Rapport d'information n° 239 (2020-2021) de MM. Max BRISSON et Pierre OUZOULIAS , fait au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, déposé le 16 décembre 2020

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N° 239

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 décembre 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission de la culture, de l'éducation
et de la communication (1) par la mission d'information sur les
restitutions
des biens culturels appartenant aux collections publiques (2),

Par MM. Max BRISSON et Pierre OUZOULIAS,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Laurent Lafon , président ; M. Max Brisson, Mmes Laure Darcos, Catherine Dumas, M. Stéphane Piednoir, Mme Sylvie Robert, MM. David Assouline, Julien Bargeton, Pierre Ouzoulias, Bernard Fialaire, Jean-Pierre Decool, Mme Monique de Marco , vice-présidents ; Mme Céline Boulay-Espéronnier, M. Michel Savin, Mmes Marie-Pierre Monier, Sonia de La Provôté , secrétaires ; MM. Maurice Antiste, Jérémy Bacchi, Mmes Annick Billon, Alexandra Borchio Fontimp, Toine Bourrat, Céline Brulin, Nathalie Delattre, M. Thomas Dossus, Mmes Sabine Drexler, Béatrice Gosselin, MM. Jacques Grosperrin, Abdallah Hassani, Jean Hingray, Jean-Raymond Hugonet, Mme Else Joseph, MM. Claude Kern, Michel Laugier, Mme Claudine Lepage, MM. Pierre-Antoine Levi, Jean-Jacques Lozach, Jacques-Bernard Magner, Jean Louis Masson, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Philippe Nachbar, Olivier Paccaud, François Patriat, Damien Regnard, Bruno Retailleau, Mme Elsa Schalck, M. Lucien Stanzione, Mmes Sabine Van Heghe, Anne Ventalon, M. Cédric Vial .

(2) Cette mission est composée de : Mme Catherine Morin-Desailly, présidente ; MM. Max Brisson, Alain Schmitz*, Pierre Ouzoulias, rapporteurs ; MM. André Gattolin*, Jean-Raymond Hugonet, Mmes Claudine Kauffmann*, Sonia de La Provôté, Françoise Laborde*, M. Jean-Pierre Leleux*, Mmes Claudine Lepage, Vivette Lopez*, Colette Mélot*, Marie-Pierre Monier, M. Philippe Nachbar.

* Ces sénateurs ont changé de commission ou leur mandat a pris fin avant l'adoption du présent rapport.

AVANT-PROPOS

Le Sénat a perçu dès le tournant des années 2000 l'enjeu d'une plus grande gestion éthique et d'une conception plus dynamique des collections pour éviter que celles-ci ne meurent ou ne soient l'objet de contestations sous l'effet de leur figement excessif.

À l'initiative de la Haute assemblée, la loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France a ainsi ménagé la possibilité d'un déclassement des biens des collections publiques, sous réserve de recueillir l'avis conforme préalable d'une commission scientifique de manière à ne pas porter d'atteinte excessive au principe d'inaliénabilité des collections.

Avant même que ne soit organisée à Athènes en mars 2008 la conférence internationale sous l'égide de l'Unesco consacrée au retour des biens culturels à leur pays d'origine, la Haute assemblée avait déjà été à l'initiative d'une proposition de loi pour restituer à l'Afrique du Sud les restes de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, dite la « Vénus hottentote », conservée dans les collections du musée de l'homme après son décès à Paris en 1815 1 ( * ) .

Quelques années après, une loi 2 ( * ) visant à restituer à la Nouvelle-Zélande les têtes maories présentes dans l'ensemble des collections publiques fut adoptée à l'initiative de Catherine Morin-Desailly, présidente de la présente mission d'information, pour surmonter l'obstacle lié à l'annulation par le tribunal administratif de la décision du conseil municipal de la ville de Rouen autorisant la restitution de la tête momifiée conservée dans les collections du muséum municipal d'histoire naturelle. Cette loi fut l'occasion de réactiver l'idée d'une commission scientifique en matière de déclassement et de cession des biens des collections publiques, celle créée par la loi « musées » de 2002 ne s'étant jamais saisie de questions de déclassement malgré sa compétence. La Commission scientifique nationale des collections était née, avec pour missions non seulement de se prononcer par un avis conforme sur les déclassements de biens des collections des musées de France, mais également de définir une « doctrine » générale en matière de déclassement et de cession.

En dépit de la création de ce nouvel outil, le ministère de la culture et les institutions muséales n'ont pas profité de l'occasion pour se saisir de la réflexion en matière de restitution . Sans doute n'ont-ils pas alors réalisé l'importance que prenait peu à peu cette question chez nos partenaires étrangers et dans les enceintes internationales et le danger qu'il y avait à faire preuve d'immobilisme plutôt que d'engager rapidement une analyse prospective pour éviter de se retrouver au pied du mur.

Le discours du 28 novembre 2017 du Président de la République, Emmanuel Macron, devant les étudiants de l'université de Ouagadougou, a contribué, depuis trois ans, à relancer la réflexion en France sur les restitutions, même s'il l'a curieusement circonscrite au seul patrimoine africain. Si les propositions du rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy ont eu le mérite d'ouvrir très largement le débat, leur caractère pour le moins radical a contribué, non seulement à cliver, mais aussi à fausser celui-ci. En l'absence de clarification de la position française en matière de restitution - ni le Président de la République ni le Gouvernement n'ont indiqué leur point de vue concernant ces propositions -, c'est ce document qui est aujourd'hui invoqué comme référence par les pays demandeurs, alors qu'il s'agit d'un travail d'experts, sans valeur légale. Outre la demande du Bénin, présentée en 2016 et relancée par l'annonce le 23 novembre 2018 du Président de la République de restituer vingt-six objets culturels béninois, six pays africains ont soumis des demandes depuis 2019 : le Sénégal 3 ( * ) , la Côte d'Ivoire 4 ( * ) , l'Éthiopie 5 ( * ) , le Tchad 6 ( * ) , le Mali 7 ( * ) et Madagascar 8 ( * ) .

Face à la multiplication des demandes de restitution et à l'isolement croissant de la France au sein de l'Unesco sur ces questions, sous l'effet d'une contestation de plus en plus forte des musées universels, notre pays n'a plus d'autre choix que de s'emparer du sujet . C'est ce constat qui a conduit la commission de la culture du Sénat à décider, en décembre 2019, de lancer une mission d'information pour dresser le bilan de la situation de notre pays en matière de restitutions et formuler des propositions permettant aux autorités françaises de se saisir de cette question complexe en toute transparence et d'engager à son sujet une réflexion prospective, susceptible de subsister au gré des fluctuations de majorités politiques. La question n'est pas simple tant elle exige de concilier des objectifs contradictoires, à savoir faciliter le droit de chacun à avoir accès, dans son pays, à son propre patrimoine et au patrimoine commun de l'humanité sans obérer les capacités de nos propres musées à remplir leurs missions. Cette question pose, en fin de compte, celle de la conception que l'on peut avoir des musées, et la légitimité des musées universels.

La crise sanitaire n'a pas permis de mener à bien les travaux de la mission d'information avant le renouvellement sénatorial de septembre 2020. La présidente et les rapporteurs de cette mission tiennent à rendre hommage au travail réalisé en son sein par tous ses membres, dont ceux qui n'ont pas conservé leurs fonctions au Sénat à l'issue du renouvellement ou qui ont rejoint depuis une autre commission permanente, en particulier Alain Schmitz, qui en était initialement l'un des deux co-rapporteurs.

I. LE BILAN : OÙ EN EST LA FRANCE EN MATIÈRE DE RESTITUTIONS ?

A. UN SUJET EN PLEINE ÉBULLITION AUQUEL LE DROIT NE PERMET PAS VÉRITABLEMENT DE RÉPONDRE

1. Une question aiguë que la France ne peut pas éluder

Les demandes en faveur d'un accès universel aux chefs d'oeuvres de l'humanité sur tous les continents et du retour des biens culturels dans leurs pays d'origine se sont multipliées ces dernières années au niveau international. Elles répondent à une préoccupation éthique , renforcée par la déclaration universelle de l'Unesco sur la diversité culturelle de 2001 et la reconnaissance des droits culturels. La culture est aujourd'hui de plus en plus perçue comme un marqueur d'identité, conduisant les pays à rechercher les moyens de se réapproprier leur patrimoine pour permettre à leurs populations de se reconnecter à leur histoire, leur mémoire culturelle et leurs savoirs traditionnels.

De plus en plus exigeante en ce qui concerne la bonne prise en compte des enjeux éthiques dans tous les domaines de l'action du législateur, l'opinion publique est aujourd'hui demandeuse d'une gestion plus éthique des collections . Elle ne comprend plus aujourd'hui, par exemple, que l'on puisse exposer des restes humains au public si aucune raison d'ordre scientifique ne le justifie.

Cette question n'est pas propre à la France. L'ensemble des anciennes puissances coloniales est aujourd'hui confronté à la question du retour des biens culturels issus du patrimoine de leurs anciennes colonies et à la nécessité de se pencher conjointement avec ces pays sur leur histoire commune. L'ensemble des musées dits « universels » reçoit régulièrement des réclamations émanant de pays tiers.

L'enjeu semble avoir été jusqu'ici davantage pris en considération dans les pays du Nord de l'Europe . L'Allemagne a ainsi lancé un vaste programme en matière de recherche de provenances susceptible de déboucher sur la restitution d'objets dont l'acquisition s'est faite d'une manière qui n'est plus défendable aujourd'hui d'un point de vue légal ou éthique. La Belgique a mis en place, à la fin de l'année 2018, un groupe de travail, composé de Belges, de représentants de la diaspora africaine, et d'Africains, afin de définir des critères précis pour d'éventuelles restitutions d'objets et de restes humains appartenant aux collections nationales. Aux Pays-Bas, quatre musées réunis sous l'égide du Nationaal Museum van Wereldculturen ont intensifié les études sur l'origine des pièces étrangères qu'ils conservent pour préparer, le cas échéant, des restitutions que pourrait décider le gouvernement néerlandais et une commission a été constituée pour travailler à l'élaboration d'un rapport afin d'établir un cadre de gestion pour le patrimoine colonial.

Au Royaume-Uni, la question des restitutions est traitée au niveau de chaque musée, les musées publics étant gérés par des administrateurs privés qui disposent d'une grande autonomie. Le British Museum se montre jusqu'ici très fermé sur ce sujet, du fait de son engagement à préserver l'intégrité et la valeur publique globale de sa collection.

Même si des contacts se nouent entre les institutions muséales européennes autour des questions de restitution et que notre pays a pris l'initiative d'organiser, en juillet 2019, un forum consacré à la mise en place d'une nouvelle coopération culturelle dans le domaine des patrimoines africains avec ses partenaires européens et africains, il apparaît peu probable que se dégage une solution européenne conjointe. Les retombées diplomatiques liées au geste d'une restitution sont telles que chaque État préfère traiter cette question sur un plan bilatéral .

2. Une rigidité du droit et de la pratique

L'impuissance des mécanismes juridiques sur le plan international et l'obstacle créé par le principe d'inaliénabilité des collections au niveau national expliquent très largement le fait que la France se soit jusqu'ici peu penchée sur cette question.

Au niveau international, la convention de l'Unesco de 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels n'a pas de portée rétroactive. Elle s'applique à chaque État partie à compter de la date à laquelle il l'a ratifiée, ce qui fut le cas de la France, en 1997. Son application est par ailleurs indirecte, les États restant libres de définir au niveau national les mesures nécessaires pour lutter contre le trafic illicite de biens culturels.

La convention d'Unidroit (Institut international pour l'unification du droit privé) de 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés est venue compléter ce dispositif, en l'étendant notamment aux aspects de droit privé. Elle pose notamment le principe selon lequel le possesseur d'un bien volé doit dans tous les cas le restituer, avec la possibilité d'une indemnité équitable s'il prouve avoir agi avec la « diligence requise » au moment où il en a fait l'acquisition. La France, qui l'avait signée en 1995, ne l'a cependant jamais ratifiée. Le processus législatif visant à permettre sa ratification s'est interrompu en janvier 2002 après son examen en première lecture au Sénat, les marchands d'art et les collectionneurs privés y ayant fait valoir leur opposition. Au demeurant, la France a depuis transposé en droit national plusieurs mesures résultant d'une directive européenne de 2014 qui s'inspirent de cette convention, mais celles-ci ne concernent que les biens sortis illicitement du territoire d'un autre État membre de l'Union européenne.

Au niveau national, le principe à valeur législative d'inaliénabilité des collections , prévu à l'article L. 451-5 du code du patrimoine, s'oppose à ce que la propriété d'un bien conservé dans lesdites collections puisse être transférée . L'ensemble des biens appartenant aux collections publiques françaises sont des trésors nationaux, au sens de l'article L. 111-1 du code du patrimoine.

L' autorisation du législateur est indispensable pour faire exception à ce principe et permettre qu'un bien qui conserve son intérêt public puisse définitivement sortir des collections. La procédure de déclassement n'a jamais été utilisée pour répondre à des demandes de restitution . Le déclassement n'est en effet prononcé qu'à la condition que le bien concerné ait perdu son intérêt public à figurer dans les collections, ce qui n'est pas le cas des biens revendiqués par un État étranger en vue de leur restitution - la simple demande de restitution d'un bien aurait plutôt tendance à en accroître l'intérêt. L'article L. 451-7 du code du patrimoine interdit par ailleurs le déclassement des biens incorporés dans les collections publiques par dons ou legs, ce qui correspond souvent à la situation des biens réclamés.

