( * ) .

Deux réformes du Gouvernement ont une incidence directe sur les dépenses du secteur et viennent s'ajouter aux dépenses générées par une évolution jurisprudentielle confirmée par la loi relative à la réduction du temps de travail.

a) L'embauche des emplois-jeunes

•  Prise en application de la loi du 16 octobre 1987 relative au développement d'activité pour l'emploi des jeunes, une circulaire du ministre de l'emploi et de la solidarité du 12 février 1998 a précisé le rôle des employeurs du secteur sanitaire et social, qu'il s'agisse des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux ou des associations, pour la création des emplois-jeunes.

Il est indiqué que les emplois proposés aux jeunes doivent " correspondre à une activité nouvelle, jusqu'à présent non assurée ou partiellement assurée, et non à un poste existant " .

Pour garantir le caractère novateur des emplois offerts, les services de l'Etat (DDASS, DRASS, ARH) devront être particulièrement vigilants quand ils seront saisis d'un projet emplois-jeunes et vérifier que " l'emploi offert ne corresponde pas à un emploi déjà existant dans l'organigramme d'un service " .

Cependant, la circulaire n'exclut pas la possibilité de confier à des jeunes possédant les qualités personnelles requises des missions d'assistance " auprès des professionnels sanitaires et sociaux, pour les dégager de certaines tâches administratives et assurer le suivi matériel de leurs décisions " .

Trois conditions sont alors nécessaires :

- les jeunes doivent être encadrés par un professionnel volontaire ;

- les fonctions doivent être exercées auprès de professionnels également volontaires ;

- les jeunes doivent être informés de l'obligation de secret professionnel liée, le cas échéant, à leur activité et d'une manière générale doivent veiller au respect des règles éthiques et déontologiques en vigueur dans le secteur d'activité concerné.

Comme il est prévu pour les emplois-jeunes, les emplois doivent entrer dans une démarche de professionnalisation, c'est-à-dire " un processus permettant de passer d'activités nouvelles à des emplois identifiés dans un système de classification " .

C'est pourquoi la circulaire précise que les employeurs potentiels doivent présenter la place de chaque emploi-jeune dans l'organisation interne de l'institution ou de l'association ainsi que les améliorations attendues quant aux prestations fournies.

•  Les emplois-jeunes sont en cours de mise en place dans le secteur social et médico-social : un accord-cadre " Nouveaux services, nouveaux emplois " a été signé entre la FEHAP et le ministère de l'emploi et de la solidarité le 19 mars 1998. Dans cet accord, la FEHAP s'est engagée à créer, dans ses établissements, 2.000 emplois-jeunes sur trois ans, dont 150 pour de jeunes handicapés.

Au-delà de la période de prise en charge par l'Etat, la FEHAP envisage de maintenir au moins 1.000 emplois-jeunes en contrats à durée indéterminée, soit en pérennisant les activités nouvelles avec intégration dans la grille de classification de la convention comme prévu par la loi, soit, à défaut, sur un emploi permanent.

L'UNAPEI, pour sa part, a indiqué qu'elle s'était engagée à recruter 700 emplois-jeunes sur cinq ans.

•  Quelles sont les conséquences financières de ces emplois-jeunes ?

Certes, dans un premier temps, les institutions sociales et médico-sociales peuvent avoir le sentiment que le coût de recrutement d'un emploi-jeune est moins élevé que celui d'une embauche classique puisque l'employeur perçoit une aide forfaitaire de l'Etat d'un montant annuel de 92.000 francs, soit 80 % du SMIC, charges patronales comprises, pendant cinq ans.

Il reste que les coûts générés par l'activité créée sont loin d'être négligeables pour des organismes qui ont le plus souvent des budgets d'un montant faible.

Le coût le plus important est celui des 20 % du salaire minimum restant à la charge de l'employeur. Encore faut-il remarquer qu'il ne s'agit que d'un minimum : l'UNIOPSS souligne, à cet égard, que les 20 % peuvent devenir 40 % ou plus si " comme certains le conseillent à leurs adhérents, les associations positionnent l'emploi-jeune dans la convention collective au coefficient le plus proche de son niveau " ou si les nouveaux métiers créés sont reconnus dans la convention collective.

Au-delà du salaire, d'autres coûts alourdissent l'opération : les salaires et charges des éventuels tuteurs à proportion du temps qu'ils consacrent aux emplois-jeunes ; les frais de fonctionnement liés à l'activité ou encore les éventuels investissements nécessaires.

La circulaire " résout " pour ainsi dire la difficulté en envisageant le recours aux collectivités locales. " Il appartient aux employeurs des jeunes d'assurer eux-mêmes le financement complémentaire des emplois ou d'obtenir tout ou partie de ce complément auprès de divers partenaires " (collectivités territoriales, établissements publics locaux ou territoriaux ou toute autre personne morale de droit public ou privé).

