NE LAISSONS PAS LES BRITANNIQUES
FAIRE DES PÊCHEURS FRANÇAIS
LES VICTIMES COLLATÉRALES DU BREXIT

Chiffres clés

20 % : le taux de refus d'octroi de licence de pêche pour la France dans la bande des 6-12 milles britanniques et les eaux anglo-normandes, alors que la Commission avait elle-même procédé à un premier filtrage des demandes les plus « problématiques ».

24 % : la part des poissons pêchés par la France en eaux britanniques, en volume.

50 à 60 % : la part du poisson pêché par les Britanniques destiné à l'exportation pour la transformation et la consommation dans l'UE.

180 : le nombre de navires de pêche qui pourraient être détruits dans le cadre du plan de sortie de flotte annoncé par le Gouvernement.

65 % : la part de produits de la mer issus de l'importation dans les assiettes des Français.

3 % : la part des poissons pêchés par l'Union européenne dans le total mondial, contre 39 % pour la Chine.

I. LES PÊCHEURS FRANÇAIS VICTIMES D'UNE MISE EN oeUVRE DÉFAILLANTE DE L'ACCORD DU 24 DÉCEMBRE

A. UN ACCORD PERDANT-PERDANT, MAIS MEILLEUR QU'UN « NO DEAL »

La pêche s'est trouvée au coeur du processus de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, non tant pour son importance économique que pour sa forte dimension symbolique.

La volonté affichée du gouvernement britannique de redevenir « un État côtier indépendant » s'inscrit en effet dans la démarche des partisans du Brexit, résumée par le slogan « Reprenons le contrôle 1 ( * ) » et qui, dans l'arbitrage entre souveraineté et prospérité, exprime une nette préférence pour la souveraineté.

Selon une enquête de juin 2020 2 ( * ) , 92 % des pêcheurs britanniques déclaraient vouloir voter en juin 2016 en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne . Signe de cette portée symbolique de la pêche, l'un des premiers déplacements du Premier ministre Boris Johnson, après sa prise de fonctions, a eu lieu en septembre 2019 au nord-est de l'Écosse, à Peterhead, premier port de pêche et plus grand marché aux poissons du Royaume-Uni. Par cohérence idéologique autant que pour des considérations électorales, il allait de soi que le gouvernement britannique s'en tiendrait à une position dure .

L'Union européenne continue, elle, d'accorder une préférence à la prospérité par rapport à la souveraineté, malgré un certain rééquilibrage dans la période récente. Elle était donc au moment des négociations plus prompte au compromis. Dans sa logique, même si l'Union avait moins à perdre économiquement que le Royaume-Uni, une absence d'accord aurait eu des retombées économiques et sociales inacceptables, car déstabilisatrices pour un certain nombre de filières, dont la filière pêche, et pour un certain nombre de territoires, parmi lesquels, en France, les régions Bretagne, Normandie et Hauts-de-France .

En effet, selon les données du ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation, au milieu des années 2010, environ 100 000 tonnes de poissons étaient capturées chaque année par la France dans les eaux britanniques, parfois qualifiées de « plus poissonneuses du monde », soit 24 % des volumes capturés par les pêcheries hexagonales . Or, pour les pêcheurs européens et notamment français, un « no deal » était l'assurance de perdre complètement leur accès historique à ces eaux .

En l'absence d'accord de retrait, les pêcheurs européens et français auraient perdu l'accès aux eaux britanniques et aux ressources qui s'y trouvent sans période de transition. Les autorités britanniques auraient ainsi pu fixer des quotas, des totaux admissibles de capture, des mesures techniques ou encore alourdir les contrôles douaniers et sanitaires du jour au lendemain et hors de tout cadre concerté. Les conséquences négatives sur l'amont et l'aval de la filière pêche auraient été immédiates.

La politique commune de la pêche

L'article 5 du règlement n° 1830-2013 relatif à la politique commune de la pêche 3 ( * ) garantit aux pêcheurs européens « une égalité d'accès aux eaux et aux ressources » dans les zones économiques exclusives 4 ( * ) de tout autre État membre.

L'annexe 1 de ce règlement garantit en outre l'accès de certains États membres à certaines zones de pêches au sein des bandes côtières - ou zones des 6-12 milles 5 ( * ) - au cas par cas, par espèce et par zone, afin de reconnaître la continuité historique des activités de pêche d'un État dans les eaux d'un autre (les « droits historiques »). Les pêcheurs français n'ont pas attendu le règlement de base sur la politique commune de la pêche de 1983 pour se rendre dans les eaux britanniques, mais y opèrent depuis des siècles. Aussi, quinze zones de pêche sont identifiées dans les 6-12 milles britanniques, dont huit dans lesquelles ils sont autorisés à pêcher l'ensemble des espèces .

