TRAVAUX EN COMMISSION

MERCREDI 16 DÉCEMBRE 2020

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M. Laurent Lafon, président . - L'ordre du jour de notre réunion appelle enfin la présentation, par nos collègues Pierre Ouzoulias et Max Brisson, des conclusions de la mission d'information, présidée par Catherine Morin-Desailly, consacrée à la restitution des biens culturels appartenant aux collections publiques. J'ai une pensée amicale pour Alain Schmitz qui était co-rapporteur de ce projet de loi jusqu'à l'achèvement de son mandat fin septembre, avant d'être remplacé par Max Brisson.

Mme Catherine Morin-Desailly , présidente de la mission d'information . - Nous poursuivons en effet sur le thème des restitutions, qui nous a déjà beaucoup occupés hier en séance avec l'examen en nouvelle lecture du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal. Sur ma proposition, le bureau de notre commission avait acté, en novembre 2019, le principe de cette mission d'information pour dresser le bilan des dix dernières années en matière de restitution et se forger une doctrine dans la perspective de projets de loi à venir.

Le Sénat a toujours été très en pointe sur les questions de gestion éthique et de conception plus dynamique des collections. Dans le cadre de la loi sur les musées de 2002, les déclassements ont été rendus possibles sur sa proposition et encadrés par une commission scientifique chargée de les contrôler a priori . La loi de restitution de la « Vénus hottentote » est le fruit d'une proposition de notre ancien collègue Nicolas About. J'ai moi-même été à l'initiative de la proposition qui a débouché sur la loi de restitution des têtes maories. La Commission scientifique nationale des collections (CNSC) fut elle aussi instituée sur proposition du Sénat par la loi sur les têtes maories pour encadrer les déclassements de biens des collections et définir une doctrine générale en matière de déclassement et de cession. Malheureusement, j'ai déjà eu l'occasion de l'évoquer, elle a été supprimée par la loi ASAP il y a quelques semaines à l'initiative du Gouvernement pour satisfaire son objectif global de rationalisation du nombre de commissions, sans même que celui-ci se soit au préalable interrogé sur la responsabilité que portait l'administration dans ses difficultés de fonctionnement et sur les possibilités à sa disposition pour les corriger. Je crois pourtant qu'elle avait un vrai rôle à jouer pour faire progresser la réflexion : j'en veux pour preuve son bilan, qui est loin d'être négligeable sur la question des restes humains patrimonialisés, définis par l'ICOM comme des collections sensibles.

C'est pour ces raisons qu'il était, à mon sens, important que le Sénat puisse une nouvelle fois se positionner dans le débat actuel sur les restitutions, relancé par le discours du Président de la République en 2017 à Ouagadougou, et par le rapport Sarr-Savoy, dont les propositions, pour le moins radicales et parfois excessives, ont fait beaucoup de bruit tant elles remettent en cause notre droit du patrimoine. On sent bien qu'il existe aujourd'hui un réel besoin de clarification de la position française sur ce sujet car, en l'état, ce sont les propositions du rapport Sarr-Savoy qui servent de référence pour les pays africains demandeurs, à défaut de documents émanant des ministères ou de la CSNC sur le sujet, si cette dernière avait pu ou voulu y réfléchir.

Je suis convaincue que notre pays n'a plus d'autre choix que de s'emparer du sujet. Les demandes de restitution se multiplient. Notre pays est de plus en plus isolé au sein de l'Unesco sur ces questions. C'est un vrai enjeu éthique, auquel les opinions publiques sont elles aussi de plus en plus sensibles. Mais, il ne faut pas le faire n'importe comment. Il faut y réfléchir lucidement pour concilier le droit de chacun à avoir accès, dans son pays à son propre patrimoine et au patrimoine commun de l'humanité, sans obérer les capacités de nos propres musées à remplir leurs missions.

Vous savez que la crise sanitaire nous a conduit à décaler le calendrier de travail que nous nous étions initialement fixé, et c'est pour cette raison que nous ne vous présentons qu'aujourd'hui le rapport définitif de la mission d'information. Mais je crois que le moment est finalement plutôt opportun après les développements des derniers mois et l'examen hier, par notre assemblée, en nouvelle lecture, du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal. Nous avons eu ainsi la possibilité d'approfondir le sujet depuis le rapport de mi-parcours que nous avions présenté en juillet.