À ces obstacles juridiques s'ajoutent des freins liés à la pratique de leur mission par les conservateurs de musées , encore aujourd'hui essentiellement formés à la conservation des collections au sens strict et peu, voire pas sensibilisés, au cours de leurs études, aux enjeux en matière de recherche de provenances. Ceci les conduit bien souvent à considérer l'objet dont ils sont le gardien seulement à partir du moment où il est entré dans les collections, comme en témoigne la faible documentation de la plupart des objets inscrits sur les inventaires.

D'où le faible nombre de restitutions auxquelles notre pays a procédé jusqu'à présent. Outre les deux lois de restitution que celui-ci a adoptées à l'initiative du Sénat concernant les restes de la dépouille mortelle de Saartje Baartman et les têtes maories, auxquelles devrait s'ajouter prochainement une loi visant au retour de vingt-six biens culturels au Bénin et au Sénégal, on peut citer différents cas de restitution intervenus en application de la convention de 1970 de l'Unesco : la restitution en 2002 de trois statuettes nok achetées de bonne foi par le Louvre après leur exportation illégale du Nigeria, finalement restées sur le territoire français et exposées au musée du Quai Branly-Jacques Chirac suite à un prêt consenti par le Nigeria pour une durée de vingt-cinq ans, la restitution en 2009 de cinq fragments de fresques de la tombe de Tekity acquis de bonne foi par le ministère de la culture pour le compte du musée du Louvre après leur exportation illégale d'Égypte, ou la restitution en 2015 à la Chine de plaques chinoises conservées par le musée Guimet.

Hors application de la convention de 1970, la nécessité d'obtenir l'autorisation préalable du législateur, qui repose sur un processus long, complexe et aléatoire, et la volonté de faire plier les institutions dépositaires des biens concernés ont pu conduire les gouvernements à recourir à la formule ad hoc du dépôt pour procéder à des restitutions. C'est notamment la formule qui a été utilisée par plusieurs gouvernements pour rendre à la Corée du Sud les « manuscrits coréens »: après un prêt de longue durée pour un premier manuscrit mis en place en 1993, le reste des 297 manuscrits a été retourné en 2011 dans le cadre d'un prêt pour une période de cinq ans renouvelable, avec la garantie d'un maintien de l'accès aux manuscrits pour la Bibliothèque nationale de France. Le ministère de la culture a indiqué à la mission d'information que l'accord intergouvernemental entre la France et la Corée du Sud, signé en février 2011, précisait que « cette opération revêtait un caractère unique, non susceptible d'être reproduit en une quelconque autre circonstance et ne créait en rien un précédent ».

B. UNE QUESTION COMPLEXE

Les demandes de restitutions réunissent des enjeux artistiques (qu'est-ce qui fonde la valeur d'un bien culturel ?), des enjeux éthiques (dans quelles conditions une demande est-elle légitime ?), des enjeux juridiques (quelles sont les règles applicables pour traiter les demandes ?) et des enjeux diplomatiques (quel bénéfice tirer d'une restitution ?). La complexité du sujet nécessite qu'il soit traité de façon cohérente et mesurée, compte tenu du précédent que chaque décision de restitution peut créer .

1. La difficulté à établir des critères pertinents et consensuels pour des restitutions indiscutables

Il n'existe aujourd'hui aucun accord autour des critères qu'une demande de restitution doit remplir pour être acceptée. De nombreuses questions se posent concernant, en particulier la nature des biens culturels susceptibles d'être concernés.

En théorie, la restitution, au sens propre du terme, ne devrait concerner que les biens culturels mal acquis , dans la mesure où la restitution suppose l'existence d'une propriété illégitime acquise par vol, pillage, spoliation ou autre consentement vicié. Elle ne devrait pas pouvoir porter sur des biens donnés, troqués, achetés ou commandés .

En résulte une difficulté pour apprécier le caractère illicite de l'acquisition . Le seul contexte colonial suffit-il par exemple, comme le suggèrent Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, pour fonder une restitution, quelles qu'en aient été les modalités d'acquisition pendant cette période ? Ou faut-il se concentrer uniquement sur les cas dans lesquels il est avéré que l'acquisition s'est faite, soit par la violence, soit sous la contrainte ? Sur qui faire reposer la charge de la preuve du caractère illicite de l'acquisition ? Le droit français prévoit que la charge de la preuve incombe aux demandeurs. Il est aujourd'hui demandé aux victimes de spoliations à l'époque du III e Reich d'apporter la preuve de la propriété, de la spoliation et de l'absence de titre de propriété valable de l'actuel propriétaire.

Les musées qui auraient fait l'acquisition ou à qui l'on aurait donné ou légué des biens mal acquis, pourraient-ils être incriminés pour recel ? Un délai de prescription doit-il s'appliquer ? En cas de bonne foi, les musées peuvent-ils prétendre à une indemnisation ?

Les biens entrés dans les collections à la suite d'un don ou legs , aujourd'hui exclus de la possibilité de déclassement, peuvent-ils faire l'objet de restitution ? Comment traiter les réclamations d'ayants droit, dans le cas où ils se feraient connaître postérieurement à la restitution ? Si la restitution des plaques chinoises en 2015 a été précédée d'un accord des donateurs sur la résolution de leur don, il conviendra d'être très vigilant et de mener des recherches sur l'existence d'éventuels ayants droit en amont des projets de restitutions afin d'en prévenir le risque, ce qui plaide pour que les restitutions ne se fassent pas à la va-vite.

Les restitutions doivent-elles se concentrer sur les seuls biens culturels qui pourraient relever, dans les pays demandeurs, de la catégorie des « trésors nationaux » , autrement dit les biens qui constituent des symboles de leur patrimoine du point de vue de l'art, de l'histoire, de l'archéologie, de la culture ou de la spiritualité ? Dans certaines cultures, la dimension sacrée de certains objets peut rendre leur retour impérieux, dans la mesure où aucune copie de l'objet ne pourra satisfaire la demande de retour. Quid des « trésors nationaux » qui n'auraient pas été mal acquis ? La France doit-elle s'en séparer au nom de l'accès des peuples à leur patrimoine culturel ? C'est l'une des questions soulevées par la demande de restitution de l'objet décoratif en forme de couronne surplombant le dais de la Reine Ranavalona III, dans la mesure où les recherches historiques menées sur cet objet démontrent qu'il ne s'agit ni d'une prise de guerre, ni sans doute d'un objet mal acquis, puisqu'une hypothèse actuellement avancée serait que Georges Richard aurait pu en faire l'acquisition lors d'une vente aux enchères au cours de laquelle ont été dispersés différents effets de la Reine Ranavalona III, dont l'importance avait été jugée mineure.

Un autre enjeu consiste à déterminer la nature de la personne à qui restituer . Les arguments diplomatiques plaident pour traiter ces demandes sur une base d'État à État, mais il convient néanmoins de se demander à qui les biens culturels appartiennent et à qui ils doivent être rendus, sous peine de prendre le risque qu'un geste diplomatique ne soit associé à une tentative d'ingérence dans les affaires internes d'un pays tiers.

Une question récurrente concerne les modalités d'accueil des biens dans les pays dans lesquels ils sont retournés , même si un tel droit de regard apparaît peu compatible avec le geste de la restitution, tout en pouvant se justifier dès lors qu'il s'agit de biens dont on considère qu'ils appartiennent au patrimoine commun de l'humanité.

Ces questions justifient aujourd'hui l'examen au cas par cas des demandes de restitution et le recours aux lois de circonstances pour autoriser la sortie des biens des collections , tant qu'elles ne sont pas résolues. Les lois de circonstances apparaissent aujourd'hui comme la formule la plus adaptée à la restitution, non de catégories et d'ensembles indéfinis d'objets, mais d'objets définis, identifiés et documentés. Même en présence d'un cadre général, une analyse approfondie des biens revendiqués restera nécessaire pour apprécier correctement leur origine, leur parcours historique et leurs conditions d'entrée dans les collections, ainsi que la motivation de la demande.

La situation est différente pour les restes humains patrimonialisés , qui ne sont pas des biens culturels comme les autres. Le principe à valeur constitutionnelle de respect de la dignité humaine joue un rôle déterminant dans la décision de leur restitution. Le conseil municipal de Rouen avait ainsi fondé sa décision de rendre la tête maorie conservée dans les collections du musée municipal par le fait, d'une part, que le commerce des têtes tatouées avaient été à l'origine d'actes de barbarie ayant entraîné la mort et, d'autre part, que la restitution rendrait possible l'inhumation de la tête de façon digne et respectueuse des coutumes de son peuple.

2. Une déstabilisation des principes fondateurs de nos musées

Les restitutions ébranlent le principe d'inaliénabilité des collections , qui constitue le corollaire, pour le patrimoine culturel, du principe d'inaliénabilité du domaine public.

Leurs effets seront plus ou moins marqués en fonction de l'ampleur du mouvement. Les craintes sont de plusieurs ordres :

- une raréfaction du nombre des dons et de legs consentis aux musées de France , du fait d'un cadre juridique moins sécurisant pour les donateurs. Au moins la moitié des oeuvres des collections publiques résulteraient de dons ou de legs. Il s'agit donc d'une source très importante d'enrichissement des collections publiques , qui repose pour une large part sur les principes d'inaliénabilité et d'interdiction du déclassement des dons et legs en droit français. Ces principes sont une incitation pour les collectionneurs, y compris étrangers, à donner ou léguer leurs oeuvres à des musées de France, beaucoup de musées étrangers n'offrant pas les mêmes garanties ;

- une atteinte à la cohérence des collections préjudiciable au travail de recherche des musées, dans la mesure où la mission du musée ne se résume pas à présenter ses collections au public, mais aussi à garantir une connaissance scientifique de l'humanité ;

- un amoindrissement de la capacité des musées à faire dialoguer les cultures et à porter un regard critique sur l'histoire en mobilisant les oeuvres, leur histoire et, le cas échéant, le parcours de leurs donateurs, comme témoins, du fait d'une moindre représentativité des cultures étrangères dans ses collections.

Les demandes de restitution questionnent en effet la légitimité des musées à vocation universelle , modèle sur lequel se sont bâtis les musées français depuis leur origine. Dès 2007, la conférence générale de l'Unesco soulignait que « la notion d'accès universel aux biens culturels exposés dans certains musées présentant un caractère universel ne saurait primer sur la notion morale et juridique de propriété du bien culturel, et que l'accès virtuel aux biens culturels ne saurait se substituer à la jouissance de ces mêmes biens dans leur cadre original et authentique ». La contestation du musée universel s'est encore accentuée ces dernières années, celui-ci étant de plus en plus fréquemment dénoncé aujourd'hui comme un objet occidental et néocolonial.

C. LE CARACTÈRE INSATISFAISANT DES SOLUTIONS MISES EN oeUVRE POUR TRAITER DES DEMANDES

1. Le bilan mitigé de la Commission scientifique nationale des collections

Dans l'esprit du législateur au moment du vote de la loi sur les têtes maories en 2010, la CSNC devait être la gardienne éclairée du principe d'inaliénabilité des collections , en disposant à la fois d'un rôle de réflexion doctrinale, de conseil et de vigie.

En matière de restitutions, le législateur entendait qu'elle exerce un contrôle sur les demandes, pour garantir que les décisions de restitution se justifient de manière indiscutable et ne relèvent pas exclusivement du pouvoir politique, compte tenu du caractère passionnel et médiatique de ces questions et du risque de revirements permanents de position au gré des alternances politiques. Elle devait également permettre d'initier une réflexion prospective sur la formalisation de voies possibles de restitution qui n'alourdissent pas le travail parlementaire, afin d'éviter que la France ne se retrouve rapidement au pied du mur, au risque de faire voler en éclats le principe d'inaliénabilité.

C'est l'une des raisons qui avait conduit le législateur à souhaiter que cette instance soit composée de sensibilités suffisamment diverses (professionnels de la conservation, représentants de l'État et des collectivités territoriales, personnalités qualifiées représentant diverses disciplines scientifiques) afin, d'une part, qu'elle ne fasse pas preuve d'un trop grand conservatisme et s'oppose systématiquement à toute possibilité de déclassement et, d'autre part, qu'elle comporte des spécialistes des questions sensibles sur lesquelles elle pourrait être amenée à se pencher.

Le bilan de la CSNC est néanmoins mitigé.

Sa gestation fut longue . Après avoir attendu près d'un an la publication du décret fixant son organisation 9 ( * ) , la nomination de ses membres a requis plus de deux années supplémentaires, la commission n'ayant finalement été convoquée et officiellement installée que le 21 novembre 2013. Sa composition pléthorique a rendu son fonctionnement difficile , compte tenu des difficultés qu'elle a rencontrées pour réunir le quorum.

La CSNC s'est par ailleurs déclarée incompétente pour juger des demandes de restitution , quand bien même elle avait été créée à l'occasion d'un débat parlementaire portant sur la restitution de biens réclamés par un pays étrangers. Elle a en effet estimé qu'elle était exclusivement autorisée à prononcer le déclassement ou la cession de biens culturels qui auraient perdu leur intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique, ce qui n'est pas le cas des biens qui font l'objet d'une demande de restitution. Le code du patrimoine interdisant le déclassement des biens entrés dans les collections publiques par dons ou legs, une grande partie des biens susceptibles d'être revendiqués aux fins de restitution était, de toute façon, exclue de son champ de compétences depuis l'origine.