On voit ainsi comment, dans le secteur social et médico-social, la création des emplois entraîne un transfert de charges sur les régions, les départements et les municipalités qui sont fortement sollicités à prendre le relais de l'Etat.

Mais l'élément le plus préoccupant budgétairement est la forte pression qui apparaîtra en faveur de l'intégration des jeunes, devenus compétents et qualifiés, dans les effectifs permanents des établissements, associations et services, à l'issue de la période de cinq années de versement de l'aide de l'Etat. Les institutions devront alors seules faire face au poids de la dépense liée à la création d'emplois et subir intégralement le coût de la rémunération.

Il est à noter que la circulaire indique que " l'employeur doit démontrer dans son projet que les emplois-jeunes créés pourront être financés au-delà de l'échéance des cinq ans " .

Outre que l'exercice paraît singulièrement aléatoire et risqué, il présente l'inconvénient de laisser à penser aux jeunes concernés que l'organisme d'accueil sera prêt à assumer financièrement la poursuite de l'emploi-jeune au-delà des cinq années de versement de l'aide.

b) La mise en oeuvre de la réduction du temps de travail (RTT)

Le deuxième facteur d'aggravation de la dépense, plus préoccupant à court terme, est dû à la mise en oeuvre de la loi n° 98-461 du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail .

Bien que le secteur social et médico-social puisse être considéré comme faisant partie du secteur non lucratif, la loi sur la réduction du temps de travail a expressément prévu que son champ d'application s'étendait à des accords ou conventions de branche tels que ceux mentionnés à l'article 16 de la loi du 30 juin 1975 relative au secteur social et médico-social, c'est-à-dire qui ne prennent effet qu'après " agrément donné par le ministre compétent " .

La difficulté, par rapport au secteur à but lucratif, que tous nos interlocuteurs ont soulignée, est que les gains de productivité susceptibles de compenser la baisse du temps de travail et d'atténuer ainsi le surcoût de la mesure seraient faibles, voire inexistants, dans le secteur social et médico-social .

Certes, de nombreux établissements se sont engagés dans une démarche de qualité, notamment pour réviser des organigrammes conçus depuis les années 1950 ou pour " externaliser " les frais annexes comme les frais de restauration, mais les marges de manoeuvre sont nécessairement limitées pour trois raisons :

- Tout d'abord, le secteur associatif se caractérise par un certain émiettement des structures qui ne permet pas de jouer sur des ajustement de masse : les budgets sont souvent limités, de l'ordre de 1 million de francs, ce qui réduit les marges de manoeuvre ; les seuils en matière de normes d'encadrement du public, comme c'est le cas en matière d'aide à l'enfance, sont souvent incompressibles pour des petites associations.

- Par ailleurs, les aides et les services à la personne doivent être effectués à des rythmes quotidiens qui ne peuvent être profondément modifiés ou réorganisés. Comme le souligne l'UNAPEI, si le temps de travail d'un salarié peut être réduit, la durée des soins et de l'assistance requise par une personne handicapée reste la même . L'UNIOPSS souligne également que le secteur social et médico-social " fait face à des hommes et non pas à des machines " .

- Enfin, la situation peut être compliquée par le fait que l'organisation actuelle du travail, en particulier dans le domaine de l'aide à l'enfance, pour lequel des périodes de congés de récupération sont nécessaires, prennent déjà en compte une durée du travail qui en pratique est déjà fixée à 35 heures. En outre, le secteur médico-social comprend de nombreux salariés à temps partiel. Certes, la loi a prévu que l'entreprise peut bénéficier de l'aide à la réduction du temps de travail sous réserve que l'horaire soit à nouveau réduit de 10 % au moins ou de 15 % pour l'aide majorée. Mais cela risque alors de poser de très difficiles problèmes d'organisation des gardes et des rotations.

Dans ces conditions, la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail appelle inéluctablement le recours à des embauches compensatrices, génératrices de coûts supplémentaires dans des proportions importantes .

La FEHAP a déjà présenté un projet d'accord conventionnel sur l'aménagement et la réduction du temps de travail, qui demeurerait facultatif pour les associations ou établissements et qui prévoirait une réduction de la durée du travail de 10 % ou de 15 % ainsi que des embauches représentant 6 % ou 9 % des effectifs 11( * ) , en priorité " dans le cadre de contrat à durée indéterminée à temps complet ".

Les travailleurs à temps partiel bénéficieraient d'une réduction de la durée du travail dans les mêmes proportions, sauf avis contraire de l'intéressé.

La réduction de la durée du travail pourrait se faire sur une durée d'une ou deux semaines, dans le cadre d'un cycle ou sous forme de jours de repos supplémentaires.

