N° 538

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022

Enregistré à la Présidence du Sénat le 23 février 2022

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des finances (1) pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article 58-2° de la LOLF, sur les mesures de soutien à l' industrie aéronautique ,

Par M. Vincent CAPO-CANELLAS,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal , président ; M. Jean-François Husson , rapporteur général ; MM. Éric Bocquet, Emmanuel Capus, Bernard Delcros, Vincent Éblé, Charles Guené, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Jean-Claude Requier, Mmes Sophie Taillé-Polian, Sylvie Vermeillet , vice-présidents ; MM. Jérôme Bascher, Rémi Féraud, Marc Laménie, Stéphane Sautarel , secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Arnaud Bazin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Mme Isabelle Briquet, MM. Michel Canévet, Vincent Capo-Canellas, Thierry Cozic, Vincent Delahaye, Philippe Dominati, Mme Frédérique Espagnac, MM. Éric Jeansannetas, Patrice Joly, Roger Karoutchi, Christian Klinger, Antoine Lefèvre, Gérard Longuet, Victorin Lurel, Hervé Maurey, Thierry Meignen, Sébastien Meurant, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Paul Toussaint Parigi, Georges Patient, Jean-François Rapin, Teva Rohfritsch, Pascal Savoldelli, Vincent Segouin, Jean Pierre Vogel .

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

La commission des finances du Sénat a demandé à la Cour des comptes la réalisation, au titre de l'article 58-2 de la loi organique relative aux lois de finances, d'une enquête relative aux mesures de soutien à l'industrie aéronautique.

Pour donner suite à la remise de cette enquête, la commission des finances a organisé le 23 février 2022, une audition réunissant des magistrats de la Cour des comptes ainsi que M. Pierre Moschetti, sous-directeur de la construction aéronautique à la direction générale de l'aviation civile (DGAC), M. Pierre Bourlot, délégué général du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS) et M. Marwan Lahoud, président exécutif de Ace capital partners .

LES PRINCIPALES OBSERVATIONS
DU RAPPORTEUR SPÉCIAL

1. La filière aéronautique est un secteur stratégique en excédent commercial pourvoyeur de valeur ajoutée, d'emplois et d'innovations qui doit à ces différents titres faire l'objet d'une attention particulière des pouvoirs publics.

2. Qu'il s'agisse des mesures transversales ou des dispositifs spécifiques à la filière, les soutiens exceptionnels des pouvoirs publics déployés pendant la période la plus critique de la crise ont été efficaces. Cette efficacité résulte notamment de l'effort de concertation qui a présidé à leur conception et à leur mise en oeuvre.

3. L'efficacité de ces mesures a permis de limiter les conséquences sur l'emploi du recul de l'activité induit par la crise. Elle a permis de préserver le tissu industriel du secteur et de limiter les pertes de compétences stratégiques.

4. Les financements complémentaires consacrés à la recherche et développement dans le cadre du conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac) ont permis de préserver les emplois et compétences dans ce domaine, ce qui était absolument crucial compte tenu des défis posés en la matière par la décarbonation du transport aérien.

5. Il apparaît nécessaire de capitaliser sur les avancées réalisées au plus fort de la crise en termes de coordination des acteurs de la filière et dans leur relation avec les pouvoirs publics.

6. Il convient de faire vivre sur le long terme l'esprit comme la lettre de la charte d'engagement portant sur les relations entre les donneurs d'ordre et les sous-traitants.

7. De nombreuses entreprises sous-traitantes de la filière aéronautique sont entrées dans la crise fragilisées par un niveau d'endettement et des stocks élevés en raison notamment des investissements consentis pour répondre au développement de l'activité et à l'accélération des cadences de production. Le recours massif aux PGE a accru l'endettement de ces entreprises.

8. Il est nécessaire d'anticiper et d'accompagner la sortie des dispositifs de soutien exceptionnels qui s'annonce périlleuse pour les entreprises les plus fragiles. Les risques sont liés au fait que celle-ci doit se conjuguer aux investissements et gains de productivité requis par l'accélération des cadences de production et au remboursement des PGE.