Au regard de son maigre bilan (moins d'une dizaine d'avis rendus en matière de déclassement) et des difficultés de fonctionnement qu'elle a rencontrées, la CSNC a été supprimée à l'initiative du Gouvernement par la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique. Il est cependant regrettable que le Gouvernement ait décidé d'emblée sa suppression, sans même s'interroger au préalable sur la responsabilité que portait l'administration dans ses difficultés de fonctionnement et sur les possibilités à sa disposition pour les corriger. Le ministre chargé de la culture n'a en effet jamais procédé à la nomination d'un nouveau président après sa vacance en janvier 2019, alors même que la CSNC ne pouvait pas fonctionner sans celui-ci, puisqu'il est chargé de la convoquer en application des textes réglementaires. Le pouvoir réglementaire aurait pu également réduire le nombre des membres de la CSNC et supprimer ses différents collèges pour faciliter l'atteinte du quorum. Aucun moyen financier n'a par ailleurs été octroyé pour son fonctionnement.

La CSNC a sans doute manqué de temps pour pleinement produire ses effets. Son bilan ne peut pas être totalement balayé au regard de la réflexion significative à laquelle elle a contribué sur la question des restes humains patrimonialisés conservés dans les collections, comme le lui avait demandé le Parlement à l'initiative du Sénat dans le cadre de la loi du 18 mai 2010 de restitution des têtes maories. Le travail mené au sein de la CSNC a mis en lumière la nécessité de ne pas uniquement traiter la question des restes humains sous l'angle de leur seul déclassement éventuel, mais de lancer une réflexion sur la gestion et la valorisation de ces collections, débouchant sur la mise en place d'un groupe de travail pluridisciplinaire, sous l'égide du ministère de la culture et du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, qui a depuis rendu deux rapports.

2. Le caractère contestable de la méthode retenue par le Gouvernement

Si la CSNC n'a pas pu constituer l'outil imaginé par le législateur pour traiter des questions de restitution, le procédé utilisé à l'heure actuelle par le Gouvernement pour traiter des demandes n'est pas davantage satisfaisant. Soucieux de montrer que la France est désormais à la fois consciente de cette problématique et déterminée à répondre rapidement aux demandes, le Gouvernement agit aujourd'hui dans la précipitation, prenant seul les décisions sur les demandes, sur la base de considérations exclusivement diplomatiques, sans que la communauté scientifique n'ait pu faire entendre sa position sur l'opportunité et la pertinence de ces restitutions, au risque de fausser totalement l'authenticité de la démarche.

Le choix du Gouvernement, depuis un an, de recourir à la formule des conventions de dépôt dans la perspective d'un retour définitif des biens culturels revendiqués, avec une simple validation a posteriori par le Parlement, en est l'évidente manifestation. À trois reprises au cours de l'année écoulée, le Gouvernement a utilisé cette procédure, pourtant déjà dénoncée lorsqu'elle avait été utilisée pour les manuscrits coréens :

- une première fois en novembre 2019 pour le sabre dit d'El Hadj Omar Tall, revendiqué par le Sénégal dans le cadre d'une demande en date du 8 août 2019 ;

- une deuxième fois pour les vingt-quatre crânes algériens, remis le 3 juillet 2020 à l'Algérie et inhumés dès le surlendemain ;

- une troisième fois pour l'objet décoratif en forme de couronne qui surplombait le dais de la Reine Ranavalona III, remis à Madagascar le 5 novembre 2020, suite à sa demande de restitution en date du 20 février.

Il s'agit d'une véritable instrumentalisation de la procédure de dépôt , conçue exclusivement pour permettre une sortie temporaire du territoire douanier de trésors nationaux, avec pour conséquences :

- d' empêcher tout débat scientifique, historique, philosophique et juridique sur l'opportunité et le bien-fondé de ces restitutions ;

- de transformer le Parlement en une simple chambre d'enregistrement , au mépris de ses prérogatives exclusives pour autoriser la sortie définitive des biens des collections et donc, de la séparation des pouvoirs, dans la mesure où, en raison à la fois du fait majoritaire et du risque d'apparaître comme conservateur s'il s'y opposait, le législateur n'a guère d'autre choix que d'approuver les décisions déjà prises et annoncées par l'exécutif ;

- de créer des précédents en matière de restitutions, sans avoir obtenu à leur sujet la garantie préalable qu'elles faisaient consensus ;

- de retirer à la communauté nationale la possibilité de participer à ces gestes , qui pourraient être l'occasion de véritables réconciliations bilatérales si elles ne donnaient pas lieu à des remises en catimini ;

- de priver les musées du temps nécessaire pour l'étude, la numérisation ou la copie du bien ainsi remis de manière à pouvoir poursuivre leur travail scientifique, compte tenu de la rapidité avec laquelle ces conventions sont conclues et des délais serrés entre la signature desdites conventions et la remise des biens au pays demandeur, et de restreindre l'opportunité pour la communauté scientifique de développer des échanges avec leurs homologues étrangers à l'occasion de ces restitutions.

L' intérêt des restitutions n'est pas seulement diplomatique . Il ne se résume pas à une question de « paraître » , qui n'aurait des effets qu'à très court terme. Il s'agit de gestes forts, qui peuvent être bénéfiques pour les deux parties, à condition qu'elles soient l'occasion de développer de véritables échanges scientifiques et culturels avec d'autres pays , à la fois en amont et en aval de la remise, afin de faire progresser la connaissance, la science et la compréhension mutuelle. La restitution des têtes maories a ainsi donné lieu à l'accueil de cinq stagiaires d'institutions universitaires françaises entre 2008 et 2014 au musée Te Papa et à une intensification des échanges entre celui-ci et les institutions muséales françaises. Elle a également occasionné un travail de recherche en sciences sociales commun entre la France, le Québec et la Nouvelle-Zélande consacré à la restitution des restes humains indigènes et à leur perception par le public.

La précipitation dont fait aujourd'hui preuve l'exécutif pour répondre aux demandes de restitution constitue une stratégie qui n'apparaît pas optimale à long terme. Ce ne sont pas des questions qui revêtent un caractère d'urgence tel qu'il justifie d'y donner suite en six mois , en passant par le biais d'une convention de dépôt simplement pour garantir que la remise coïncide avec une date symbolique pour le pays demandeur, sauf à accréditer la thèse du fait du prince. Compte tenu du caractère sensible de ces dossiers et du travail de préparation et de construction de la coopération qu'il requiert, il apparaît important que la France se donne le temps :

- pour effectuer des recherches approfondies sur la provenance des biens revendiqués, évaluées au minimum à six mois par objet ;

- pour vérifier, le cas échéant, l'existence d'éventuels ayants droit du donateur et recueillir leur assentiment sur ce transfert ;

- pour faciliter la formation d'un consensus autour de la restitution envisagée ;

- et pour initier un travail de coopération entre les scientifiques français et ceux du pays demandeur.

Il semble également étonnant que le débat reste jusqu'ici limité au seul patrimoine africain . Même si une proportion très substantielle du patrimoine de l'Afrique subsaharienne est aujourd'hui détenue hors de ce continent, cette situation ne paraît pas de nature à justifier un traitement juridique différencié au profit des États africains par rapport aux pays d'autres continents, comme le préconisait le rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy. Sans doute le fait que ses auteurs aient d'emblée rejeté la possibilité de recourir à d'autres options que les restitutions en est-il à l'origine, mais il apparaît tout aussi regrettable que d'autres pistes destinées à améliorer la circulation des oeuvres, pourtant mentionnées dans le discours du Président de la République, n'aient pas, semble-t-il, jusqu'ici été véritablement explorées, le dépôt aux fins de retour définitif étant une restitution qui ne dit pas son nom.

II. LES QUINZE PROPOSITIONS DE LA MISSION D'INFORMATION

A. METTRE EN PLACE UNE DÉMARCHE SCIENTIFIQUE PÉRENNE

La mission d'information juge essentiel d' aborder le débat autour des restitutions sous un angle scientifique en le faisant reposer sur une contextualisation historique , pour faciliter la formation d'un consensus , faire progresser la connaissance et assurer une véritable postérité aux restitutions auxquelles il pourrait être procédé en garantissant la mise en place de partenariats scientifiques durables à l'occasion de ces restitutions. L'histoire est souvent essentielle pour pacifier les conflits de mémoire qui sont au coeur des demandes de restitution.

1. L'intérêt d'une instance scientifique pour asseoir la pérennité de la réflexion en matière de retour des biens à leur pays d'origine

Rejetant la méthode du Gouvernement de contourner les prérogatives du Parlement en passant par la voie des conventions de dépôt, la mission d'information croit à l'importance de disposer d'une instance scientifique pérenne chargée de réfléchir à la question des restitutions , de manière à garantir une continuité à cette réflexion au gré des changements de majorité politique.

Dans le cadre de l'examen du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal, le Sénat a défendu la création d'un Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour des biens culturels extra-européens , dont la rapporteure de ce texte, Catherine Morin-Desailly, avait proposé l'idée.

Cette instance s'inspire de la CSNC, dont les causes des dysfonctionnements ont été corrigées. Son format serait resserré à douze membres réunissant des compétences scientifiques (conservateurs, historiens, historiens de l'art, ethnologues, juristes). Elle aurait pour mission de donner son avis, rendu public, sur les demandes de restitution , sauf celles présentées en application de la convention de l'Unesco de 1970, avant que les autorités françaises n'y aient apporté une réponse . Les pouvoirs publics seraient libres de leur décision, son avis étant un avis simple.

Elle pourrait également prodiguer des conseils sur les questions entrant dans son champ de compétences à la demande des ministres intéressés ou des commissions chargées de la culture et des affaires étrangères du Parlement afin de les accompagner dans leurs éventuels questionnements prospectifs.

Son instauration répondrait à deux objectifs :

- préserver le principe d'inaliénabilité des collections en apportant aux pouvoirs publics un éclairage scientifique dans leur prise de décision , réduisant le risque que ladite décision ne soit le « fait du prince » et ne réponde exclusivement à des considérations diplomatiques ou des revendications mémorielles ou communautaires ;

- éviter que la position de notre pays vis-à-vis des restitutions ne fluctue au gré des alternances politiques en conduisant la France à engager une réflexion de fond en matière de gestion éthique des collections, qui permette aux autorités françaises et au monde muséal de reprendre la main sur le débat en matière de restitutions.

La mission d'information reste convaincue qu'il s'agit d'une procédure indispensable pour éviter des décisions prises sous le coup de l'instant, tout en engageant notre pays sur la voie d'un travail approfondi de connaissance des oeuvres de nos collections, propre à les mettre en lumière dans toute la vérité de leur histoire. Elle laisse davantage de temps à la réflexion et garantit une meilleure prise en compte des intérêts scientifiques et culturels associés aux demandes de restitution.

Proposition n° 1 : Créer un Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour des biens culturels extra-européens.

2. La documentation des collections : l'enjeu autour de la recherche de provenance

Les demandes de restitution font apparaître le besoin de mieux connaître les collections. La documentation n'est pas homogène. Pour de nombreux biens culturels, elle se révèle inexistante, incomplète, imprécise ou erronée , en particulier en ce qui concerne les oeuvres acquises de façon ancienne, nécessitant un travail de vérification d'ampleur.

Le ministère de la culture a commencé à sensibiliser les musées à l'enjeu de retracer l'origine et le parcours historique des biens culturels conservés dans les collections publiques. Il a organisé en octobre 2019 une journée d'études, en partenariat avec le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, en pointe sur ces sujets compte tenu de la nature de ses collections, intitulée « Inventaire, documentation, recherche de provenance : quels enjeux pour les collections extra-occidentales des musées de France ? ».

Il s'agit d'un travail central à plusieurs égards.

D'abord, parce qu'une collection non documentée empêche les musées de faire jouer aux biens culturels qui la compose leur rôle de témoins. La documentation permet de mettre en relief l'histoire complexe des oeuvres.

Ensuite, pour éclairer, le cas échéant, le pouvoir politique, dans sa réflexion sur les restitutions, sur les collections, leur provenance, les circonstances de leur acquisition et leur parcours.

Enfin, pour écarter les soupçons qui pèsent aujourd'hui sur les collections des musées et montrer que ces derniers ne cherchent pas à dissimuler l'origine de leurs collections. C'est l'une des raisons pour lesquelles il pourrait être opportun d'associer à la réalisation de ces inventaires des scientifiques des pays demandeurs , afin qu'ils puissent se rendre compte de la réalité de la composition de la collection, des conditions et du soin apporté à sa conservation, ou des travaux de recherche auxquels elle donne lieu. Ce travail permettrait d'identifier les pièces, finalement rares, susceptibles de faire véritablement défaut aux pays demandeurs pour servir le discours de leurs propres musées et d'affiner leurs demandes de restitution dans un objectif scientifique et non simplement activiste. On peut s'interroger, en effet, sur l'intérêt des pays demandeurs de récupérer tout leur patrimoine, la présence d'une partie des pièces dans les musées étrangers favorisant le rayonnement de leur culture et satisfaisant l'attente de leur diaspora d'avoir accès, là où elle se trouve, à son patrimoine d'origine.

Proposition n° 2 : Associer des scientifiques des pays demandeurs à la mission d'inventaire des biens des collections publiques les concernant.

Ces trois arguments justifient, en tout cas, de faire de la recherche de provenance dans les musées français une véritable priorité , ce qui suppose de veiller à ce que les musées disposent des moyens humains et financiers nécessaires à l'accomplissement de cette mission longue et coûteuse. L'Allemagne a ainsi débloqué 1,1 million d'euros, en octobre 2020, pour son troisième programme de financement de recherches en matière de provenance, qui devrait concerner des collections d'art chinois, des collections originaires du Togo, des collections acquises pendant la période coloniale et des collections de restes humains.

