B. LA REMISE EN CAUSE DES ACCORDS DE LA BAIE DE GRANVILLE OU LE « COUP DE JERSEY »

Schématiquement, alors que c'est principalement du poisson qui est capturé dans les 6-12 milles de la Grande-Bretagne, ce sont en majorité des crustacés, coquilles Saint-Jacques et bulots qui sont pêchés dans les îles anglo-normandes.

Situées à moins de 25 km des côtes normandes, les îles anglo-normandes, composées notamment des bailliages de Jersey et de Guernesey, sont des « dépendances de la Couronne » britannique depuis le bas Moyen Âge, un statut qui leur confère une importante autonomie politique. À ce titre, elles n'étaient pas soumises au droit de l'Union européenne 7 ( * ) et n'ont donc pas pris part au vote qui a conduit au Brexit .

Régissant la pêche au large du Cotentin, de la Bretagne nord et dans les eaux anglo-normandes, les accords de la baie de Granville, conclus de façon bilatérale entre la France et le Royaume-Uni le 4 juillet 2000 8 ( * ) , avaient mis fin à un long différend sur la délimitation des eaux territoriales et les droits de pêche . Ces accords visaient à « renforcer les relations d'amitié et de bon voisinage , en particulier celles qui unissent traditionnellement les pêcheurs des deux pays » et reconnaissaient la nécessité d'« un régime particulier applicable aux activités de pêche dans la baie de Granville », liée à la proximité géographique de ces territoires.

C'est en s'en tenant fermement à ces deux principes - bon voisinage et régime particulier - qu'il avait été possible de dégager un consensus, auquel veillait un comité de gestion et de suivi paritaire réunissant professionnels, scientifiques et administrations. Si les îles anglo-normandes avaient pu çà et là exprimer quelques motifs d'insatisfaction, il leur était loisible de demander un ajustement des accords sans en modifier l'économie générale, notamment à la faveur de leur révision décennale .

La démarche de Jersey pour être couverte par l'accord de commerce et de coopération témoigne de la volonté active de ses autorités de remettre en cause le compromis trouvé avec les accords de la baie de Granville. L'article 511(2) (FISH.19) de l'accord stipule en effet qu'il « annule et remplace tout accord ou arrangement existant en ce qui concerne la pêche », notamment dans les eaux des îles anglo-normandes .

Elle trahit une forme d'opportunisme des autorités jersiaises, qui s'est effectué en deux temps, ce qui a pu contribuer à la discrétion d'une opération pourtant lourde de conséquences juridiques. Dans un premier temps, Jersey a obtenu d'être couverte par l'accord de commerce et de coopération, avec une clause lui octroyant un délai de trois mois après la ratification par le Parlement britannique, pour confirmer sa décision (article 502(3)).

Sans surprise, un rapport du Parlement jersiais 9 ( * ) de février 2021 « recommande de ne pas activer la clause d'annulation de l'Accord de commerce et de coopération », plaidant pour « l'inclusion du bailli de Jersey dans l'accord de commerce et de coopération entre l'UE et le Royaume-Uni en matière de pêche ».

Or, ce même rapport rappelle que « depuis 1204 et la séparation de la Normandie de la Grande-Bretagne, la délimitation des zones de pêche autour de Jersey, qui est plus proche de la France que Guernesey, a été contestée ». C'est d'autant plus vrai depuis que l'appartenance à la Couronne britannique des îlots des Écréhou et du plateau des Minquiers, particulièrement proches des côtes du Cotentin et de Chausey, a été reconnue par la Cour internationale de justice (CIJ) 10 ( * ) . Dans sa sentence arbitrale, tout en attribuant les îlots à Jersey, la CIJ rappelle que « les États de Jersey, en 1646, ont interdit aux habitants de Jersey de pêcher sans une autorisation spéciale aux Écréhou et aux Chausey », rappelant la complexité de l'attribution des droits de pêche dans ces eaux.

Le différend autour de la pêche à Saint-Pierre-et-Miquelon
et la solution de la « French baguette »

Le différend qui oppose aujourd'hui la France et les îles anglo-normandes fait écho à un conflit entre Saint-Pierre-et-Miquelon et le Canada sur les droits de pêche, en particulier à la morue, au début des années 1990. Un tribunal arbitral à New York a finalement attribué, en juin 1992, une zone économique exclusive de 12 000 km 2 à l'archipel français, qui réclamait 40 000 km 2 .

La configuration géographique d'un archipel proche des côtes d'un plus grand État, que l'on retrouve tant avec Saint-Pierre-et-Miquelon qu'avec les îles anglo-normandes, avait conduit le tribunal arbitral à accorder une bande de pêche de 200 milles nautiques à l'archipel.

Le moratoire dans l'Atlantique ouest sur la pêche à la morue, dont le stock arrivait à épuisement à cause de la surexploitation, avait néanmoins rapidement limité les opportunités de pêche.

Contrastant avec celle de Guernesey, à l'attitude plutôt constructive, encore confirmée le 1 er décembre 2021, avec 43 nouvelles licences définitives pour les pêcheurs français, les autorités de Jersey ont été très peu enclines à accéder aux demandes de licences . L'exemple de Guernesey et celui de la Normandie, signaux positifs au milieu de relations globalement tendues, sont la preuve qu'il n'y avait aucune fatalité à une telle dégradation du climat dans la baie de Granville .

C'est d'autant plus vrai que l'enjeu économique est limité, notamment pour les îles anglo-normandes, davantage spécialisées dans la finance et notamment les trusts, que dans les produits de la mer.

Deux raisons principales expliquent l'enlisement de la situation.

D'une part, la centralisation des circuits de communication, là où la négociation directe avait donné de bons résultats dans le cadre des accords de la baie de Granville . Ainsi, alors que Jersey est éloignée d'environ 25 km des côtes du Cotentin, les pièces justificatives fournies par les pêcheurs demandeurs transitent par pas moins de quatre intermédiaires avant de parvenir aux autorités jersiaises décisionnaires :

- les comités départementaux et régionaux des pêches, unités territoriales de l'organisation professionnelle représentative de la pêche maritime, sont chargés de compiler les éléments de preuve fournis par les demandeurs ;

- la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA), direction d'administration centrale à Paris, les examine ;

- la DG MARE, direction générale sous l'autorité du commissaire européen chargé des pêches à Bruxelles, traite les dossiers et les transmet à Londres ;

- le Department for Environment, Food & Rural Affairs ( DEFRA ), ministère de l'Agriculture britannique reçoit les pièces justificatives et les transmet aux îles anglo-normandes.

D'autre part, la centralisation trahit une instrumentalisation à des fins politiques de la situation par les gouvernements, alimentant un rapport de force stérile au détriment des riverains et plus particulièrement des pêcheurs.


* 7 https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/P-5-2002-3620-ASW_FR.html?redirect

* 8 Transposé par le décret n° 2004-75 du 15 janvier 2004. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000600172

* 9 « Inclusion of the Bailiwick of Jersey in the UK-EU Trade and Co-operation Agreement: Fisheries ». En ligne : https://statesassembly.gov.je/scrutinyreports/2020/report%20-%20inclusion%20of%20the%20bailiwick%20of%20jersey%20in%20the%20uk-eu%20trade%20and%20co-operation%20agreement%20(fisheries)%20-%2019%20february%202021.pdf

* 10 CIJ, affaire des Minquiers et des Écréhou, 17 novembre 1953.

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