Ne bénéficieraient pas de la réduction de la durée du travail les personnels de nuit déjà à 35 heures et les assistantes maternelles.

S'agissant des salaires, la FEHAP propose que la rémunération de base et les primes, à l'exception de celles compensant une sujétion particulière, soient réduites dans les mêmes proportions que la réduction du temps de travail. Mais qu'une indemnité dite " de solidarité " vienne couvrir, totalement ou partiellement, la différence de salaire.

La FEHAP a constaté que les aides de l'Etat ne couvriraient pas la totalité des dépenses résultant des embauches supplémentaires et propose donc, pour compléter ces aides, une réduction d'une prime d'assiduité et de ponctualité de 7,5 % à 5,4 %.

Bien entendu, tous ces points sont en cours de négociation entre les partenaires sociaux.

Il reste que la FEHAP a confirmé à votre rapporteur, au cours de son audition, que les aides de l'Etat ne finançant que les embauches supplémentaires, il résulterait automatiquement de la réduction du temps de travail une augmentation de 2 % des dépenses salariales même en tenant compte des aides de l'Etat . Au-delà de la période d'aide, le surcoût se situerait entre 5 et 6 %. L'UNAPEI, pour sa part, considère que le surcoût variera entre 7 et 8 % de la masse salariale car, dans le secteur de l'aide aux handicapés, les gains de productivité sont en moyenne moins élevés que dans l'ensemble du secteur médico-social et la part des dépenses de personnel plus importante.

c) La jurisprudence sur le décompte des nuits de veille comme des heures de travail effectif

Le troisième facteur d'aggravation résulte d'une jurisprudence de la Cour de Cassation de 1997 confirmée par la loi du 13 juin 1998 sur la réduction du temps de travail, qui interprète de manière stricte la notion de travail effectif : celui-ci est défini par l'article L. 212-4 du code du travail, tel que modifié par l'article 5 de la loi du 13 juin 1998 précitée, comme la période au cours de laquelle le salarié, quel que soit le lieu où il est placé, ne peut disposer librement de son temps et doit respecter les directives de son employeur. Cette définition s'inscrit dans la ligne de la jurisprudence de la Cour de cassation sur les astreintes. En effet, selon cette jurisprudence, il y a temps de travail effectif dès lors que le salarié est à la disposition permanente de l'employeur et qu'il ne peut disposer librement de son temps pendant cette période (Cass. Soc. 28 Octobre 1997, Bazie c/comité d'établissement des avions Marcel Dassault-Bréguet - et Cas. Soc. 7 Avril 1997 Association de Lestranac c/Larrocan).

Cette jurisprudence entre en contradiction avec une disposition de la convention SNAPEI de 1966 qui dispose qu'une nuit passée en chambre de veille dans un foyer d'hébergement par le personnel éducatif équivaut à trois heures de travail effectif.

Diverses dispositions conventionnelles prévoyaient ainsi que le personnel ayant assumé le service de jour et, ou de nuit, restant à disposition immédiate en dehors de ses heures de services recevait par heure une indemnité d'astreinte de 10 % ou 20 % de son salaire horaire.

De nombreux recours ont été engagés avec succès par des salariés qui ont réclamé la rémunération intégrale, et non plus forfaitaire, de leurs nuits de veille.

Votre rapporteur a entendu les représentants de l'association " Jean Cotet ", pour la protection et l'éducation de l'enfance et de l'adolescence inadaptées, qui ont souligné tout d'abord les difficultés d'organisation que soulevait l'application de la jurisprudence du point de vue de la rotation et des communications entre équipes de suivi des jeunes en difficulté, du fait des nouveaux calculs des périodes de récupération.

L'association souligne par ailleurs que l'application de la jurisprudence entraînait un surcoût de 6 à 7 % de la masse salariale par an dans les internats. Ce montant pourrait être majoré d'un montant au moins égal en 1999, en raison des demandes à effet rétroactif qui n'ont pas encore été jugées.

L'UNAPEI estime, quant à elle, à 8 % la majoration de la masse salariale induite par l'introduction d'une prise en charge complète des heures de veille dans ses établissements.

Il est à noter qu'en réponse à une question écrite 12( * ) , le ministère de l'emploi et de la solidarité considère que " cette évolution législative conforme aux positions de la Cour de cassation peut conduire, le cas échéant, à un ajustement des conventions collectives applicables pour mieux définir les périodes de garde sur place, dès lors qu'aucune intervention effective n'est demandée au salarié. Ainsi, l'organisation d'une équivalence conventionnelle serait de nature à régler la question soulevée " .

Compte tenu de la position de la jurisprudence et de la loi, on peut imaginer en effet assez bien quel sera le résultat de la négociation collective !

La conjugaison de ces différents facteurs laisse mal augurer de la poursuite de la modération des dépenses sociales et médico-sociales.

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