Dans un rapport de février 2018 à la ministre de la culture intitulé « Biens culturels spoliés pendant la seconde guerre mondiale : une ambition pour rechercher, retrouver, restituer et expliquer », David Zivie déplorait ainsi le relatif manque d'organisation et la trop faible ambition de l'organisation actuelle en matière de gestion et de restitution des biens spoliés, malgré la priorité affichée. Il serait souhaitable que cette situation ne se reproduise pas, une seconde fois, s'agissant des collections extra-occidentales, faute de ne pas y avoir consacré, dès le départ, les moyens suffisants pour atteindre l'ambition affichée. Même si les musées essayent de prioriser leur travail en identifiant les biens culturels qui, au sein de leurs collections, sont les plus susceptibles de faire l'objet de réclamations, un risque demeure, soit qu'ils ne parviennent pas à achever ce chantier titanesque dans un délai raisonnable, soit qu'ils soient obligés de sacrifier certaines des autres missions qu'ils assument.

Proposition n° 3 : Faire de la recherche de provenance une véritable priorité politique en veillant à ce que les musées disposent des moyens humains et financiers nécessaires pour leur permettre de lancer un vaste travail en la matière sans qu'ils aient à sacrifier leurs autres missions.

Dans son rapport consacré aux biens spoliés, David Zivie pointait du doigt « le faible nombre de personnes travaillant sur ces questions, tout particulièrement dans les musées, où il n'existe aucun poste spécialisé en recherche de provenance, mais aussi au sein de l'administration centrale du ministère de la Culture ». Consciente de cette difficulté, notre ancienne collègue Corinne Bouchoux, avait d'ailleurs recommandé en 2013, à l'occasion de la mission d'information sur les oeuvres d'art spoliées par les Nazis, de proposer aux stagiaires de l'Institut national du patrimoine et des universités de contribuer aux travaux de recherche de provenance des musées. Cette proposition pourrait tout à fait être transposée en matière de recherche de provenance des collections extra-occidentales. L'Institut national d'histoire de l'art a aussi toute sa place à jouer sur ces questions.

Proposition n° 4 : Proposer aux étudiants de l'Institut national du patrimoine et aux étudiants de l'École du Louvre de contribuer aux travaux de recherche de provenance des musées et développer des partenariats entre les musées et le monde universitaire et de la recherche sur ces questions.

Se pose également la question de la formation des conservateurs aux enjeux en matière de recherche de provenance . Cette question, dont l'acuité est relativement nouvelle, ne paraît pas véritablement abordée dans la formation de base : seuls des séminaires thématiques et d'approfondissement permettent aujourd'hui aux futurs conservateurs de musées de se familiariser avec la problématique de la recherche de provenance et ils l'abordent exclusivement sous l'angle des biens spoliés. Pour la première fois en 2021, une formation sur les « objets africains : méthode et ressources pour la connaissance et la présentation des collections » est proposée dans le catalogue de formation continue de l'Institut national du patrimoine. Elle ne répond toutefois que partiellement à la problématique, dans la mesure où elle se concentre exclusivement sur les biens culturels d'origine africaine.

Proposition n° 5 : Intégrer les questions de recherche de provenance (enjeu, méthodologie) dans la formation initiale de base des futurs conservateurs de musées.

3. Valorisation : la mobilisation des collections dans une perspective historique

Une autre question soulevée par les demandes de restitution est celle de la meilleure valorisation des collections extra-occidentales de nos musées, avec pour point de départ l'idée qu'aucune pièce n'est un « objet mort » mais qu'elle est porteuse d'une histoire, d'une mémoire et de valeurs. En ouverture de la journée d'études consacrée aux collections extra-occidentales en octobre 2019, le ministre de la culture, Franck Riester, avait ainsi évoqué la nécessité pour les musées de rendre compte de la complexité de l'histoire des biens culturels composant ces collections par le biais d'une muséographie et d'une médiation adaptées .

Dans le rapport de la mission « Musées du XXI e siècle », présenté en 2017, les auteurs observaient que « si [...] des tentatives de relecture des collections ont lieu sur notre territoire (au Mucem, au musée du Quai Branly ou à Rennes), nombre de collections mais aussi d'expositions semblent surtout renforcer une vision parfois très monolithique de l'histoire et des connaissances » répondant mal à l'attente de plus en plus pressante du public de voir le musée se transformer véritablement en un lieu d'information, de questionnement et de débat. Ils soulignaient ainsi que « les collections doivent être ouvertes à l'interprétation et à l'appropriation par tous. L'ouverture aux publics et aux communautés passe aussi, d'abord, par l'ouverture à l'interprétation, la relecture des collections, la création de ponts entre les cultures ». Ils ajoutent : « la collection n'est plus simplement définie à partir des objets qui la constituent mais par tous les témoignages, les sources et les liens qui lui sont associés : un ensemble aussi bien matériel qu'immatériel, organisé de manière cohérente et mobilisé par des conservateurs et des chercheurs ».

Les collections extra-occidentales pourraient être ciblées en priorité dans cette perspective de renforcement des approches historique et sociale dans les parcours muséographiques , y compris dans les musées qui n'ont pas une vocation historique. Les publics ne se contentent plus de découvrir des objets : ils attendent désormais au travers des oeuvres qu'ils découvrent, d'en apprendre plus sur l'histoire de l'humanité, même s'il doit s'agir d'épisodes violents. D'où l'importance de cette mise en perspective historique des pièces dans la présentation des collections et la médiation . Lors de son audition devant la commission de la culture, de l'éducation et de la communication le 22 juillet 2020, Emmanuel Kasarhérou, président du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, a mis en avant l'intérêt de collaborations avec les pays dont les oeuvres sont originaires, afin de permettre de raconter, à deux voix, l'histoire des oeuvres présentées au public dans les musées.

Proposition n° 6 : Inciter les musées à contextualiser davantage les collections extra-occidentales en collaborant avec les pays dont les oeuvres sont originaires pour raconter leur histoire.

Il serait d'ailleurs dommage, si certaines pièces devaient sortir des collections publiques pour retourner définitivement dans leur pays d'origine, qu'il n'en soit pas conservé de trace (numérisation, copie) dans le but de documenter les archives, de poursuivre le travail de recherche scientifique, mais aussi de pouvoir continuer à utiliser la pièce dans les parcours muséographiques. Il pourrait s'agir d'une base intéressante pour amener le visiteur à réfléchir sur l'histoire passée et sur la démarche des restitutions. Le muséum d'histoire naturelle de Rouen a ainsi procédé à la modélisation numérique de la tête maorie avant sa restitution.

Proposition n° 7 : Conserver une trace des pièces restituées dans les musées français dans lesquels elles étaient conservées.

B. DONNER DAVANTAGE DE CORPS À LA CONCEPTION UNIVERSALISTE DES MUSÉES

1. Une vision universaliste toujours pertinente

Le débat actuel autour des restitutions déborde très largement la simple demande de retour des oeuvres mal acquises. Il véhicule l'idée que l'oeuvre, en tant que produit d'une culture, ne pourrait être comprise que par les personnes issues de cette même culture.

Même si elle est aujourd'hui battue en brèche, la vision universaliste des musées, dont la démarche repose sur l'idée d'un art universel et le dialogue interculturel, reste fondamentale. L'idée que les oeuvres d'art n'auraient de sens que dans le milieu culturel qui les a produites nie, pour ainsi dire, toute l'influence que peuvent avoir certains arts sur d'autres, à l'image de l'art africain sur l'art moderne.

La disparition progressive des musées universels au profit de musées à vocation strictement nationale ferait perdre toute capacité à confronter, mais aussi à rapprocher les points de vue. Si les cultures étaient réduites à des nations, le musée ne pourrait plus apporter à ses visiteurs une distance par rapport à leur propre culture leur permettant de s'interroger sur leurs propres convictions et leurs propres savoirs .

C'est parce que les musées donnent aujourd'hui à voir des oeuvres originaires de différentes époques, cultures et civilisations qu'ils peuvent contribuer à améliorer la connaissance et la compréhension du monde. Ils ont un rôle primordial dans le contexte actuel, marqué par des replis identitaires porteurs de tensions.

D'où l'intérêt, face à la montée des discours identitaires, de réaffirmer le caractère républicain de la mission portée par les musées français . Héritage de l'esprit des Lumières, le musée répond à l'objectif de conserver les objets, au nom de l'histoire et de l'instruction des générations futures, et de les exposer au public dans un objectif de connaissance, d'éducation et de plaisir. Il est donc situé en dehors des dogmes et son discours repose exclusivement sur la raison et sur les sciences.

Proposition n° 8 : Réaffirmer la mission républicaine du musée comme un lieu de connaissance et de réflexion ouvert et accessible à tous et situé en dehors des dogmes.

2. Le partage des collections, au centre de la vision universaliste de la culture

Le seul moyen pour les musées de défendre la vision universaliste de la culture, c'est de véritablement faire vivre cette dimension, pour en démontrer le bien-fondé , et non de s'abriter derrière elle pour conserver jalousement leurs collections.

L'enjeu est donc d'améliorer le partage des collections .

La numérisation des collections est importante, dans la mesure où elle peut permettre de faciliter la recherche scientifique partout dans le monde et d'offrir une visibilité et une accessibilité accrue des collections. Si elle est indispensable, elle ne saurait constituer la seule réponse de nos musées pour permettre aux populations des pays d'origine de leurs collections d'accéder à leur patrimoine, dans la mesure où rien ne remplace l'accès physique aux oeuvres.

Proposition 9 : Accélérer la numérisation des collections extra-occidentales.

Il est donc nécessaire parallèlement de développer davantage les collaborations entre musées dans une perspective de co-production d'expositions, ainsi que les prêts et les dépôts d'oeuvres d'art , sans se limiter d'ailleurs aux seules oeuvres originaires des pays auxquels elles sont prêtées, mais en prêtant également des oeuvres d'art françaises ou étrangères pour des expositions. Il s'agit d'opportunités pour développer les échanges et débattre entre scientifiques de la légitimité de biens originaires d'autres pays dans les collections françaises.

Il faut néanmoins noter que l'accroissement de la circulation des biens culturels bute aujourd'hui très largement sur une problématique financière , en raison du coût, notamment, des assurances des oeuvres et objets d'art, au point d'avoir conduit certains pays demandeurs à renoncer à des demandes qu'ils avaient formulées. La question d'une prise en charge partielle par notre pays de ces frais se pose, dans la mesure où elle pourrait contribuer à asseoir la légitimité de nos musées et pourrait s'inscrire dans le cadre du développement d'une coopération culturelle avec le pays demandeur. Il pourrait être intéressant à ce titre de réfléchir à la manière dont pourraient être mobilisés, soit des crédits destinés à la diplomatie culturelle et d'influence (programme 185 du budget), soit des fonds européens (par exemple, au titre du programme ACP-UE culture ou de la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures), moyennant des ajustements éventuels de leurs conditions d'octroi.

Proposition n° 10 : Favoriser la circulation des collections publiques, y compris des oeuvres d'art françaises, et réfléchir aux modalités pour en réduire les obstacles financiers.

Il reste important que ces questions ne soient pas exclusivement envisagées sur un mode unilatéral : l'exemple des statuettes nok montre qu'il est tout à fait possible de restituer un objet d'art illicitement exporté, tout en négociant un prêt à long terme pour qu'il reste exposé dans les collections françaises ou que d'autres objets soient prêtés.

Il s'agit un peu du concept de l'« objet ambassadeur » développé par le centre culturel Tjibaou en ce qui concerne le patrimoine kanak. Au lieu de demander le rapatriement en Nouvelle-Calédonie du patrimoine dispersé, il considère que les objets kanaks présents dans les grands musées nationaux, européens ou américains, sont des ambassadeurs de la culture kanak dans le monde entier, permettant d'en évoquer les aspects immatériels (les relations, les traditions et les coutumes), et que leur vocation est de circuler, revenant épisodiquement en Nouvelle-Calédonie et en repartant vers les musées étrangers. Ce centre culturel est moins attaché à la propriété de l'objet qu'à sa circulation .

3. Promouvoir l'expertise muséale française à l'international

Se pose, en premier lieu, la question de l'aide que notre pays peut apporter en termes de formation aux pratiques de la conservation et de la restauration aux professionnels des musées des pays étrangers, sur la base de leur demande.

Il pourrait d'ailleurs être profitable de ne pas concevoir ces partenariats en matière de formation à sens unique. Des échanges entre scientifiques français et étrangers, sur la base de déplacements réciproques, pourraient être tout à fait utiles pour permettre aux conservateurs français de s'ouvrir à d'autres pratiques et d'autres manières d'appréhender les métiers de la conservation-restauration.

Proposition n° 11 : Contribuer à la formation des professionnels des musées dans les pays demandeurs et soutenir les déplacements réciproques des professionnels de la conservation-restauration français et étrangers.

L'autre enjeu serait de mettre davantage l'expertise culturelle et muséale française au service des pays étrangers dans le cadre de l'aide au développement , en les accompagnant dans leurs projets de création d'institutions muséales, dans la définition du projet scientifique et culturel ou dans la politique d'acquisition de celles-ci.

Le succès rencontré par le Louvre Abu Dhabi depuis son ouverture il y a trois ans montre que le concept de musée universel n'est pas nécessairement occidental et qu'il existe une appétence, dans d'autres régions, en faveur de lieux présentant une vision de l'art dans sa diversité.