9. La compétitivité de la filière doit être promue dans la mesure où, dans les années à venir, elle fera l'objet d'une pression concurrentielle accrue.

10. Le fonds de modernisation, de diversification et de transition environnementale a rempli son office et permis d'incorporer des technologies de « l'usine du futur ». Néanmoins ce fonds est désormais épuisé. De nouveaux dispositifs doivent être conçus pour répondre aux besoins essentiels de modernisation du secteur.

11. Déjà posée avant la crise, la question d'un éventuel besoin de consolidation de la filière reste ouverte tandis que de premières avancées ont été permises par le fonds de consolidation dont la dynamique s'accélère et qui vise 600 millions d'euros d'engagements dès 2022.

12. Dès avant la crise, le secteur connaissait des tensions au niveau des recrutements, ces tensions ont pu être renforcées par la crise et elles résultent notamment d'un déficit d'attractivité.

13. Il convient d'oeuvrer à promouvoir l'image et l'attractivité du secteur, notamment via des campagnes d'information et de sensibilisation, afin de maintenir et renouveler les compétences élevées qui en font la force.

14. La transition profonde qu'a entamée l'industrie aéronautique suppose de nouvelles compétences qui requièrent d'adapter les dispositifs de formation. Les actions entreprises en ce sens par l'ensemble des acteurs de l'écosystème aéronautique doivent être prolongées, renforcées et complétées pour répondre à cet enjeu structurel majeur.

15. La décarbonation constitue l'enjeu déterminant du transport aérien et de l'industrie aéronautique. Elle requiert des investissements massifs, notamment en recherche et développement qui supposent un soutien public de long terme.

16. Au-delà du renforcement bienvenu des financements alloués dans le cadre du Corac entre 2020 et 2022, il est nécessaire d'apporter davantage de visibilité concernant ces financements publics consacrés à la recherche et développement dans le cadre de l'objectif de décarbonation du transport aérien. Ces financements devront nécessairement être supérieures au montant qui leur était consacré jusqu'en 2019. Le volet aéronautique du plan France 2030 apporte de nouvelles perspectives qui devront être précisées et effectivement concrétisées.

17. Le rapporteur spécial partage la recommandation de la Cour des comptes visant à ce que des scénarios industriels de décarbonation du secteur aérien les plus précis possibles soient élaborés.

18. Le rapporteur spécial a le sentiment qu'à court et moyen-terme, le développement de l'usage des carburants alternatifs durables (les SAF) est une option technologiquement réaliste. La temporalité la plus adaptée pourrait conduire à privilégier les SAF à court et moyen-terme, puis, lorsque l'hypothèse apparaîtra réglementairement et technologiquement mature, d'envisager la faisabilité de l'avion à hydrogène.

I. LE SOUTIEN DU SECTEUR PENDANT LA CRISE A ÉTÉ EFFICACE, MAIS LA SORTIE DES DISPOSITIFS TEMPORAIRES N'EST PAS SANS RISQUES

A. DES DISPOSITIFS DE SOUTIEN CONJONCTURELS À LA HAUTEUR DE L'IMPORTANCE DE LA FILIÈRE

1. Une filière stratégique, en excédent commercial, pourvoyeuse d'emplois, de valeur ajoutée et d'innovations

Le rapporteur spécial a la ferme conviction que la filière aéronautique est un secteur éminemment stratégique en France. Il souligne qu' avec les États-Unis, la France est le seul pays au monde à maîtriser toute la chaîne de production d'un aéronef . Il considère que cette spécificité , source de souveraineté économique et stratégique, doit absolument être préservée .

