EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mardi 7 janvier 2014, la commission a entendu une communication de M. Philippe Marini, président, sur la recevabilité financière des amendements et des propositions de loi au Sénat .

M. Philippe Marini , président . - Plus de six ans après la mise en application par le Sénat du contrôle systématique et a priori de la recevabilité financière des initiatives formulées par les sénateurs et cinq ans après le premier rapport d'information de Jean Arthuis sur ce sujet, j'ai souhaité, comme je vous l'avais annoncé lors de notre séminaire d'Avignon au mois de mai 2013, faire le point sur la jurisprudence de la commission des finances en la matière.

Comme le montrent régulièrement certaines interventions en séance publique, la limitation du droit d'amendement qui résulte de l'application de l'article 40 de la Constitution et de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) suscite, parfois, des incompréhensions. Le président de la commission des finances, quand il fait office de « juge », si l'on peut dire, de la recevabilité financière, se doit de respecter des contraintes strictes, qui résultent directement de la volonté du constituant et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Ce rapport a comme ambition de servir de guide aux sénateurs sur le cadre dans lequel les différentes instances sénatoriales se prononcent sur la recevabilité des propositions de loi ou des amendements parlementaires et sur la jurisprudence dégagée, au fil du temps, par la commission des finances. J'ai tâché de faire un point précis sur les solutions retenues face à certaines questions ayant émergé au cours de ces dernières années. En effet, si la règle est intangible - l'article 40 n'ayant pas été modifié depuis le 4 octobre 1958 - l'univers des finances publiques est singulièrement évolutif, ce qui justifie parfois un changement de jurisprudence.

Ce rapport ne se veut pas un simple « catalogue » de décisions. Il tente d'expliquer les raisonnements juridiques qui les ont sous-tendues pour faire apparaître la cohérence des analyses et lutter contre le sentiment d'arbitraire. Afin d'apporter une assistance pratique aux rédacteurs d'amendements, j'ai souhaité réunir dans deux annexes les jurisprudences relatives à deux domaines féconds en amendements : les collectivités territoriales et le secteur social. Ce rapport expose la manière dont la commission des finances exerce son office, dans le souci constant de faire vivre l'initiative parlementaire autant que le permet la Constitution.

Un schéma qui vous a été distribué illustre le contrôle de la recevabilité financière des amendements. Les auteurs d'amendements doivent se poser, successivement, quelques questions simples : l'initiative crée-t-elle ou aggrave-t-elle une charge publique ? Si oui, elle est irrecevable. Diminue-t-elle les ressources publiques ? Si oui, elle doit être gagée. La recevabilité des amendements est également examinée au regard des dispositions de la LOLF : les amendements aux projets de loi de finances doivent entrer dans le domaine des lois de finances et respecter le principe de la bipartition ; les amendements aux projets de loi ordinaires ne peuvent empiéter sur le domaine exclusif des lois de finances.

Venons-en à des amendements illustrant quelques aspects de notre jurisprudence. Déposé dans le cadre de la dernière loi de programmation militaire, un premier amendement prévoit qu'à défaut de livraisons à l'exportation de Rafale en nombre suffisant, les cadences de commandes de l'Etat seraient augmentées, au travers des crédits de la mission « Défense ». L'intention de l'auteur est clairement coûteuse ; pourtant, l'amendement a été déclaré recevable, dans la mesure où il portait sur le rapport annexé à une loi de programmation et qu'il n'avait, par conséquent, pas de valeur normative. C'est ce que j'ai appelé, dans le rapport, un « voeu pieux ».

Un deuxième amendement prévoyant la création d'un fonds national des élus locaux, financé par des contributions des collectivités territoriales, a été déclaré irrecevable puisqu'il aurait créé une charge pour ces collectivités. En effet, l'article 40 s'applique non seulement à l'Etat, mais également aux collectivités territoriales et aux autres personnes publiques ; en outre, la compensation de l'aggravation d'une charge publique par un surcroît de recettes est interdite.

Un troisième amendement prévoyant un transfert de compétence du département vers une métropole est également irrecevable : tout transfert de compétence s'analyse comme une création de charge pour la personne destinataire. Toutefois, afin de favoriser l'initiative parlementaire, une pratique ancienne des commissions des finances des deux assemblées consiste à raisonner en termes de « blocs » de collectivités : le « bloc communal » - qui regroupe communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) -, le « bloc départemental » et le « bloc régional ».

Un quatrième amendement affecte une partie du produit d'une taxe à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME). La jurisprudence de la commission des finances assimile une telle affectation à une augmentation de dotation budgétaire pour les opérateurs dont les dépenses sont essentiellement discrétionnaires. Comme l'avait indiqué mon prédécesseur Jean Arthuis, dans certains cas, une augmentation des recettes constitue une incitation à dépenser. Cet amendement a donc été déclaré irrecevable.