Il serait opportun de s'appuyer sur France-Muséums, qui pourrait ainsi devenir véritablement l'agence de l'ingénierie culturelle et muséale française à l'étranger, en l'encourageant à développer ses missions auprès des pays demandeurs, en particulier en Afrique.

Proposition n° 12 : Faire en sorte que France-Muséums puisse développer ses missions dans les pays étrangers demandeurs pour en faire la véritable agence de l'ingénierie culturelle et muséale française à l'étranger.

C. RENOUVELER NOS ENGAGEMENTS DANS LA LUTTE CONTRE LE TRAFIC ILLICITE DE BIENS CULTURELS

Le sujet des restitutions a conduit la mission d'information à s'interroger sur le trafic illicite de biens culturels, dont les effets sur le patrimoine sont irréversibles, en plus de constituer une source de financement des activités terroristes.

La France a toujours joué un rôle moteur au niveau international sur ces questions, comme en témoigne encore la création en mars 2017, à son initiative, de l'Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (ALIPH). Elle s'est elle-même dotée, au fil des années, d'un arsenal juridique très complet sur le sujet. Il a encore été renforcé en 2016 :

- par la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale qui a créé une nouvelle infraction pénale sanctionnant le trafic de biens culturels provenant de théâtres d'opérations de groupements terroristes (article L. 322-3-2 du code pénal) 10 ( * ) ;

- par la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, qui comporte des dispositions visant à renforcer les mesures de contrôle douanier sur les biens culturels à l'importation, à interdire la circulation des biens culturels ayant quitté illicitement un État sur la base des résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU, à créer en France des refuges pour les biens culturels menacés et à permettre l'annulation de l'entrée dans les collections publiques de biens, acquis de bonne foi après la ratification en 1997 de la convention de l'Unesco de 1970, mais dont il s'avérerait a posteriori qu'ils ont été à l'origine volés ou exportés illicitement.

Le ministère de la culture et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères estiment tous deux que les difficultés aujourd'hui rencontrées dans la lutte contre le trafic de biens culturels tiennent moins à l'insuffisance du cadre international qu'à son application encore trop partielle . Les conventions internationales dans ce domaine n'ont pas été ratifiées par tous les États et leur mise en oeuvre dans ceux qui y sont parties se révèle encore incomplète ou incorrecte. La France plaide ainsi pour une meilleure application de la convention de l'Unesco de 1970 et juge indispensable qu'une meilleure coopération opérationnelle s'instaure entre les États parties, le manque de collaboration dont font preuve certains pays constituant un véritable obstacle aux enquêtes, dans un contexte où le développement des ventes de biens culturels sur internet a totalement aboli les frontières.

À cette fin, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères trouverait judicieux que la France se dote de moyens pour aider les États étrangers à renforcer les capacités de leurs instances chargées de la lutte contre le trafic illicite , qu'il s'agisse des forces de police, des agents des douanes et du ministère de la justice. L'office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) pointe également les difficultés soulevées par l'absence de base de données recensant les collections dans les pays demandeurs victimes de pillages.

De ce fait, il apparaît difficilement compréhensible que le processus de ratification par la France de la convention d'Unidroit de 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés ne soit jamais allé jusqu'à son terme , alors qu'elle en avait pourtant été l'un des tout premiers signataires. Il s'agit d'un instrument de première importance pour la protection du patrimoine culturel, dont la France a déjà transposé la plupart des dispositions sous l'effet du droit européen, mais seulement en faveur des autres États membres de l'Union européenne.

Il est vrai que cette convention impose au propriétaire d'un bien meuble de prouver qu'il a fait preuve de diligence lors de l'acquisition de l'oeuvre, contrairement au droit français qui présume la bonne foi du propriétaire, avec le principe selon lequel « possession vaut titre ». Mais, comme l'avait souligné Pierre Lequiller, rapporteur, pour l'Assemblée nationale, du projet de loi de ratification de cette convention en 2001, « face au trafic d'oeuvres d'art et d'objets issus de fouilles illicites, l'application de ce principe conduit à favoriser le vol et le pillage ». Il avait précisé que « la présomption en faveur du possesseur dépossédé est une présomption simple qui pourra être combattue par tous moyens de preuve ». La convention d'Unidroit indique d'ailleurs un certain nombre de principes qui permettront de juger de la « diligence » de l'acheteur, parmi lesquels la consultation de « tout registre relatif aux biens culturels volés raisonnablement accessible » qui aurait pour vertu de contraindre les États à tenir des listes les plus complètes possibles de biens volés sur le plan national comme sur le plan international.

Le rapporteur pour l'Assemblée nationale avait alors suggéré que la ratification de cette convention s'accompagne de dispositions législatives et réglementaires précisant son application au droit français, de manière à correctement défendre le possesseur de bonne foi , le protéger contre le risque d'une application rétroactive de cette convention, et lui garantir le paiement d'une indemnité s'élevant au montant de son entier préjudice. Il avait insisté pour que le juge veille, dans son interprétation, à ce qu'il n'y ait pas d'utilisation abusive de la notion « d'importance culturelle significative » du bien culturel par l'État requérant.

Assortie d'une loi d'application permettant de contenir les risques liés aux dispositions de cette convention, sa ratification pourrait donner davantage de poids à la France pour peser dans les discussions internationales en matière de lutte contre le trafic illicite de biens culturels.

Proposition n° 13 : Ratifier la convention d'Unidroit de 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés accompagnée d'éventuelles réserves d'interprétation et d'une loi d'application.

Se pose également la question de la responsabilité éthique des professionnels du marché de l'art pour garantir que leurs actions ne contribuent pas au trafic illicite de biens culturels, dans un contexte où les trafiquants montent des opérations de plus en plus sophistiquées et difficiles à détecter. Lors d'une table ronde consacrée à l'attractivité et la compétitivité juridiques du marché de l'art français, organisée conjointement par la commission de la culture et la commission des lois le 7 mars 2018, Marie-Christine Labourdette, ancienne directrice des musées de France, avait souligné la réglementation contraignante à laquelle les professionnels étaient assujettis : tenue obligatoire du livre de police, règles strictes en matière de transparence et de protection des consommateurs sous l'égide du Conseil des ventes volontaires permettant d'éviter le plus souvent la vente de biens contrefaits. Les marchands de gré à gré, les opérateurs de ventes volontaires et les commissaires-priseurs judiciaires sont par ailleurs soumis au dispositif de lutte anti-blanchiment et financement du terrorisme, dit « LAB/FT ».

Le marché de l'art paraît conscient que la transparence et le contrôle diligent de la provenance des objets proposés à la vente constituent aujourd'hui pour lui un enjeu également commercial. D'où l'importance, au-delà de la simple régulation, de développer des règles de bonnes pratiques et de renforcer les règles déontologiques, afin d'éviter que les scandales, qui sont le fait d'une minorité infime de praticiens, ne puissent continuer à venir entacher à tort le marché de l'art dans son ensemble.

L'OCBC évoque ainsi l'intérêt qu'il pourrait y avoir à adopter un statut de l'expert pour garantir l'indépendance de son travail par rapport aux autres acteurs, en particulier les marchands. L'une des seules règles actuellement en vigueur dans ce domaine concerne les conservateurs du patrimoine et les conservateurs territoriaux du patrimoine, dont le statut leur interdit de « se livrer directement ou indirectement au commerce ou à l'expertise d'oeuvres d'art et d'objets de collection ». Il s'agit d'une règle essentielle, au respect de laquelle il apparaît important de veiller.

Proposition n° 14 : Renforcer les obligations déontologiques des professionnels du marché de l'art dans l'objectif de la lutte contre le trafic illicite d'oeuvres d'art.

D. MANIFESTER LA SINCÉRITÉ DE NOTRE DÉMARCHE EN ADOPTANT, SANS PLUS TARDER, UNE DISPOSITION LÉGISLATIVE FACILITANT LA RESTITUTION DES RESTES HUMAINS IDENTIFIÉS

La réflexion sur les voies possibles de restitution des restes humains patrimonialisés a beaucoup progressé depuis la loi du 18 mai 2010 de restitution des têtes maories, grâce au travail amorcé dans le cadre de la CSNC et poursuivi par le groupe de travail pluridisciplinaire mis en place conjointement par le ministère de la culture et le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation et animé par Michel Van Praët. Une unanimité semble aujourd'hui se dessiner pour estimer que les restes humains, même patrimonialisés, présentent des spécificités qui justifient qu'un traitement particulier soit réservé aux demandes de restitution les concernant, dès lors qu'ils sont identifiés avec certitude.

Les collections de restes humains provenant de peuples étrangers , susceptibles d'être l'objet d'éventuelles demandes de restitutions, représentent une part minoritaire des restes humains conservés dans l'ensemble des collections. Une enquête réalisée entre 2015 et 2017 auprès des musées de France et des universités en a évalué le nombre de pièces à 7 000, réparties dans plus de 60 établissements publics , sur un total de 150 000 restes humains conservés dans l'ensemble des collections.

Une partie d'entre eux proviennent de dépôts effectués dans des musées par des personnes privées : leur restitution est possible avec l'accord du propriétaire privé, puisqu'ils ne sont pas concernés par l'inaliénabilité des collections.

Mais, une part significative des restes humains patrimonialisés est entrée dans les collections publiques par dons ou legs , dans la mesure où la dignité attachée au corps humain reste protégée par-delà la mort, ce qui signifie que ces collections ne peuvent être ni achetées, ni vendues, mais seulement acquises par libéralité. Ces pièces sont alors protégées par le principe d'inaliénabilité des collections et ne peuvent pas, de surcroît, être déclassées. Aujourd'hui, seule une intervention spécifique du législateur peut autoriser leur sortie des collections.

D'où l'enjeu de dégager des critères pertinents pour permettre des restitutions ponctuelles et légitimes de restes humains revendiqués par un pays tiers sans alourdir le travail parlementaire avec l'adoption de lois spécifiques . C'est à cette tâche que s'est attelée le groupe de travail interministériel et pluridisciplinaire, estimant nécessaires le fait :

- qu'il s'agisse de restes humains identifiés : il peut s'agir de restes d'individus précisément nommés ou de restes d'individus non nommés, mais dont l'appartenance à un pays ou à une communauté est identifiable ;

- que la demande émane d'un État démocratiquement élu relayant le souhait d'une famille ou d'une communauté existante : la demande doit être portée par un peuple vivant dont les traditions perdurent, ce qui peut s'apparenter à une sorte de condition d'ancienneté ;

- que la demande de restitution soit justifiée à la fois au regard du principe de dignité humaine , ce qui fait référence aux conditions dans lesquelles les restes ont été collectés, et dans la perspective du respect des cultures et croyances des autres peuples , ce qui renvoie à la finalité de la restitution ;

- que cette restitution permette d'initier une réflexion commune sur ce qu'elle représente.

Il n'a, en revanche, pas forcément jugé pertinent d'imposer comme critère la perte d'intérêt scientifique, dans la mesure où la communauté scientifique considère que l'intérêt scientifique des restes humains peut être renouvelé à tout moment à la faveur de découvertes et des développements techniques et conceptuels. Il a donc estimé que ce critère pourrait faire obstacle à des restitutions légitimes qui porteraient sur des restes humains identifiés. Pourrait néanmoins être discutée avec le pays demandeur, selon les circonstances, l'intérêt d'une prolongation de la conservation du reste humain considéré pour le développement et le partage de nouvelles connaissances dans l'intérêt de l'ensemble de l'humanité.

Le groupe de travail a émis l'hypothèse de faire appel au juge pour faire sortir ces restes humains des collections publiques, dans le cadre d'un recours visant à annuler leur acquisition, sous réserve qu'un examen préalable soit effectué pour déterminer l'origine de chaque pièce, son parcours et sa compatibilité avec les différents critères. Le groupe de travail jugerait opportun que ce travail préalable de vérification soit effectué en commun par une équipe composée de scientifiques français et de scientifiques de l'État demandeur .

Il avait été un temps envisagé d'intégrer cette disposition au projet de loi relatif à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, avant qu'il n'y soit renoncé dans un souci de ne pas alourdir davantage le texte. On peut s'interroger, dans ces conditions, sur la possibilité qu'elle soit intégrée prochainement par le Gouvernement à un autre véhicule législatif. Le fait que le ministère de la culture n'ait pas donné de suite à la publication, en 2018, du vade-mecum consacré à la gestion des collections de restes humains patrimonialisés dans les établissements publics français, n'est guère encourageant.

Cette solution permettrait pourtant de régler de manière plus rapide et encadrée les demandes de restitution des restes humains identifiés . Elle aurait notamment pu être utilisée, il y a quelques mois, pour la restitution des crânes algériens, évitant ainsi aux deux parties de conclure une convention de dépôt dont elles savaient pertinemment que les termes ne pourraient pas être respectés, au regard de leur inhumation le surlendemain de leur remise, et épargnant au Parlement français la peine d'examiner un projet de loi pour autoriser a posteriori leur sortie des collections, ce qui ne devrait pas manquer d'arriver d'ici quelques mois, sauf à laisser perdurer cette situation hors la loi.

C'est la raison pour laquelle la commission de la culture devrait être à l'initiative d'une proposition de loi sur le sujet dans les prochaines semaines.

Proposition n° 15 : Adopter une disposition législative facilitant la restitution des restes humains identifiés revendiqués par des pays tiers.