Nous avons très largement consulté les parties prenantes au cours de l'année écoulée : le ministère de la culture, le ministère des affaires étrangères, notre ambassadrice auprès de l'Unesco, plusieurs ambassades de pays étrangers, différents musées en France et à l'étranger, mais aussi des spécialistes en histoire de l'art, en anthropologie ou en ethnologie, et des organisations internationales à savoir l'Unesco et l'ICOM.

Je voudrais citer les autres collègues du groupe de travail - Claudine Lepage, Marie-Pierre Monier, Sonia de La Provôté, Jean-Raymond Hugonet - avec lesquels nous avons toujours travaillé en bonne intelligence sur le sujet, mais aussi exprimer une pensée particulière pour notre ancien collègue Alain Schmitz qui s'est beaucoup investi sur cette mission, dont il était l'un des co-rapporteurs, jusqu'au terme de son mandat en septembre dernier. Je cède la parole à Pierre Ouzoulias et Max Brisson qui vous présenteront le diagnostic et les propositions.

M. Pierre Ouzoulias , co-rapporteur . - Nous avions effectivement avec Alain Schmitz une véritable communion dans notre approche, sans doute liée à nos fonctions professionnelles antérieures, qui ont rendu ce travail conjoint très agréable. Il maniait le marteau et moi la truelle. Je n'ai pas dit la faucille !

Aujourd'hui, les demandes de restitution ne concernent pas uniquement la France. Le retour des biens culturels est une revendication portée par de nombreux pays, dont des pays africains, sur la scène internationale, notamment des instances comme l'Unesco. Cette question pose des problèmes éthiques, diplomatiques, historiques et politiques dans un enchevêtrement complexe.

Un certain nombre de pays, notamment ceux de l'Europe du Nord, sont aujourd'hui pleinement investis dans une politique vis-à-vis de ces demandes de restitution qui ne prend pas nécessairement les mêmes formes que chez nous. Chaque pays a des traditions muséales différentes. Au Royaume-Uni, par exemple, c'est à chaque institution muséale de définir sa ligne de conduite par rapport aux demandes.

À l'échelon international, il y a peu d'outils juridiques pour traiter des demandes de restitution qui portent sur des biens culturels acquis de manière ancienne, par exemple pendant la période coloniale. Relativement récentes, les conventions internationales, même la convention d'Unidroit de 1995, un peu plus complète, ne peuvent pas leur être appliquées car elles n'ont pas de portée rétroactive. Il faut donc traiter les demandes en fonction de l'état du droit à l'époque des guerres coloniales. Cela n'empêche pas qu'il me paraîtrait utile de comprendre pourquoi le processus de ratification de la convention d'Unidroit n'est pas allé jusqu'à son terme et s'il ne serait pas utile de le reprendre.

En droit français, nous sommes les héritiers d'une tradition ancienne qui veut que les collections publiques soient inaliénables. Ce principe d'inaliénabilité des collections a été fermement réaffirmé au moment de la Révolution française à l'occasion de la constitution du patrimoine de la Nation. Il constitue un obstacle pour permettre de répondre de façon simple et automatique aux demandes de restitution. Il y en a eu quelques-unes, comme l'a rappelé Catherine Morin-Desailly, mais elles concernaient, en fin de compte, des domaines bien particuliers.

M. Max Brisson , co-rapporteur . - J'ai une pensée pour Alain Schmitz, dont j'ai pris la relève à mi-parcours de la mission. Catherine Morin-Desailly et Pierre Ouzoulias m'ont beaucoup aidé à m'immerger dans ce dossier qui met en jeu des questions complexes. Les demandes de restitution ébranlent un principe à la fois fondateur et fondamental de nos musées, celui de l'inaliénabilité, qui a été déterminant pour l'enrichissement des collections et la préservation de leur cohérence. Elles questionnent également la légitimité des musées à vocation universelle, conception autour de laquelle nos musées se sont construits.

Les restitutions soulèvent des enjeux multiples et souvent contradictoires. D'où la difficulté à fixer des critères permanents et à définir une doctrine. Les auditions ont clairement montré que la réflexion n'est pas encore très aboutie d'autant que, comme l'a souligné Catherine Morin-Desailly, l'exécutif n'a pas toujours fait preuve de la meilleure volonté sur le sujet.