L'affrontement des logiques britannique et européenne explique que la pêche ait été jusqu'au 24 décembre 2020 l'une des principales pierres d'achoppement des négociations de l'Accord de commerce et de coopération 6 ( * ) , traité encadrant les futures relations euro-britanniques, appliqué de façon provisoire à partir du 1 er janvier 2021 et entré en vigueur le 1 er mai 2021.

Dès la constitution du format de l'accord et la définition de son périmètre, il était envisagé de procéder à des négociations croisées, ce qui aurait signifié un accord séparé et spécifique sur la pêche. La principale réussite du processus de négociation est à mettre au crédit du négociateur en chef de l'Union européenne pour le Brexit, Michel Barnier : elle tient à l'exigence qu'il a tenue de placer la pêche, pour laquelle le Royaume-Uni était en position de force, dans le contexte plus global des échanges commerciaux et de l'accès au marché intérieur, pour lesquels les Britanniques avaient davantage à perdre que l'Union . Ses qualités de négociateur ont été d'autant plus mises à l'épreuve qu'il était poussé par certains États membres, y compris par la France, à transiger, ce qui aurait conduit en pratique à faire de la pêche une variable d'ajustement et à sacrifier ce qu'elle représente en termes d'équilibre social et territorial sur l'autel de la compétitivité économique. De la mer à l'assiette, la pêche représente en France à peu près 100 000 emplois et la pêche en tant que telle un chiffre d'affaires de 1,2 Md€.

Le rapporteur souhaite souligner qu'à l'aune des nombreux irritants qui risquaient de remettre en cause les droits historiques des pêcheurs, et malgré les conditions difficiles et précipitées de sa négociation, dans les dernières quarante-huit heures, l'accord sur la pêche est sans doute l'un des moins mauvais qu'il était possible de trouver pour la pêche française. Premières concernées, les organisations professionnelles des pêcheurs ont, en revanche, souligné dès la conclusion de l'accord que sa mise en oeuvre serait compliquée.

L'annexe 35 (FISH.1) de l'accord établit ainsi u ne trajectoire de réduction de 25 % des quotas européens dans les eaux britanniques en valeur à horizon juin 2026 . Si la date peut sembler arbitraire, c'est qu'elle résulte d'un marchandage entre les propositions initiales du Royaume-Uni et de l'Union européenne. La réduction de 25 % des quotas était la limite maximale que la Commission avait fixée dans la négociation, les Britanniques plaidant encore quelques jours avant l'accord pour une baisse de 60 % puis, dans une dernière proposition, d'un tiers. Ce compromis a été jugé « raisonnable » et plutôt favorable aux pêcheurs européens, suscitant d'ailleurs la colère de la National Federation of Fisherman's Organisations (NFFO), organisation représentative des pêcheurs britanniques.

D'après le pôle « agriculture » de l'ambassade de France au Royaume-Uni, les pêcheurs d'outre-Manche ont, en effet, souffert du rétablissement, mal anticipé par l'administration britannique, des contrôles sanitaires alors que 65 % de leur production est exportée vers l'Europe, sans avoir récupéré en contrepartie l'exclusivité de pêche dans leurs eaux, que leur gouvernement leur avait fait miroiter. Il y a un certain paradoxe à ce que la situation post-Brexit ait in fine augmenté les contraintes technocratiques qui étaient tant dénoncées du temps de la politique commune de la pêche.


* 1 En anglais, « Let's Take Back Control! ».

* 2 Consultable ici : https://www.dropbox.com/s/aozg6tzd13jn1d1/Fishermen%20Survey%20-%20Report.pdf?dl=0

* 3 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX%3A22021A0430%2801%29&from=EN

* 4 La Zone économique exclusive (ZEE) est définie de façon coutumière comme la mer comprise entre 12 et 200 milles marins du tracé côtier (soit entre 22 et 370 km), partagée à équidistance par une ligne médiane en cas de chevauchement des zones de plusieurs États. Dans la ZEE, selon l'article 56 de la Convention de Montego Bay (1982), l'État côtier dispose « des droits souverains aux fins d'exploration et d'exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles, [...] ainsi qu'à des fins économiques ».

* 5 Entre 0 et 6 milles nautiques, soit jusqu'à 11 km des côtes, les États côtiers sont pleinement souverains et disposent de droits de pêche exclusifs.

* 6 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:22020A1231(01)&from=EN

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