TRAVAUX EN COMMISSION

MERCREDI 16 DÉCEMBRE 2020

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M. Laurent Lafon, président . - L'ordre du jour de notre réunion appelle enfin la présentation, par nos collègues Pierre Ouzoulias et Max Brisson, des conclusions de la mission d'information, présidée par Catherine Morin-Desailly, consacrée à la restitution des biens culturels appartenant aux collections publiques. J'ai une pensée amicale pour Alain Schmitz qui était co-rapporteur de ce projet de loi jusqu'à l'achèvement de son mandat fin septembre, avant d'être remplacé par Max Brisson.

Mme Catherine Morin-Desailly , présidente de la mission d'information . - Nous poursuivons en effet sur le thème des restitutions, qui nous a déjà beaucoup occupés hier en séance avec l'examen en nouvelle lecture du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal. Sur ma proposition, le bureau de notre commission avait acté, en novembre 2019, le principe de cette mission d'information pour dresser le bilan des dix dernières années en matière de restitution et se forger une doctrine dans la perspective de projets de loi à venir.

Le Sénat a toujours été très en pointe sur les questions de gestion éthique et de conception plus dynamique des collections. Dans le cadre de la loi sur les musées de 2002, les déclassements ont été rendus possibles sur sa proposition et encadrés par une commission scientifique chargée de les contrôler a priori . La loi de restitution de la « Vénus hottentote » est le fruit d'une proposition de notre ancien collègue Nicolas About. J'ai moi-même été à l'initiative de la proposition qui a débouché sur la loi de restitution des têtes maories. La Commission scientifique nationale des collections (CNSC) fut elle aussi instituée sur proposition du Sénat par la loi sur les têtes maories pour encadrer les déclassements de biens des collections et définir une doctrine générale en matière de déclassement et de cession. Malheureusement, j'ai déjà eu l'occasion de l'évoquer, elle a été supprimée par la loi ASAP il y a quelques semaines à l'initiative du Gouvernement pour satisfaire son objectif global de rationalisation du nombre de commissions, sans même que celui-ci se soit au préalable interrogé sur la responsabilité que portait l'administration dans ses difficultés de fonctionnement et sur les possibilités à sa disposition pour les corriger. Je crois pourtant qu'elle avait un vrai rôle à jouer pour faire progresser la réflexion : j'en veux pour preuve son bilan, qui est loin d'être négligeable sur la question des restes humains patrimonialisés, définis par l'ICOM comme des collections sensibles.

C'est pour ces raisons qu'il était, à mon sens, important que le Sénat puisse une nouvelle fois se positionner dans le débat actuel sur les restitutions, relancé par le discours du Président de la République en 2017 à Ouagadougou, et par le rapport Sarr-Savoy, dont les propositions, pour le moins radicales et parfois excessives, ont fait beaucoup de bruit tant elles remettent en cause notre droit du patrimoine. On sent bien qu'il existe aujourd'hui un réel besoin de clarification de la position française sur ce sujet car, en l'état, ce sont les propositions du rapport Sarr-Savoy qui servent de référence pour les pays africains demandeurs, à défaut de documents émanant des ministères ou de la CSNC sur le sujet, si cette dernière avait pu ou voulu y réfléchir.

Je suis convaincue que notre pays n'a plus d'autre choix que de s'emparer du sujet. Les demandes de restitution se multiplient. Notre pays est de plus en plus isolé au sein de l'Unesco sur ces questions. C'est un vrai enjeu éthique, auquel les opinions publiques sont elles aussi de plus en plus sensibles. Mais, il ne faut pas le faire n'importe comment. Il faut y réfléchir lucidement pour concilier le droit de chacun à avoir accès, dans son pays à son propre patrimoine et au patrimoine commun de l'humanité, sans obérer les capacités de nos propres musées à remplir leurs missions.

Vous savez que la crise sanitaire nous a conduit à décaler le calendrier de travail que nous nous étions initialement fixé, et c'est pour cette raison que nous ne vous présentons qu'aujourd'hui le rapport définitif de la mission d'information. Mais je crois que le moment est finalement plutôt opportun après les développements des derniers mois et l'examen hier, par notre assemblée, en nouvelle lecture, du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal. Nous avons eu ainsi la possibilité d'approfondir le sujet depuis le rapport de mi-parcours que nous avions présenté en juillet.

Nous avons très largement consulté les parties prenantes au cours de l'année écoulée : le ministère de la culture, le ministère des affaires étrangères, notre ambassadrice auprès de l'Unesco, plusieurs ambassades de pays étrangers, différents musées en France et à l'étranger, mais aussi des spécialistes en histoire de l'art, en anthropologie ou en ethnologie, et des organisations internationales à savoir l'Unesco et l'ICOM.

Je voudrais citer les autres collègues du groupe de travail - Claudine Lepage, Marie-Pierre Monier, Sonia de La Provôté, Jean-Raymond Hugonet - avec lesquels nous avons toujours travaillé en bonne intelligence sur le sujet, mais aussi exprimer une pensée particulière pour notre ancien collègue Alain Schmitz qui s'est beaucoup investi sur cette mission, dont il était l'un des co-rapporteurs, jusqu'au terme de son mandat en septembre dernier. Je cède la parole à Pierre Ouzoulias et Max Brisson qui vous présenteront le diagnostic et les propositions.

M. Pierre Ouzoulias , co-rapporteur . - Nous avions effectivement avec Alain Schmitz une véritable communion dans notre approche, sans doute liée à nos fonctions professionnelles antérieures, qui ont rendu ce travail conjoint très agréable. Il maniait le marteau et moi la truelle. Je n'ai pas dit la faucille !

Aujourd'hui, les demandes de restitution ne concernent pas uniquement la France. Le retour des biens culturels est une revendication portée par de nombreux pays, dont des pays africains, sur la scène internationale, notamment des instances comme l'Unesco. Cette question pose des problèmes éthiques, diplomatiques, historiques et politiques dans un enchevêtrement complexe.

Un certain nombre de pays, notamment ceux de l'Europe du Nord, sont aujourd'hui pleinement investis dans une politique vis-à-vis de ces demandes de restitution qui ne prend pas nécessairement les mêmes formes que chez nous. Chaque pays a des traditions muséales différentes. Au Royaume-Uni, par exemple, c'est à chaque institution muséale de définir sa ligne de conduite par rapport aux demandes.

À l'échelon international, il y a peu d'outils juridiques pour traiter des demandes de restitution qui portent sur des biens culturels acquis de manière ancienne, par exemple pendant la période coloniale. Relativement récentes, les conventions internationales, même la convention d'Unidroit de 1995, un peu plus complète, ne peuvent pas leur être appliquées car elles n'ont pas de portée rétroactive. Il faut donc traiter les demandes en fonction de l'état du droit à l'époque des guerres coloniales. Cela n'empêche pas qu'il me paraîtrait utile de comprendre pourquoi le processus de ratification de la convention d'Unidroit n'est pas allé jusqu'à son terme et s'il ne serait pas utile de le reprendre.

En droit français, nous sommes les héritiers d'une tradition ancienne qui veut que les collections publiques soient inaliénables. Ce principe d'inaliénabilité des collections a été fermement réaffirmé au moment de la Révolution française à l'occasion de la constitution du patrimoine de la Nation. Il constitue un obstacle pour permettre de répondre de façon simple et automatique aux demandes de restitution. Il y en a eu quelques-unes, comme l'a rappelé Catherine Morin-Desailly, mais elles concernaient, en fin de compte, des domaines bien particuliers.

M. Max Brisson , co-rapporteur . - J'ai une pensée pour Alain Schmitz, dont j'ai pris la relève à mi-parcours de la mission. Catherine Morin-Desailly et Pierre Ouzoulias m'ont beaucoup aidé à m'immerger dans ce dossier qui met en jeu des questions complexes. Les demandes de restitution ébranlent un principe à la fois fondateur et fondamental de nos musées, celui de l'inaliénabilité, qui a été déterminant pour l'enrichissement des collections et la préservation de leur cohérence. Elles questionnent également la légitimité des musées à vocation universelle, conception autour de laquelle nos musées se sont construits.

Les restitutions soulèvent des enjeux multiples et souvent contradictoires. D'où la difficulté à fixer des critères permanents et à définir une doctrine. Les auditions ont clairement montré que la réflexion n'est pas encore très aboutie d'autant que, comme l'a souligné Catherine Morin-Desailly, l'exécutif n'a pas toujours fait preuve de la meilleure volonté sur le sujet.

Je prendrai un seul exemple pour illustrer les enjeux contradictoires et la complexité soulevés par les demandes de restitution en évoquant la nature des biens susceptibles de pouvoir être restitués. D'un point de vue sémantique, seuls les biens mal acquis devraient pouvoir faire l'objet d'une restitution au sens strict. Tous les biens qui constituent un symbole du patrimoine des pays demandeurs ne sont pas forcément des biens mal acquis. On peut d'ailleurs se demander comment apprécier le caractère illicite de l'acquisition ? Le seul contexte colonial suffit-il par exemple, comme le suggèrent Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, pour fonder la légitimité d'une restitution, quelles qu'en aient été les modalités d'acquisition pendant cette période ? Ou faut-il se concentrer uniquement sur les cas dans lesquels il est avéré que l'acquisition s'est faite, soit par la violence, soit sous la contrainte ? Sur qui faire alors reposer la charge de la preuve du caractère illicite de l'acquisition ?

De même, les biens entrés dans les collections à la suite d'un don ou d'un legs peuvent-ils faire l'objet de restitution ? Comment dans ce cas gère-t-on la situation avec d'éventuels ayants droit qui se feraient connaitre postérieurement à la restitution ?

C'est pour cela que nous avons dit avec force que toute restitution doit être précédée d'une analyse scientifique au cas par cas des demandes, pour faire ressortir correctement l'origine, le parcours historique et les conditions d'entrée dans les collections des biens réclamés au regard de la motivation de la demande. C'est ce qui explique le regard critique que nous portons sur la méthode actuelle du Gouvernement. Nous la considérons inappropriée et dangereuse pour l'inaliénabilité des collections. Les décisions du Gouvernement ont été prises essentiellement sur la base de motifs diplomatiques, sans que la communauté scientifique ait pu faire entendre sa position sur l'opportunité et la pertinence de ces restitutions.

Or, l'intérêt des restitutions n'est pas simplement diplomatique. Les restitutions peuvent être bénéfiques sur le long terme pour le pays demandeur comme pour la France si l'on prend le temps de construire autour d'elles des partenariats scientifiques et culturels. C'est pour cela que nous regrettons aussi que le Gouvernement dévoie la procédure de dépôt. Le recours à cette procédure empêche tout débat scientifique. Il transforme le Parlement en chambre d'enregistrement. Il crée des précédents en matière de restitutions en dehors de tout consensus préalable. Sans compter qu'il prive les musées du temps nécessaire pour la recherche, l'étude, la numérisation ou la copie du bien qui est remis et qu'il restreint, comme je l'ai déjà dit, l'opportunité pour la communauté scientifique de développer des échanges avec leurs homologues étrangers à l'occasion des restitutions.

C'est pourquoi nous considérons qu'il faut mettre en place une autre méthode que celle aujourd'hui employée. Nous préconisons une méthode qui repose avant tout sur une démarche scientifique fondée sur une contextualisation historique. Il est souvent nécessaire d'en revenir à l'histoire. Comme les demandes de restitution sont souvent justifiées par des demandes mémorielles, nous estimons qu'une approche historique peut pacifier les débats. Cette démarche scientifique aurait pour vertu de faciliter la formation d'un consensus.

Nous formulons sept propositions dans ce domaine. La première, c'est la mise en place du Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour des biens culturels extra-européens, que notre commission avait introduit dans le cadre du projet de loi relatif à la restitution des biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal. Il permettrait de garantir une continuité à la réflexion de notre pays en matière de restitution et une prise en compte des intérêts scientifiques et culturels attachés aux demandes de restitution. Je ne m'attarde pas davantage sur ce sujet sur lequel nous nous sommes tous exprimés, de manière quasi consensuelle, en séance hier.

Notre deuxième proposition, c'est de pouvoir associer des scientifiques des pays d'origine de certains biens de nos collections publiques à la mission d'inventaire de ces biens. Il pourrait s'agir d'un bon moyen pour leur permettre de se rendre compte de la réalité de la composition de la collection, des conditions et du soin apporté à leur conservation et des travaux de recherche auxquels ils donnent lieu. Cela donnerait du sens au dialogue des cultures.

Notre troisième proposition, c'est de faire de la recherche de provenance une véritable priorité politique. Il faudra des moyens humains et financiers pour permettre aux musées de remplir cette mission nouvelle.

Pour les aider à réaliser ce travail dans des délais raisonnables, nous suggérons qu'il soit proposé aux étudiants de l'Institut national du patrimoine et de l'École du Louvre d'y contribuer, ainsi qu'au monde universitaire et de la recherche. C'est notre quatrième proposition.

Notre cinquième proposition porte sur la formation des conservateurs aux enjeux et à la méthodologie en matière de recherche de provenance car il est évident qu'il s'agit d'une question appelée à monter en puissance. Il faut qu'elle soit abordée dans la formation initiale de base des futurs conservateurs de musées.

Au-delà de ces questions de recherche de provenance, nous nous sommes rendu compte que les restitutions posaient la question de la manière dont les pièces extra-occidentales sont valorisées dans nos musées et si elles étaient vraiment utilisées pour raconter une histoire, une mémoire et des valeurs. D'où notre sixième proposition, qui consiste à demander aux musées de contextualiser davantage les collections extra-occidentales en collaborant avec les pays dont les oeuvres sont originaires pour raconter leur histoire.