Je prendrai un seul exemple pour illustrer les enjeux contradictoires et la complexité soulevés par les demandes de restitution en évoquant la nature des biens susceptibles de pouvoir être restitués. D'un point de vue sémantique, seuls les biens mal acquis devraient pouvoir faire l'objet d'une restitution au sens strict. Tous les biens qui constituent un symbole du patrimoine des pays demandeurs ne sont pas forcément des biens mal acquis. On peut d'ailleurs se demander comment apprécier le caractère illicite de l'acquisition ? Le seul contexte colonial suffit-il par exemple, comme le suggèrent Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, pour fonder la légitimité d'une restitution, quelles qu'en aient été les modalités d'acquisition pendant cette période ? Ou faut-il se concentrer uniquement sur les cas dans lesquels il est avéré que l'acquisition s'est faite, soit par la violence, soit sous la contrainte ? Sur qui faire alors reposer la charge de la preuve du caractère illicite de l'acquisition ?

De même, les biens entrés dans les collections à la suite d'un don ou d'un legs peuvent-ils faire l'objet de restitution ? Comment dans ce cas gère-t-on la situation avec d'éventuels ayants droit qui se feraient connaitre postérieurement à la restitution ?

C'est pour cela que nous avons dit avec force que toute restitution doit être précédée d'une analyse scientifique au cas par cas des demandes, pour faire ressortir correctement l'origine, le parcours historique et les conditions d'entrée dans les collections des biens réclamés au regard de la motivation de la demande. C'est ce qui explique le regard critique que nous portons sur la méthode actuelle du Gouvernement. Nous la considérons inappropriée et dangereuse pour l'inaliénabilité des collections. Les décisions du Gouvernement ont été prises essentiellement sur la base de motifs diplomatiques, sans que la communauté scientifique ait pu faire entendre sa position sur l'opportunité et la pertinence de ces restitutions.

Or, l'intérêt des restitutions n'est pas simplement diplomatique. Les restitutions peuvent être bénéfiques sur le long terme pour le pays demandeur comme pour la France si l'on prend le temps de construire autour d'elles des partenariats scientifiques et culturels. C'est pour cela que nous regrettons aussi que le Gouvernement dévoie la procédure de dépôt. Le recours à cette procédure empêche tout débat scientifique. Il transforme le Parlement en chambre d'enregistrement. Il crée des précédents en matière de restitutions en dehors de tout consensus préalable. Sans compter qu'il prive les musées du temps nécessaire pour la recherche, l'étude, la numérisation ou la copie du bien qui est remis et qu'il restreint, comme je l'ai déjà dit, l'opportunité pour la communauté scientifique de développer des échanges avec leurs homologues étrangers à l'occasion des restitutions.

C'est pourquoi nous considérons qu'il faut mettre en place une autre méthode que celle aujourd'hui employée. Nous préconisons une méthode qui repose avant tout sur une démarche scientifique fondée sur une contextualisation historique. Il est souvent nécessaire d'en revenir à l'histoire. Comme les demandes de restitution sont souvent justifiées par des demandes mémorielles, nous estimons qu'une approche historique peut pacifier les débats. Cette démarche scientifique aurait pour vertu de faciliter la formation d'un consensus.

Nous formulons sept propositions dans ce domaine. La première, c'est la mise en place du Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour des biens culturels extra-européens, que notre commission avait introduit dans le cadre du projet de loi relatif à la restitution des biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal. Il permettrait de garantir une continuité à la réflexion de notre pays en matière de restitution et une prise en compte des intérêts scientifiques et culturels attachés aux demandes de restitution. Je ne m'attarde pas davantage sur ce sujet sur lequel nous nous sommes tous exprimés, de manière quasi consensuelle, en séance hier.

Notre deuxième proposition, c'est de pouvoir associer des scientifiques des pays d'origine de certains biens de nos collections publiques à la mission d'inventaire de ces biens. Il pourrait s'agir d'un bon moyen pour leur permettre de se rendre compte de la réalité de la composition de la collection, des conditions et du soin apporté à leur conservation et des travaux de recherche auxquels ils donnent lieu. Cela donnerait du sens au dialogue des cultures.

Notre troisième proposition, c'est de faire de la recherche de provenance une véritable priorité politique. Il faudra des moyens humains et financiers pour permettre aux musées de remplir cette mission nouvelle.

Pour les aider à réaliser ce travail dans des délais raisonnables, nous suggérons qu'il soit proposé aux étudiants de l'Institut national du patrimoine et de l'École du Louvre d'y contribuer, ainsi qu'au monde universitaire et de la recherche. C'est notre quatrième proposition.