La Cour des comptes rappelle ainsi qu'en 2019, la filière aéronautique dégageait une valeur ajoutée de près de 20 milliards d'euros et comptait environ 300 000 salariés . Toujours en 2019, elle était le principal secteur exportateur en France (pour près de 65 milliards d'euros) et affichait un excédent commercial de 31 milliards d'euros , multiplié par deux en dix ans. La France est le deuxième exportateur aéronautique mondial derrière les États-Unis. Le rapporteur spécial note aussi à quel point la filière aéronautique pèse dans l'effort de recherche et développement en France. Avec près de 4 milliards d'euros, elle représente 11,5 % des dépenses intérieures de recherche et développement des entreprises. En cela, elle constitue un vecteur majeur d'innovation pour l'économie nationale. D'après l'INSEE, la filière aéronautique aurait un effet d'entraînement significatif sur le reste de l'économie (un coefficient multiplicateur de 3,6).

En période nominale, ce secteur stratégique est ainsi soutenu de différentes manières par les pouvoirs publics : prises de participations de l'État dans certaines des plus importantes entreprises du secteur (Airbus, Safran, Thales et d'autres sociétés via Bpifrance), commandes publiques, soutiens à l'exportation, soutien à la recherche et développement, etc .

Les régions dites « aéronautiques » (Occitanie, Nouvelle-Aquitaine, Île-de-France ou Pays-de-la-Loire) participent aussi au soutien de la filière à travers leurs compétences en matière de développement économique et de formation. Leurs concours sont ciblés sur les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) .

2. La filière a été efficacement soutenue pendant la période la plus aigüe de la crise

La crise a très durement frappé le secteur aérien. La filière aéronautique en a bien entendu subi les conséquences à travers notamment des annulations de commandes d'aéronefs ou des reports de livraisons mais aussi en raison de la forte baisse des activités de maintenance des appareils. Son activité a chuté d'environ 30 % en 2020 tandis que la chaîne de production s'est trouvée profondément désorganisée. Les exportations aéronautiques se sont contractées de 45 % .

Les petites et moyennes entreprises (PME) du secteur ont été plus durement affectées que les sociétés de plus grande taille.

Variation annuelle du chiffre d'affaires des dix plus grandes entreprises de la filière aéronautique française de 2016 à 2020

Source : Cour des comptes

Les pouvoirs publics ont rapidement pris la mesure de la gravité de la situation et, pour éviter une crise de liquidité généralisée, ils ont déployé, en concertation avec l'ensemble des acteurs de la filière, des mesures de soutien .

Les entreprises du secteur ont pu bénéficier des mesures transversales ouvertes à l'ensemble du tissu économique. En plus de ces mesures, des dispositifs spécifiquement dédiés à la filière aéronautique ont été mis en place. La Cour des comptes a dressé un inventaire de l'ensemble des dispositifs dans le graphique ci-après.

Les dispositifs publics transversaux et ciblés mobilisables par les entreprises de la filière aéronautique 1 ( * )

Source : Cour des comptes

Les acteurs de la filière aéronautique ont très massivement recouru aux dispositifs transversaux (prêts garantis par l'État, activité partielle de droit commun, activité partielle de longue durée, reports de prélèvements sociaux et fiscaux, etc .).

Ainsi, en mai 2021, les trois-quarts des entreprises du secteur avaient-elles recouru à un prêt garanti par l'État (PGE), pour un total avoisinant les 700 millions d'euros . La Cour des comptes note que le recours aux PGE a été beaucoup plus systématique dans la filière aéronautique que pour les autres segments de l'économie nationale. Par ailleurs, ce dispositif a été spécifiquement adapté à la filière avec la création d'un « PGE aéronautique » aux conditions plus souples que celles du droit commun 2 ( * ) .

Le dispositif d' activité partielle a aussi été très massivement utilisé par le secteur, davantage que pour l'ensemble de l'industrie, pour des indemnisations qui avaient atteint 316 millions d'euros à la fin du mois d'août 2021. La filière aéronautique a également été l'une des plus concernées par le dispositif d' activité partielle de longue durée (APLD), pour un total de 7,4 millions d'heures indemnisées et plus de 110 millions d'euros à la fin du mois d'août 2021.