Notre septième proposition vise à ce qu'il soit conservé une trace des pièces restituées dans les musées français dans lesquels elles étaient conservées. Nous pensons que cette trace, qu'il s'agisse d'une numérisation, d'une copie ou autres pourrait constituer une base intéressante dans le parcours muséographique pour faire réfléchir le visiteur sur l'histoire passée et le sens de la démarche de restitution.

M. Pierre Ouzoulias , co-rapporteur . - Ce qui est en jeu derrière le débat actuel sur les restitutions, c'est aussi notre vision du musée - sa conception universaliste - dans un contexte où la France se retrouve de plus en plus isolée, pour ne pas dire solitaire, sur ces sujets à l'Unesco. C'est évidemment un point qui nous touche particulièrement en tant que sénateurs, puisque c'est dans la galerie Est du Sénat qu'a été organisée la première présentation au public d'oeuvres d'art. Le musée national, par opposition aux collections privées, est né au palais du Luxembourg à la fin du XVIII e siècle.

Or, cette conception est aujourd'hui contestée par des courants de pensée qui considèrent que l'intelligibilité des oeuvres n'est possible que dans le contexte culturel et social qui les a vues naître. Si cette conception des choses devait être développée à l'extrême, avec les restitutions y afférentes, nous serions obligés d'aller en Chine pour voir des oeuvres chinoises, au Japon pour découvrir des oeuvres japonaises, en Afrique pour contempler des oeuvres africaines. Plus aucun lieu ne permettrait de saisir d'un seul regard l'intégralité des productions artistiques humaines. L'exemple exceptionnel du Louvre Abu Dhabi montre qu'il y a encore de la place pour des musées universels où seraient présentés l'ensemble des cultures du monde.

Nous croyons donc indispensable de réaffirmer notre attachement à la conception républicaine du musée universel, qui défend l'art comme une forme d'expression du génie humain dans ce qu'il a de plus essentiel, et non comme devant être rattaché à un seul type de culture.

Nous pensons aussi qu'il faudrait faire preuve de davantage d'ambition dans l'affirmation de la dimension universelle du musée en favorisant plus largement la circulation des collections. La façon la plus simple, c'est de les numériser pour les rendre plus accessibles et en diffuser largement la connaissance. Il serait bon que les ministères de tutelle de nos musées accélèrent le travail en ciblant par exemple en priorité les collections extra-occidentales. Un autre moyen de faire vivre cette dimension universelle, c'est de faire circuler les oeuvres, y compris les oeuvres d'art françaises comme y souscrit la ministre de la culture. Cette circulation a un coût. Les États africains, par exemple, n'ont pas forcément les moyens de prendre en charge les frais de transport, d'assurance et de présentation des oeuvres. La dernière exposition Picasso sur le continent africain remonte à 1973, à Dakar, à l'initiative de Léopold Sédar Senghor. Il est impératif de trouver des solutions pour favoriser la circulation.

Nous sommes convaincus que la France peut apporter une aide plus conséquente aux États qui souhaitent aujourd'hui enrichir leurs collections. C'est toute la question de la formation des conservateurs de ces pays, qui pourrait être assurée en France et sur place, par des échanges réguliers de personnels. Un stage de quelques semaines des élèves de l'Institut national du patrimoine à l'étranger, pas nécessairement dans un musée américain, pourrait leur être bénéfique pour découvrir d'autres formes de patrimonialisation.

Sur la base d'une demande de pays tiers, la France pourrait mettre à profit l'expérience réussie de l'agence France-muséums avec le Louvre Abu Dhabi pour faire en sorte qu'elle devienne véritablement la cheville ouvrière de notre ingénierie culturelle et patrimoniale à l'étranger. Elle concentre de nombreuses compétences. Son action pourrait être plus efficace qu'une action indépendante, et nécessairement partielle, de chacun de nos ministères. Je crois important que nous allions défendre cette idée auprès des différents ministères compétents.

En matière de lutte contre le trafic illicite de biens culturels, nous nous demandons si notre pays ne pourrait pas aller plus loin en ratifiant la convention d'Unidroit de 1995. Le processus s'était interrompu en 2002 après la première lecture à l'Assemblée nationale, avant même que le Sénat ne s'y penche. Il est vrai que cette convention impose au propriétaire d'un bien meuble de prouver qu'il a fait preuve de diligence lors de l'acquisition de l'oeuvre, contrairement au droit français qui présume la bonne foi du propriétaire, ce qui est parfois interprété comme un renversement de la charge de la preuve. Peut-être qu'une solution pourrait quand même être trouvée pour permettre sa ratification.

L'autre sujet qui nous a préoccupé, ce sont les zones d'ombre qui permettent à certains biens ayant fait l'objet d'un trafic illicite d'être vendus sur le marché de l'art. Nous savons que ce trafic contribue au financement du terrorisme et que ces pillages interviennent parce qu'il y a des acheteurs. Ne faudrait-il pas renforcer la régulation du marché de l'art, mettre en place un statut de l'expert, réaffirmer les obligations statutaires des conservateurs dont certains agissent parfois avec légèreté en acceptant de délivrer des certificats d'origine ? Il nous parait difficile, en tout cas, de réfléchir aux questions de restitution sans nous intéresser à la question du trafic illicite car les oeuvres mal acquises d'aujourd'hui sont les restitutions de demain.

Mme Catherine Morin-Desailly , présidente de la mission d'information . - Je me charge de vous présenter notre quinzième et dernière proposition, qui concerne la question des restes humains. Le législateur avait demandé à la CSNC, à l'occasion de la loi sur les têtes maories, d'engager un travail sur la restitution des restes humains. Les musées et les universités possèdent environ 150 000 pièces, de diverses natures (ossements, squelettes complets), dont 7 000 proviendraient de peuples étrangers. Certaines y sont conservées à titre de dépôts effectués par des personnes privés : elles leur appartiennent toujours. Mais, la majeure partie de celles qui appartiennent aux collections publiques les ont intégrées à la suite de dons et de legs. La dignité attachée au corps humain reste protégé par-delà la mort : par conséquent, ces collections ne peuvent être ni achetées, ni vendues, mais seulement acquises par libéralité. En découle le fait que ces pièces sont non seulement protégées par le principe d'inaliénabilité, mais que leur déclassement est également impossible, ce qui rend très difficile leur sortie des collections, à moins d'une intervention spécifique du législateur.

Le travail mené au sein de la CSNC a rapidement montré que la question des restes humains ne pouvait pas être traitée sous le seul angle de la restitution. Il y a aussi tout un enjeu autour de la manière dont ces pièces sont traitées et valorisées au sein des collections. C'est ce qui a conduit à la mise en place d'un groupe de travail pluridisciplinaire par le ministère de la culture et le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation - les deux ministères de tutelle des muséums d'histoire naturelle. Il était animé par le professeur Michel Van Praët, avec l'appui de Claire Chastanier, adjointe au sous-directeur des collections au service des musées de France au ministère de la culture.

Ce groupe a conduit un travail complet pour identifier des critères qui permettraient de justifier des restitutions ponctuelles. Premièrement, il a estimé que la demande devait porter sur des restes humains identifiés. C'était le cas des têtes maories, cela pourrait être celui des corps des opposants que nos armées ont pu ramener dans le cadre de prises de guerre. Deuxièmement, le groupe de travail a considéré que la demande devait émaner d'un État démocratiquement élu relayant le souhait d'une famille ou d'une communauté existante - c'était bien le cas pour les têtes maories. Troisièmement, il a jugé que la demande devait être justifiée à la fois au regard du principe de dignité humaine, ce qui fait référence aux conditions dans lesquelles les restes ont été collectés - dans le cas des têtes maories, l'existence d'actes barbares ayant entraîné la mort -, et du respect des cultures et croyances des autres peuples, ce qui renvoie à la finalité de la restitution. Enfin, il a jugé important que la restitution permette d'initier une réflexion commune avec le pays demandeur sur ce qu'elle représente. En revanche, il n'a pas jugé pertinent d'imposer comme critère la perte d'intérêt scientifique, dans la mesure où la communauté scientifique estime que les avancées techniques et conceptuelles pourront à tout moment redonner un intérêt à une pièce qui ne paraissait plus en avoir.

Comment restituer ces restes humains, dont le nombre serait, en fin de compte, assez circonscrit ? Compte tenu de cet accord autour des critères, nous pourrions envisager, de faire appel au juge pour faire sortir les restes humains concernés des collections publiques dans le cadre d'un recours visant à annuler leur acquisition. C'est ce que préconisait le groupe de travail. Ce serait beaucoup plus efficace que des lois de circonstances : imaginez que nous devions discuter 4 000 projets de loi s'il devait y avoir 4 000 pièces concernés ! Il faudrait évidemment que chaque pièce soit examinée au préalable, pour déterminer son origine, son parcours et sa compatibilité avec les différents critères. Le groupe de travail propose qu'une équipe composée de scientifiques français et de scientifiques de l'État demandeur s'en charge. Je crois que cette procédure pourrait constituer une immense avancée sur le chemin de la restitution d'une partie des restes humains.

Nous proposons donc de déposer, dès le mois de janvier, une proposition de loi visant à faciliter la restitution des restes humains revendiqués par des pays tiers, sur la base de la procédure judiciaire et des critères suggérés par le groupe de travail que je viens de vous exposer. Vous voyez, avec l'ensemble de ces propositions, que notre mission d'information formule des pistes très concrètes qui permettront d'assurer un véritable continuum à la réflexion dans les années à venir, contrairement à la procédure retenue par le Gouvernement aujourd'hui.

M. Laurent Lafon , président . - Par le hasard du calendrier, les conclusions de cette mission d'information sont présentées le lendemain de l'examen par le Sénat en nouvelle lecture du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal. Je souhaite rappeler que notre vote d'hier ne traduit pas notre opposition à un retour des biens en question : nous avions voté les articles 1 er et 2 en première lecture. Ce que nous contestons, c'est la méthode du Gouvernement pour procéder aux restitutions.

Je salue le travail de nos collègues qui dessine une méthode pour traiter de la question du retour des biens culturels et suggère différentes procédures pour répondre aux demandes de restitution. Vous l'avez indiqué, la question est complexe : elle comprend des dimensions historiques, diplomatiques ou encore scientifiques. Selon les situations, une logique peut primer sur une autre. La force de votre travail est d'avoir su mettre en balance l'ensemble de ces éléments.

M. Thomas Dossus . - Quel dommage que vous ne nous ayez pas présenté vos conclusions avant le débat en séance publique hier ! Si je me retrouve dans les propositions faites, je suis ressorti de la séance avec un sentiment de quiproquo .

Je m'étonne en revanche de votre dernière proposition qui me paraît peu cohérente avec les autres. Vous avez indiqué qu'il sera difficile de faire 4 000 textes pour répondre à 4 000 demandes de restitution de restes humains, ce qui vous conduit à proposer la rédaction d'une disposition législative pour faciliter la restitution des restes humains. Or, une démarche similaire pour l'ensemble des biens culturels serait une manière de répondre facilement et dans un délai conforme aux attentes et aux demandes de restitution pendantes portant sur 13 000 biens, en provenance notamment des pays concernés par le discours de Ouagadougou. Il manque un cadre qui pourrait encore faciliter la restitution des oeuvres d'art.

M. Pierre Ouzoulias , co-rapporteur . - Le débat que nous avons eu hier repose sur un principe : on demande à la représentation nationale de dire ce qui peut être incorporé dans les collections nationales et ce qui ne peut pas l'être. Autrefois, on considérait que les restes humains pouvaient entrer dans les collections. Aujourd'hui, nous estimons qu'il n'est plus possible de construire une muséographie autour des restes humains, par respect pour la dignité humaine - avec une limite chronologique toutefois car il serait absurde, par exemple, de rendre à l'Éthiopie les os de Lucy. Les critères présentés par Catherine Morin-Desailly sont fondés et permettent cette démarche.

Le constituant de 1789 a indiqué quels biens pouvaient être incorporés dans le patrimoine national. Aujourd'hui, nous proposons de définir ceux qui ne peuvent plus l'être. Nous proposons une position philosophique et politique fermes.

Une même démarche n'est pas envisageable pour les oeuvres et objets d'art. Vous vous souvenez qu'au moment même où nous discutions en séance publique du projet de loi, en première lecture, relatif à la restitution de biens culturels à la République du Benin et à la République du Sénégal, l'ornement du dais de la dernière reine malgache était en route pour Madagascar. Or, on sait aujourd'hui, grâce au travail très fouillé conduit par le musée de l'armée, que ce bien a été acquis par un Français à Madagascar, probablement lors d'une vente aux enchères légale. La maison royale avait mis en vente ce bien car elle estimait qu'il n'avait aucune valeur. Ce bien a été donné, quelques années plus tard, par l'acquéreur français au musée de l'armée. Il s'agit donc d'une donation et l'État est normalement obligé de respecter les conditions de donation. Les ayants droits pourraient attaquer l'État français pour non-respect de celles-ci dans le cas contraire. Cet exemple illustre l'impossibilité d'un traitement automatique pour la restitution des objets, à la différence des restes humains.

Mme Catherine Morin-Desailly , présidente de la mission d'information . - Au moment de la discussion du texte sur la restitution des têtes maories, notre commission s'est profondément penchée sur le sujet. Ce ne sont pas des biens culturels comme les autres, du fait de la primauté de la personne. Ils ne peuvent être ni vendus, ni être achetés, y compris après la mort.