Notre cinquième proposition porte sur la formation des conservateurs aux enjeux et à la méthodologie en matière de recherche de provenance car il est évident qu'il s'agit d'une question appelée à monter en puissance. Il faut qu'elle soit abordée dans la formation initiale de base des futurs conservateurs de musées.

Au-delà de ces questions de recherche de provenance, nous nous sommes rendu compte que les restitutions posaient la question de la manière dont les pièces extra-occidentales sont valorisées dans nos musées et si elles étaient vraiment utilisées pour raconter une histoire, une mémoire et des valeurs. D'où notre sixième proposition, qui consiste à demander aux musées de contextualiser davantage les collections extra-occidentales en collaborant avec les pays dont les oeuvres sont originaires pour raconter leur histoire.

Notre septième proposition vise à ce qu'il soit conservé une trace des pièces restituées dans les musées français dans lesquels elles étaient conservées. Nous pensons que cette trace, qu'il s'agisse d'une numérisation, d'une copie ou autres pourrait constituer une base intéressante dans le parcours muséographique pour faire réfléchir le visiteur sur l'histoire passée et le sens de la démarche de restitution.

M. Pierre Ouzoulias , co-rapporteur . - Ce qui est en jeu derrière le débat actuel sur les restitutions, c'est aussi notre vision du musée - sa conception universaliste - dans un contexte où la France se retrouve de plus en plus isolée, pour ne pas dire solitaire, sur ces sujets à l'Unesco. C'est évidemment un point qui nous touche particulièrement en tant que sénateurs, puisque c'est dans la galerie Est du Sénat qu'a été organisée la première présentation au public d'oeuvres d'art. Le musée national, par opposition aux collections privées, est né au palais du Luxembourg à la fin du XVIII e siècle.

Or, cette conception est aujourd'hui contestée par des courants de pensée qui considèrent que l'intelligibilité des oeuvres n'est possible que dans le contexte culturel et social qui les a vues naître. Si cette conception des choses devait être développée à l'extrême, avec les restitutions y afférentes, nous serions obligés d'aller en Chine pour voir des oeuvres chinoises, au Japon pour découvrir des oeuvres japonaises, en Afrique pour contempler des oeuvres africaines. Plus aucun lieu ne permettrait de saisir d'un seul regard l'intégralité des productions artistiques humaines. L'exemple exceptionnel du Louvre Abu Dhabi montre qu'il y a encore de la place pour des musées universels où seraient présentés l'ensemble des cultures du monde.

Nous croyons donc indispensable de réaffirmer notre attachement à la conception républicaine du musée universel, qui défend l'art comme une forme d'expression du génie humain dans ce qu'il a de plus essentiel, et non comme devant être rattaché à un seul type de culture.

Nous pensons aussi qu'il faudrait faire preuve de davantage d'ambition dans l'affirmation de la dimension universelle du musée en favorisant plus largement la circulation des collections. La façon la plus simple, c'est de les numériser pour les rendre plus accessibles et en diffuser largement la connaissance. Il serait bon que les ministères de tutelle de nos musées accélèrent le travail en ciblant par exemple en priorité les collections extra-occidentales. Un autre moyen de faire vivre cette dimension universelle, c'est de faire circuler les oeuvres, y compris les oeuvres d'art françaises comme y souscrit la ministre de la culture. Cette circulation a un coût. Les États africains, par exemple, n'ont pas forcément les moyens de prendre en charge les frais de transport, d'assurance et de présentation des oeuvres. La dernière exposition Picasso sur le continent africain remonte à 1973, à Dakar, à l'initiative de Léopold Sédar Senghor. Il est impératif de trouver des solutions pour favoriser la circulation.

Nous sommes convaincus que la France peut apporter une aide plus conséquente aux États qui souhaitent aujourd'hui enrichir leurs collections. C'est toute la question de la formation des conservateurs de ces pays, qui pourrait être assurée en France et sur place, par des échanges réguliers de personnels. Un stage de quelques semaines des élèves de l'Institut national du patrimoine à l'étranger, pas nécessairement dans un musée américain, pourrait leur être bénéfique pour découvrir d'autres formes de patrimonialisation.