Le rapporteur spécial salue également l'effort de concertation 3 ( * ) qui a présidé à la conception du plan de soutien spécifique au secteur présenté par l'État en juin 2020. Selon l'évaluation réalisée par la Cour des comptes, ce plan comportait 8,1 milliards d'euros dédiés à l'industrie aéronautique (7,2 milliards d'euros, soit 89 %, auraient déjà été engagés à la fin de l'année 2021), 5,3 milliards d'euros au titre de mesures de soutien conjoncturel et 2,8 milliards d'euros consacrés aux enjeux de la transformation structurelle de la filière.

Les mesures ciblées sur le seul secteur aéronautique ont pris différentes formes :

- un soutien renforcé aux exportations déployé par Bpifrance assurance export ;

- une accélération des commandes publiques , civiles mais surtout militaires, pour près de 830 millions d'euros ;

- des financements renforcés en faveur de la recherche dans le cadre du conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac) portées à 1,5 milliard d'euros pour la période 2020-2022 et pilotées par la direction générale de l'aviation civile (DGAC) ;

- un fonds de modernisation et de diversification de 300 millions d'euros piloté par la direction générale des entreprises (DGE) ;

- un fonds de consolidation de la filière dans lequel l'État, via l'agence des participations de l'État (APE) et Bpifrance, a investi 200 millions d'euros.

Les régions ont également participé au soutien du secteur durant la période de crise. La Cour des comptes estime ces concours locaux à environ 110 millions d'euros dont 90 millions d'euros pour la seule région Occitanie , à travers la mise en oeuvre, dès le mois de juillet 2020, d'un « plan Ader 4 ( * ) exceptionnel » qui est venu compléter le programme Ader IV portant sur la période 2017-2021.

L'efficacité des mesures de soutien peut notamment s'observer à l'aune des effets contenus de la crise sur l'emploi . En juin 2021, l'emploi dans le secteur aéronautique se situait à 92 % de son niveau de 2019, soit une baisse d'environ 8 points (pour une diminution globale de chiffre d'affaires de 30 % en 2020).

Ainsi, si l'industrie aéronautique a été plus exposée que les autres secteurs de l'économie, en France, l'emploi semble avoir été plus efficacement protégé qu'ailleurs si l'on en juge par les licenciements plus nombreux à l'étranger s'agissant des entreprises internationalisées.

Niveau mensuel de l'emploi aéronautique de janvier à octobre 2020 en comparaison des niveaux d'emplois dans l'industrie et le secteur privé en général

Source : Cour des comptes

Le nombre de plans de sauvegarde de l'emploi ainsi que leur volume ont ainsi pu être contenus . D'après le recensement de la Cour des comptes, 32 ont été menés à leur terme en 2020 pour 6 745 ruptures de contrat dont plus de 40 % du total pour le seul groupe Airbus. En outre, trois accords portant ruptures conventionnelles collectives ainsi que huit accords de performance collective ont été signés en 2020.

La Cour des comptes note également que la majoration des financements attribués dans le cadre du Corac a permis de préserver tout particulièrement les emplois et compétences dédiés à la recherche . Le rapporteur spécial souligne à quel point cet aspect est essentiel et bénéfique en raison des défis majeurs en matière de recherche et développement que suppose la transition écologique du secteur.

Les conséquences sociales de la crise ont principalement affecté l'emploi temporaire (intérim et contrats à durée déterminée). Elles ont également davantage concerné les PME qui ont subi une baisse de l'emploi hors intérim d'environ 16 % , soit deux fois plus forte que pour l'ensemble de la filière.


* 1 Les mesures transversales sont affichées en bleu et les mesures ciblées sur le secteur aéronautique apparaissent en orange.

* 2 Selon la Cour des comptes, 13 entreprises en ont bénéficié pour un total de 26 millions d'euros.

* 3 Le GIFAS ayant été associé à l'élaboration du plan.

* 4 « Actions pour le développement des entreprises régionales de sous-traitance ».

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