Un cinquième amendement propose de créer au sein de l'établissement public Voies navigables de France un conseil de service aux usagers. Dans la mesure où cet établissement pouvait assurer cette nouvelle mission à moyens constants, j'ai considéré que cette initiative n'entraînait qu'une charge de gestion, en quelque sorte marginale, et était donc recevable - conformément à une pratique ancienne des deux assemblées, validée par le Conseil constitutionnel en 1999.

Un sixième amendement donne l'occasion de préciser le champ d'application de l'article 40. Il propose d'alourdir les charges de service public de l'électricité qui incombent à certaines entreprises du secteur. Néanmoins, ces charges sont intégralement compensées par une imposition - dénommée contribution au service public de l'électricité (CSPE) - acquittée par tous les consommateurs d'électricité. J'ai estimé qu'il convenait de considérer ces charges comme des charges publiques au sens de l'article 40, ce qui rendait cet amendement irrecevable. Depuis lors, la Cour de justice de l'Union européenne a jugé que cette compensation par la CSPE constitue une intervention au moyen de ressources d'Etat, ce qui va dans le sens de mon interprétation, d'ailleurs contraire à la jurisprudence de l'Assemblée nationale.

Un septième amendement permet de présenter la jurisprudence relative aux sanctions. Il proposait de transformer les amendes pour stationnement irrégulier en redevance de post-stationnement. Bien qu'il puisse entraîner une diminution des ressources de l'Etat et de certaines collectivités, cet amendement a été considéré comme recevable sans gage. En effet, les sanctions financières n'ont pas pour objet d'apporter des recettes mais de sanctionner un comportement. Leur produit serait, idéalement, nul si tous nos concitoyens faisaient preuve d'un civisme parfait.

J'ajoute que cet exercice est souvent mené dans la hâte, du fait d'un délai d'examen généralement très bref. Des scories peuvent donc se glisser dans les décisions rendues. Le secrétariat de notre commission, qui compte une cellule permanente « article 40 », est à la disposition des auteurs d'amendements qui peuvent bénéficier de ses conseils, pour éviter une rédaction irrecevable : transformer en voeu une disposition normative ou trouver un autre moyen d'évoquer un sujet en séance. Lorsqu'un collègue conteste ma décision, je lui réponds par une lettre argumentée. Cela représente beaucoup de travail, mais c'est dissuasif : la proportion des amendements irrecevables, très variable selon les textes est en définitive très faible - environ 4 %, en moyenne.

M. François Marc , rapporteur général . - Merci de votre exposé fort utile, car nos collègues expriment beaucoup d'interrogations, parfois du courroux. Dans sa dimension magistrale comme dans sa dimension « travaux pratiques », il donne des éléments précis sur le bien-fondé des décisions prises. Ce que vous nous dites sur les « voeux pieux » réjouira nos collègues : toutes ces ambitions, volontés, stratégies ou tactiques pourront ainsi être défendues en séance.

M. Albéric de Montgolfier . - Lorsque l'Assemblée nationale a une jurisprudence différente de la nôtre et qu'elle n'a pas soulevé l'article 40, intégrant, de ce fait, une disposition qui aurait pu être déclarée irrecevable au Sénat, il ne nous est plus possible de soulever une telle irrecevabilité. Par ailleurs, le juge d'appel qu'est le Conseil constitutionnel ne peut pas non plus s'exprimer sur la question.

M. Philippe Marini , président . - Chaque assemblée est indépendante. Généralement, nous raisonnons de la même façon, mais il arrive qu'il y ait des écarts. Il appartient alors au Conseil constitutionnel de dire le droit. Le problème est que nous ne pouvons pas le consulter ex ante en lui demandant un rescrit. Nous nous sommes réunis avec la commission des lois, dont une délégation, tous groupes représentés, est venue exprimer son souhait de débattre de l'application de l'article 40. In fine , nous nous sommes plutôt bien accordés. La commission des lois s'estime à raison gardienne des dispositions de la Constitution portant sur les libertés individuelles ; nous sommes chargés de faire appliquer l'article 40. Or des cas de contradiction ont été évoqués : le respect des libertés individuelles peut conduire à considérer comme inéluctables ou souhaitables certaines dépenses publiques. Il serait utile d'être guidé a priori sur la manière de traiter ces cas. Nous nous en sommes ouverts au Conseil constitutionnel, auquel nous avons adressé une lettre cosignée par les présidents de chaque commission. Il nous a répondu que notre contribution alimenterait sa réflexion sur l'application de l'article 40. Pour autant, il dit le droit une fois que le Parlement a terminé son travail, et n'engage pas un dialogue avec les parlementaires. Ce n'est pas forcément très satisfaisant, mais c'est ainsi. Le Conseil constitutionnel est dans son rôle ; ses décisions ne sont pas susceptibles d'appel.

Pour revenir à la remarque d'Albéric de Montgolfier, il est vrai qu'il n'examine la conformité à l'article 40 que si l'irrecevabilité a été soulevée devant la première assemblée saisie de l'initiative litigieuse.

M. Albéric de Montgolfier . - Eh oui !

A l'issue de ce débat, la commission a donné acte de sa communication à M. Philippe Marini, président, et en a autorisé la publication sous la forme d'un rapport d'information.

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