Sur la base d'une demande de pays tiers, la France pourrait mettre à profit l'expérience réussie de l'agence France-muséums avec le Louvre Abu Dhabi pour faire en sorte qu'elle devienne véritablement la cheville ouvrière de notre ingénierie culturelle et patrimoniale à l'étranger. Elle concentre de nombreuses compétences. Son action pourrait être plus efficace qu'une action indépendante, et nécessairement partielle, de chacun de nos ministères. Je crois important que nous allions défendre cette idée auprès des différents ministères compétents.

En matière de lutte contre le trafic illicite de biens culturels, nous nous demandons si notre pays ne pourrait pas aller plus loin en ratifiant la convention d'Unidroit de 1995. Le processus s'était interrompu en 2002 après la première lecture à l'Assemblée nationale, avant même que le Sénat ne s'y penche. Il est vrai que cette convention impose au propriétaire d'un bien meuble de prouver qu'il a fait preuve de diligence lors de l'acquisition de l'oeuvre, contrairement au droit français qui présume la bonne foi du propriétaire, ce qui est parfois interprété comme un renversement de la charge de la preuve. Peut-être qu'une solution pourrait quand même être trouvée pour permettre sa ratification.

L'autre sujet qui nous a préoccupé, ce sont les zones d'ombre qui permettent à certains biens ayant fait l'objet d'un trafic illicite d'être vendus sur le marché de l'art. Nous savons que ce trafic contribue au financement du terrorisme et que ces pillages interviennent parce qu'il y a des acheteurs. Ne faudrait-il pas renforcer la régulation du marché de l'art, mettre en place un statut de l'expert, réaffirmer les obligations statutaires des conservateurs dont certains agissent parfois avec légèreté en acceptant de délivrer des certificats d'origine ? Il nous parait difficile, en tout cas, de réfléchir aux questions de restitution sans nous intéresser à la question du trafic illicite car les oeuvres mal acquises d'aujourd'hui sont les restitutions de demain.

Mme Catherine Morin-Desailly , présidente de la mission d'information . - Je me charge de vous présenter notre quinzième et dernière proposition, qui concerne la question des restes humains. Le législateur avait demandé à la CSNC, à l'occasion de la loi sur les têtes maories, d'engager un travail sur la restitution des restes humains. Les musées et les universités possèdent environ 150 000 pièces, de diverses natures (ossements, squelettes complets), dont 7 000 proviendraient de peuples étrangers. Certaines y sont conservées à titre de dépôts effectués par des personnes privés : elles leur appartiennent toujours. Mais, la majeure partie de celles qui appartiennent aux collections publiques les ont intégrées à la suite de dons et de legs. La dignité attachée au corps humain reste protégé par-delà la mort : par conséquent, ces collections ne peuvent être ni achetées, ni vendues, mais seulement acquises par libéralité. En découle le fait que ces pièces sont non seulement protégées par le principe d'inaliénabilité, mais que leur déclassement est également impossible, ce qui rend très difficile leur sortie des collections, à moins d'une intervention spécifique du législateur.

Le travail mené au sein de la CSNC a rapidement montré que la question des restes humains ne pouvait pas être traitée sous le seul angle de la restitution. Il y a aussi tout un enjeu autour de la manière dont ces pièces sont traitées et valorisées au sein des collections. C'est ce qui a conduit à la mise en place d'un groupe de travail pluridisciplinaire par le ministère de la culture et le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation - les deux ministères de tutelle des muséums d'histoire naturelle. Il était animé par le professeur Michel Van Praët, avec l'appui de Claire Chastanier, adjointe au sous-directeur des collections au service des musées de France au ministère de la culture.

Ce groupe a conduit un travail complet pour identifier des critères qui permettraient de justifier des restitutions ponctuelles. Premièrement, il a estimé que la demande devait porter sur des restes humains identifiés. C'était le cas des têtes maories, cela pourrait être celui des corps des opposants que nos armées ont pu ramener dans le cadre de prises de guerre. Deuxièmement, le groupe de travail a considéré que la demande devait émaner d'un État démocratiquement élu relayant le souhait d'une famille ou d'une communauté existante - c'était bien le cas pour les têtes maories. Troisièmement, il a jugé que la demande devait être justifiée à la fois au regard du principe de dignité humaine, ce qui fait référence aux conditions dans lesquelles les restes ont été collectés - dans le cas des têtes maories, l'existence d'actes barbares ayant entraîné la mort -, et du respect des cultures et croyances des autres peuples, ce qui renvoie à la finalité de la restitution. Enfin, il a jugé important que la restitution permette d'initier une réflexion commune avec le pays demandeur sur ce qu'elle représente. En revanche, il n'a pas jugé pertinent d'imposer comme critère la perte d'intérêt scientifique, dans la mesure où la communauté scientifique estime que les avancées techniques et conceptuelles pourront à tout moment redonner un intérêt à une pièce qui ne paraissait plus en avoir.