Des restes humains ont participé à une meilleure connaissance de l'histoire des sociétés et de l'homme - je pense notamment aux pièces d'anatomie. Mais nous savons également que certaines pièces nous sont parvenues sous des formes indues - par des actes guerriers par exemple - et ne participent en rien aux études et recherches anthropologiques. Les critères que nous vous proposons sont l'aboutissement d'un travail de longue haleine.

Nous vous proposons de mettre en place un conseil national pour aboutir, qui sait, dans quelques années, à une doctrine similaire. En tout cas, la communauté scientifique n'a pas souhaité entreprendre ce travail jusqu'alors. Seuls les chercheurs du ministère de la recherche se sont saisis de cette question. Ils sont en avance sur leurs collègues du ministère de la culture. Cette commission pourrait faire des propositions sur la base d'un travail de recensement et de partage des réflexions sur ces questions très sensibles.

Mme Claudine Lepage . - Je suis heureuse d'avoir pu participer à certaines auditions de la mission d'information, qui m'ont donné l'opportunité d'approfondir ma réflexion. Le conseil national de réflexion proposé permettrait un travail de fond pour mieux connaître les origines des oeuvres de nos musées. Emmanuel Kasarhérou, président du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, l'indiquait clairement lors de son audition devant notre commission en juillet dernier : « la question des restitutions a mis au premier plan celle des provenances, un questionnement prégnant dans notre siècle, mais qui ne l'était pas dans le précédent : la façon dont les objets sont passés de main en main n'intéressait guère, c'est désormais une préoccupation importante ».

Ce conseil pourrait être une aide pour le Gouvernement lorsqu'il souhaite restituer une oeuvre culturelle, et lui permettre de construire une coopération culturelle avec les pays qui demandent une restitution.

Les propositions 2, 3 et 4 me plaisent beaucoup. Elles permettant l'association des scientifiques des pays demandeurs, de travailler ensemble, de procéder à un échange des cultures. J'y vois la possibilité pour des étudiants étrangers issus des pays demandeurs de faire des stages, pour un partage, un échange autour de ces oeuvres.

Mme Céline Brulin . - J'apprécie à la fois la hauteur de vue de vos analyses sur un sujet qui le requiert, de par les questions autant mercantiles que philosophiques qu'il soulève, et en même temps les propositions concrètes et opérationnelles que vous formulez, de nature à permettre une amélioration de la situation dans un futur proche.

Pouvez-vous revenir sur les points de droit international que vous avez évoqués. Vous avez indiqué que la France n'a pas ratifié certaines conventions. Pouvez-vous nous en dire plus ? Celles-ci pourraient peut-être constituer une partie de la solution.

J'apprécie votre mise en valeur de la conception républicaine et universelle qu'a la France en matière de travail muséal et historique.

Vous l'avez dit, cela n'aurait pas de sens de rendre les os de Lucy à l'Éthiopie. En caricaturant, on pourrait souligner qu'au moment où les grottes de Lascaux ont été utilisées et peintes, la France n'existait pas encore. On ne peut pas raisonner uniquement à l'aune des États tels qu'ils sont constitués aujourd'hui.

Les partenariats culturels et scientifiques à construire peuvent être très féconds. Je vous trouve toutefois peut-être optimistes de considérer que la méthode scientifique va permettre de pacifier l'ensemble des situations. Depuis la crise de la covid, j'ai réalisé qu'il y avait autant de débats parmi les scientifiques que dans le monde politique. Il n'y a qu'à voir les échanges nourris autour des termes « retour » et « restitution » !

Enfin, il me semble important de réserver un sort à part aux restes humains.

M. Bernard Fialaire . - Il est intéressant de procéder à des recherches approfondies sur l'origine des biens. Toutefois, il ne faut pas confondre retour et restitution. Daesh a pillé des biens qui doivent être restitués. Cela n'a rien à voir avec la situation à des époques où les us et coutumes n'étaient pas les mêmes. Il ne doit plus y avoir d'ambiguïté entre la restitution de biens mal acquis et le retour de biens.

En outre, certains biens français se trouvent à l'étranger. Il y a toujours ce problème entre la valeur originelle d'un bien culturel et la valeur qu'il a pu prendre par la transmission de la culture de celui qui l'acquiert. Les biens culturels doivent-ils être exposés sur leurs lieux d'origine ?

Enfin, le seul obstacle à la circulation des biens culturels tient à la nécessité de leur bonne conservation. Les pays ou les musées qui font circuler leurs collections doivent avoir l'assurance de leur bonne conservation et mise en valeur.

M. Michel Laugier . - Je remercie les rapporteurs pour la qualité de leur travail, qui constitue la réflexion la plus aboutie à ce jour sur ce sujet. Je m'interroge sur deux points : tout d'abord avez-vous pu évaluer l'impact financier de vos propositions ? Ensuite, avez-vous pu réfléchir à une évolution du terme de « restes humains » ?

M. Pierre Ouzoulias , co-rapporteur . - Je vais apporter quelques éclaircissements sur l'aspect international. Il est important de souligner qu'actuellement les clauses de la charte portée par l'Unesco ne sont plus acceptées par de nombreux pays qui y siègent. La vision patrimoniale française n'est donc plus partagée et nous devons mener un travail de « réuniversalisation de l'universalisme ». Sur l'aspect financier, vous noterez que le Gouvernement n'a pas donné de détails sur le financement des dernières restitutions. La France se serait honorée à les prendre à sa charge.

M. Max Brisson , co-rapporteur . - Je voudrais formuler trois remarques. La première pour souligner à quel point je suis sensible à l'intervention de notre collègue Claudine Lepage qui nous apporte l'éclairage singulier des Français de l'étranger et nous rappelle la nécessité de construire un réel dialogue entre les cultures.

Ma deuxième remarque concerne l'universalisme des musées qu'il nous appartient de réinterroger et de préserver, non pas par conservatisme mais dans le cadre d'un réel dialogue.

Enfin, en ce qui concerne le débat avec les scientifiques que nous prônons, nous ne devons pas craindre l'échange ni les différences de points de vue. Les scientifiques nous apportent une garantie de rigueur intellectuelle primordiale pour éclairer notre réflexion. Je déplore donc l'attitude très fermée à ce sujet du ministère de la culture.

Mme Catherine Morin-Desailly , présidente de la mission d'information . - Je tiens à rappeler que la France est très volontaire sur la question du droit international et a été, par exemple, à l'initiative en mars 2017, de l'alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (Aliph). Cependant des difficultés existent avec des États qui n'ont pas encore ratifié les conventions internationales, ce que, par le dialogue, nous devons les inciter à faire. J'attire également votre attention sur la nécessité d'assister les pays dans la lutte contre le trafic illicite de biens patrimoniaux.

En conclusion, les propositions portées par notre mission se veulent concrètes et opérationnelles et nous entendons prolonger ce travail avec le dépôt dès le mois de janvier 2021 d'une proposition de loi relative à notre proposition n° 15.

Comme mes collègues, je déplore le manque d'engagement d'un ministère de la culture qui ne semble pas prendre assez sérieusement en compte cette question, à la différence, par exemple, du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Les auditions ont été conduites et les contributions écrites sollicitées dans le cadre à la fois de la présente mission d'information et de la préparation du projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal.

Mercredi 15 janvier 2020

- M. Jacques Sallois , ancien président de la Commission scientifique nationale des collections, sur la restitution des biens culturels

- M. Michel Van Praët , professeur émérite du Muséum national d'histoire naturelle, membre de la Commission scientifique nationale des collections, sur la restitution des biens culturels

Mercredi 19 février 2020

- M. Stéphane Martin , ancien président de l'établissement public du musée du Quai Branly - Jacques Chirac, sur la restitution des oeuvres d'art

Mardi 21 juillet 2020

- M. Michel Guiraud , directeur général délégué aux collections du Muséum national d'Histoire naturelle

- M. Lazare Eloundou Assomo , directeur de la culture et des situations d'urgence - secteur de la culture de l'Unesco, secrétaire de la « Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites des biens » de 1970

Mercredi 22 juillet 2020

- M. Emmanuel Kasarhérou , président du musée du Quai Branly-Jacques Chirac

Mardi 22 septembre 2020

- M. André Delpuech , directeur du Musée de l'homme

- M. Éric de Chassey , directeur général de l'Institut national d'histoire de l'art

Jeudi 24 septembre 2020

- M. Philippe Barbat , directeur général des patrimoines, et Mme Claire Chastanier , adjointe au sous-directeur des collections du service des musées de France, ministère de la culture

- M. Christophe Vital , administrateur, Association générale des conservateurs des collections publiques françaises (AGCCPF)

- M. Bertrand Goy , historien de l'art, spécialisé en matière d'arts primitifs

Lundi 28 septembre 2020

- Colonel Didier Berger , Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC)

- Mme Juliette Raoul-Duval , présidente du Conseil international des musées (ICOM-France), et Mme Anne-Claude Morice , déléguée générale du Comité national français de l'ICOM

Mercredi 30 septembre 2020

- Mme Véronique Loger-Lacan , ambassadrice, déléguée permanente de la France auprès de l'Unesco

- Mme Laurence Auer , directrice de la culture, de l'enseignement, de la recherche et du réseau, ministère de l'Europe et des affaires étrangères, Mme Dominique Waag , sous-directrice de l'enseignement supérieur et de la recherche, et M. Alexis Mocio-Mathieu , chargé des questions liées au trafic illicite et à la restitution de biens culturels, Unesco-patrimoine, au sein de la sous-direction de l'enseignement supérieur et de la recherche

Mardi 13 octobre 2020

- S.E.M. Eusèbe Agbangla , ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Bénin près la République française, accompagné de M. Angelo Dan , conseiller politique à l'Ambassade

Mercredi 14 octobre 2020

- M. Julien Volper , conservateur au Musée royal de l'Afrique centrale de Tervuren (Belgique)

Vendredi 16 Octobre 2020

- M. Ghyslain Vedeux , président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), accompagné de deux membres du collège d'experts constitué par le CRAN : Mme Fatoumata Sissi Ngom , analyste des politiques et auteure du Silence du Totem , et Pr Amzat Boukari-Yabara , professeur d'histoire et auteur de plusieurs ouvrages

Mardi 20 octobre 2020

- Me Yves-Bernard Debie , avocat

- Mme Marie Amy Mbow , ministre conseiller chargé des affaires culturelles, et M. Dramane Abdoulaye Keita , premier conseiller, ambassade du Sénégal en France

Mercredi 21 octobre 2020

- Mme Marie-Cécile Zinsou , présidente de la Fondation Zinsou

Mardi 1 er décembre 2020

- Mme Ariane James-Sarazin , directrice-adjointe et directrice de la conservation, musée de l'Armée

- M. Alain Nicolas , archéologue, anthropologue et conservateur français, fondateur du musée d'histoire de Marseille et du musée des arts africains, océaniens et amérindiens.

Mardi 8 décembre 2020

- M. Roger Boulay , ethnologue.

Contributions écrites :

• Musées français :

- Musée de l'Air et de l'Espace

- Musée de l'Armée

- Museum national d'histoire naturelle

- Musée du Louvre

- Musée national de la Marine

- Musée du Quai Branly - Jacques Chirac

- Musée d'Angoulême

- Musée du Havre

- Musée d'arts africains, océaniens et amérindiens (MAAOA) de Marseille

- Museum d'histoire naturelle de la ville de Nantes

- Museum d'histoire naturelle de la ville de La Rochelle

- Museum de Rouen

• Musées étrangers :

- Africa Museum - Musée royale de l'Afrique centrale (Belgique)

- British Museum (Royaume-Uni)

• Ministères :

- Ministère de la culture

- Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères

• Représentations étrangères en France :

- Ambassade d'Allemagne

- Ambassade de Nouvelle-Zélande

• Autres :

- Compagnie nationale des experts

- Didier Rykner, journaliste et historien de l'art, fondateur du magazine en ligne La Tribune de l'art


* 1 Loi n° 2002-323 du 6 mars 2002 relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l'Afrique du Sud, sur l'initiative du sénateur Nicolas About (dépôt de la proposition de loi le 4 décembre 2001).

* 2 Loi n° 2010-501 du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections, sur l'initiative de la sénatrice Catherine Morin-Desailly (dépôt de la proposition de loi le 22 février 2008).

* 3 La demande du Sénégal, présentée le 8 août 2019, porte sur les objets issus du butin de guerre de Ségou et conservés au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, au musée de l'Armée et au muséum d'histoire naturelle du Havre.

* 4 La demande de la Côte d'Ivoire, en date 10 septembre 2019, concerne le tambour du peuple Atchan, premier objet sur la liste des 148 objets communiquée à la branche africaine du Conseil international des musées (ICOM).

* 5 L'Éthiopie a revendiqué, le 20 février 2019, 3 081 biens culturels éthiopiens, conservés dans les collections publiques françaises et affectés au musée du Quai Branly-Jacques Chirac.

* 6 Le Tchad a présenté, le 17 mai 2019, une demande de restitution de l'ensemble des pièces tchadiennes présentes dans les collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, soit près de 10 000 objets.

* 7 La demande du Mali, transmise le 29 janvier 2020, concerne seize biens culturels.

* 8 La demande de Madagascar, remise le 20 février 2020, porte sur la couronne de la Reine Ranavalona III et l'intégralité des biens culturels malagasy présents sur le territoire français.

* 9 Décret n° 1011-160 du 8 février 2011 relatif à la commission scientifique nationale des collections.

* 10 Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale.

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