Comment restituer ces restes humains, dont le nombre serait, en fin de compte, assez circonscrit ? Compte tenu de cet accord autour des critères, nous pourrions envisager, de faire appel au juge pour faire sortir les restes humains concernés des collections publiques dans le cadre d'un recours visant à annuler leur acquisition. C'est ce que préconisait le groupe de travail. Ce serait beaucoup plus efficace que des lois de circonstances : imaginez que nous devions discuter 4 000 projets de loi s'il devait y avoir 4 000 pièces concernés ! Il faudrait évidemment que chaque pièce soit examinée au préalable, pour déterminer son origine, son parcours et sa compatibilité avec les différents critères. Le groupe de travail propose qu'une équipe composée de scientifiques français et de scientifiques de l'État demandeur s'en charge. Je crois que cette procédure pourrait constituer une immense avancée sur le chemin de la restitution d'une partie des restes humains.

Nous proposons donc de déposer, dès le mois de janvier, une proposition de loi visant à faciliter la restitution des restes humains revendiqués par des pays tiers, sur la base de la procédure judiciaire et des critères suggérés par le groupe de travail que je viens de vous exposer. Vous voyez, avec l'ensemble de ces propositions, que notre mission d'information formule des pistes très concrètes qui permettront d'assurer un véritable continuum à la réflexion dans les années à venir, contrairement à la procédure retenue par le Gouvernement aujourd'hui.

M. Laurent Lafon , président . - Par le hasard du calendrier, les conclusions de cette mission d'information sont présentées le lendemain de l'examen par le Sénat en nouvelle lecture du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal. Je souhaite rappeler que notre vote d'hier ne traduit pas notre opposition à un retour des biens en question : nous avions voté les articles 1 er et 2 en première lecture. Ce que nous contestons, c'est la méthode du Gouvernement pour procéder aux restitutions.

Je salue le travail de nos collègues qui dessine une méthode pour traiter de la question du retour des biens culturels et suggère différentes procédures pour répondre aux demandes de restitution. Vous l'avez indiqué, la question est complexe : elle comprend des dimensions historiques, diplomatiques ou encore scientifiques. Selon les situations, une logique peut primer sur une autre. La force de votre travail est d'avoir su mettre en balance l'ensemble de ces éléments.

M. Thomas Dossus . - Quel dommage que vous ne nous ayez pas présenté vos conclusions avant le débat en séance publique hier ! Si je me retrouve dans les propositions faites, je suis ressorti de la séance avec un sentiment de quiproquo .

Je m'étonne en revanche de votre dernière proposition qui me paraît peu cohérente avec les autres. Vous avez indiqué qu'il sera difficile de faire 4 000 textes pour répondre à 4 000 demandes de restitution de restes humains, ce qui vous conduit à proposer la rédaction d'une disposition législative pour faciliter la restitution des restes humains. Or, une démarche similaire pour l'ensemble des biens culturels serait une manière de répondre facilement et dans un délai conforme aux attentes et aux demandes de restitution pendantes portant sur 13 000 biens, en provenance notamment des pays concernés par le discours de Ouagadougou. Il manque un cadre qui pourrait encore faciliter la restitution des oeuvres d'art.

M. Pierre Ouzoulias , co-rapporteur . - Le débat que nous avons eu hier repose sur un principe : on demande à la représentation nationale de dire ce qui peut être incorporé dans les collections nationales et ce qui ne peut pas l'être. Autrefois, on considérait que les restes humains pouvaient entrer dans les collections. Aujourd'hui, nous estimons qu'il n'est plus possible de construire une muséographie autour des restes humains, par respect pour la dignité humaine - avec une limite chronologique toutefois car il serait absurde, par exemple, de rendre à l'Éthiopie les os de Lucy. Les critères présentés par Catherine Morin-Desailly sont fondés et permettent cette démarche.

Le constituant de 1789 a indiqué quels biens pouvaient être incorporés dans le patrimoine national. Aujourd'hui, nous proposons de définir ceux qui ne peuvent plus l'être. Nous proposons une position philosophique et politique fermes.

Une même démarche n'est pas envisageable pour les oeuvres et objets d'art. Vous vous souvenez qu'au moment même où nous discutions en séance publique du projet de loi, en première lecture, relatif à la restitution de biens culturels à la République du Benin et à la République du Sénégal, l'ornement du dais de la dernière reine malgache était en route pour Madagascar. Or, on sait aujourd'hui, grâce au travail très fouillé conduit par le musée de l'armée, que ce bien a été acquis par un Français à Madagascar, probablement lors d'une vente aux enchères légale. La maison royale avait mis en vente ce bien car elle estimait qu'il n'avait aucune valeur. Ce bien a été donné, quelques années plus tard, par l'acquéreur français au musée de l'armée. Il s'agit donc d'une donation et l'État est normalement obligé de respecter les conditions de donation. Les ayants droits pourraient attaquer l'État français pour non-respect de celles-ci dans le cas contraire. Cet exemple illustre l'impossibilité d'un traitement automatique pour la restitution des objets, à la différence des restes humains.

Mme Catherine Morin-Desailly , présidente de la mission d'information . - Au moment de la discussion du texte sur la restitution des têtes maories, notre commission s'est profondément penchée sur le sujet. Ce ne sont pas des biens culturels comme les autres, du fait de la primauté de la personne. Ils ne peuvent être ni vendus, ni être achetés, y compris après la mort.

Des restes humains ont participé à une meilleure connaissance de l'histoire des sociétés et de l'homme - je pense notamment aux pièces d'anatomie. Mais nous savons également que certaines pièces nous sont parvenues sous des formes indues - par des actes guerriers par exemple - et ne participent en rien aux études et recherches anthropologiques. Les critères que nous vous proposons sont l'aboutissement d'un travail de longue haleine.

Nous vous proposons de mettre en place un conseil national pour aboutir, qui sait, dans quelques années, à une doctrine similaire. En tout cas, la communauté scientifique n'a pas souhaité entreprendre ce travail jusqu'alors. Seuls les chercheurs du ministère de la recherche se sont saisis de cette question. Ils sont en avance sur leurs collègues du ministère de la culture. Cette commission pourrait faire des propositions sur la base d'un travail de recensement et de partage des réflexions sur ces questions très sensibles.

Mme Claudine Lepage . - Je suis heureuse d'avoir pu participer à certaines auditions de la mission d'information, qui m'ont donné l'opportunité d'approfondir ma réflexion. Le conseil national de réflexion proposé permettrait un travail de fond pour mieux connaître les origines des oeuvres de nos musées. Emmanuel Kasarhérou, président du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, l'indiquait clairement lors de son audition devant notre commission en juillet dernier : « la question des restitutions a mis au premier plan celle des provenances, un questionnement prégnant dans notre siècle, mais qui ne l'était pas dans le précédent : la façon dont les objets sont passés de main en main n'intéressait guère, c'est désormais une préoccupation importante ».

Ce conseil pourrait être une aide pour le Gouvernement lorsqu'il souhaite restituer une oeuvre culturelle, et lui permettre de construire une coopération culturelle avec les pays qui demandent une restitution.

Les propositions 2, 3 et 4 me plaisent beaucoup. Elles permettant l'association des scientifiques des pays demandeurs, de travailler ensemble, de procéder à un échange des cultures. J'y vois la possibilité pour des étudiants étrangers issus des pays demandeurs de faire des stages, pour un partage, un échange autour de ces oeuvres.

Mme Céline Brulin . - J'apprécie à la fois la hauteur de vue de vos analyses sur un sujet qui le requiert, de par les questions autant mercantiles que philosophiques qu'il soulève, et en même temps les propositions concrètes et opérationnelles que vous formulez, de nature à permettre une amélioration de la situation dans un futur proche.

Pouvez-vous revenir sur les points de droit international que vous avez évoqués. Vous avez indiqué que la France n'a pas ratifié certaines conventions. Pouvez-vous nous en dire plus ? Celles-ci pourraient peut-être constituer une partie de la solution.

J'apprécie votre mise en valeur de la conception républicaine et universelle qu'a la France en matière de travail muséal et historique.

Vous l'avez dit, cela n'aurait pas de sens de rendre les os de Lucy à l'Éthiopie. En caricaturant, on pourrait souligner qu'au moment où les grottes de Lascaux ont été utilisées et peintes, la France n'existait pas encore. On ne peut pas raisonner uniquement à l'aune des États tels qu'ils sont constitués aujourd'hui.

Les partenariats culturels et scientifiques à construire peuvent être très féconds. Je vous trouve toutefois peut-être optimistes de considérer que la méthode scientifique va permettre de pacifier l'ensemble des situations. Depuis la crise de la covid, j'ai réalisé qu'il y avait autant de débats parmi les scientifiques que dans le monde politique. Il n'y a qu'à voir les échanges nourris autour des termes « retour » et « restitution » !

Enfin, il me semble important de réserver un sort à part aux restes humains.

M. Bernard Fialaire . - Il est intéressant de procéder à des recherches approfondies sur l'origine des biens. Toutefois, il ne faut pas confondre retour et restitution. Daesh a pillé des biens qui doivent être restitués. Cela n'a rien à voir avec la situation à des époques où les us et coutumes n'étaient pas les mêmes. Il ne doit plus y avoir d'ambiguïté entre la restitution de biens mal acquis et le retour de biens.

En outre, certains biens français se trouvent à l'étranger. Il y a toujours ce problème entre la valeur originelle d'un bien culturel et la valeur qu'il a pu prendre par la transmission de la culture de celui qui l'acquiert. Les biens culturels doivent-ils être exposés sur leurs lieux d'origine ?

Enfin, le seul obstacle à la circulation des biens culturels tient à la nécessité de leur bonne conservation. Les pays ou les musées qui font circuler leurs collections doivent avoir l'assurance de leur bonne conservation et mise en valeur.

M. Michel Laugier . - Je remercie les rapporteurs pour la qualité de leur travail, qui constitue la réflexion la plus aboutie à ce jour sur ce sujet. Je m'interroge sur deux points : tout d'abord avez-vous pu évaluer l'impact financier de vos propositions ? Ensuite, avez-vous pu réfléchir à une évolution du terme de « restes humains » ?

M. Pierre Ouzoulias , co-rapporteur . - Je vais apporter quelques éclaircissements sur l'aspect international. Il est important de souligner qu'actuellement les clauses de la charte portée par l'Unesco ne sont plus acceptées par de nombreux pays qui y siègent. La vision patrimoniale française n'est donc plus partagée et nous devons mener un travail de « réuniversalisation de l'universalisme ». Sur l'aspect financier, vous noterez que le Gouvernement n'a pas donné de détails sur le financement des dernières restitutions. La France se serait honorée à les prendre à sa charge.

M. Max Brisson , co-rapporteur . - Je voudrais formuler trois remarques. La première pour souligner à quel point je suis sensible à l'intervention de notre collègue Claudine Lepage qui nous apporte l'éclairage singulier des Français de l'étranger et nous rappelle la nécessité de construire un réel dialogue entre les cultures.

Ma deuxième remarque concerne l'universalisme des musées qu'il nous appartient de réinterroger et de préserver, non pas par conservatisme mais dans le cadre d'un réel dialogue.

Enfin, en ce qui concerne le débat avec les scientifiques que nous prônons, nous ne devons pas craindre l'échange ni les différences de points de vue. Les scientifiques nous apportent une garantie de rigueur intellectuelle primordiale pour éclairer notre réflexion. Je déplore donc l'attitude très fermée à ce sujet du ministère de la culture.

Mme Catherine Morin-Desailly , présidente de la mission d'information . - Je tiens à rappeler que la France est très volontaire sur la question du droit international et a été, par exemple, à l'initiative en mars 2017, de l'alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (Aliph). Cependant des difficultés existent avec des États qui n'ont pas encore ratifié les conventions internationales, ce que, par le dialogue, nous devons les inciter à faire. J'attire également votre attention sur la nécessité d'assister les pays dans la lutte contre le trafic illicite de biens patrimoniaux.

En conclusion, les propositions portées par notre mission se veulent concrètes et opérationnelles et nous entendons prolonger ce travail avec le dépôt dès le mois de janvier 2021 d'une proposition de loi relative à notre proposition n° 15.

Comme mes collègues, je déplore le manque d'engagement d'un ministère de la culture qui ne semble pas prendre assez sérieusement en compte cette question, à la différence, par exemple, du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

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