EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est appelé à se prononcer, en première lecture, sur le projet de loi relatif à la garde à vue adopté par l'Assemblée nationale le 25 janvier 2011.

L'exigence d'une réforme de la garde à vue découle directement de la décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 par laquelle le Conseil constitutionnel a déclaré les articles 62, 63, 63-1, 63-4 (alinéas 1 er à 6) et 77 du code de procédure pénale contraires à la Constitution en repoussant au 1 er juillet 2011 la date d'effet de leur abrogation. Par ailleurs, la Cour de cassation, dans deux arrêts rendus le 19 octobre 2010 1 ( * ) , a jugé contraire à l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme le septième alinéa de l'article 63-4 et l'article 706-88 du code de procédure pénale relatifs aux régimes dérogatoires en matière de garde à vue tout en différant également les effets de cette jurisprudence au 1 er juillet 2011.

Avant même que ces décisions ne conduisent à légiférer dans un délai déterminé, le Parlement avait pris la pleine mesure de la nécessité de modifier en profondeur les règles relatives à la garde à vue.

En effet, les dispositions actuelles qui prévoient seulement un entretien de la personne gardée à vue avec son avocat préalablement à l'interrogatoire de police ne paraissent pas conformes au droit à l'assistance effective de l'avocat, y compris lors des auditions, posé par la Cour européenne des droits de l'homme. Le renforcement des droits de la défense semble d'autant plus justifié que, du fait de la place croissante prise par l'enquête au détriment de l'instruction préparatoire, une personne est désormais le plus souvent jugée, comme l'a relevé le Conseil constitutionnel dans sa décision précitée, « sur la base des seuls éléments de preuve rassemblés avant l'expiration de sa garde à vue, en particulier sur les aveux qu'elle a pu faire pendant celle-ci ».

Cette situation est particulièrement préoccupante alors que le nombre de gardes à vue a connu une très forte augmentation dans la période récente et que les modalités matérielles d'exécution de cette mesure appellent les critiques les plus sévères. Dans son rapport d'activité pour 2008, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté observait ainsi que les cellules de garde à vue sont les « lieux les plus médiocres des locaux administratifs les plus médiocres » et que les conditions de dignité n'étaient respectées ni pour les personnes interpellées, ni pour celles qui y exercent leurs fonctions.

Notre assemblée, traditionnellement attentive au respect des libertés individuelles, a longuement débattu au cours de l'année passée de l'évolution de la garde à vue. A l'occasion du débat organisé, à l'initiative de M. Jacques Mézard, le 9 février 2010, sur la question orale relative au renforcement des droits des personnes placées en garde à vue, de l'examen le 24 mars 2010 et le 29 avril 2010 des propositions de loi présentées respectivement par M. Jacques Mézard 2 ( * ) et par Mme Alima Boumediene-Thiery et M. Jean-Pierre Bel 3 ( * ) , le Sénat s'est accordé sur l'impossibilité de maintenir le statu quo tout en discutant des orientations de la réforme. Par ailleurs, nos collègues MM. Jean-René Lecerf et Jean-Pierre Michel ont été chargés par votre commission de prolonger cette réflexion dans le cadre du groupe de travail sur l'enquête de l'instruction 4 ( * ) .

De même, le Gouvernement, reprenant pour partie les propositions de la commission présidée par M. Philippe Léger rendues publiques en 2009, a envisagé une modification profonde des règles de la garde à vue qui prenait place toutefois dans le cadre d'une refonte d'ensemble du code de procédure pénale.

L'obligation faite au législateur par le Conseil constitutionnel de fixer de nouvelles règles avant le 1 er juillet 2011 conduit à inscrire la réforme dans le cadre actuel de la procédure pénale.

L'intérêt porté à la garde à vue, l'intensité des débats qu'elle suscite bien au-delà du cercle habituel des acteurs de la chaîne pénale, ne s'expliquent pas seulement par un recours croissant à cette mesure.

En effet, la garde à vue est peut-être l'étape de la procédure pénale où se pose avec le plus d'acuité la question de la conciliation entre le respect des libertés individuelles et la « prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions , toutes deux nécessaires à la sauvegarde des droits et des principes de valeur constitutionnelle », selon les termes du Conseil constitutionnel 5 ( * ) .

D'une part, la garde à vue porte gravement atteinte à la liberté d'aller et de venir et à la présomption d'innocence. Comme l'observe le professeur Jacques Leroy 6 ( * ) , elle reconnaît aux enquêteurs non seulement le pouvoir de « garder sous leur vue » une personne qui n'est ni condamnée, ni mise en examen mais aussi de la soumettre à un véritable interrogatoire -les déclarations faites à cette occasion étant déterminantes dans la suite de la procédure.

D'autre part, la garde à vue apparaît pour les enquêteurs et pour beaucoup de magistrats comme indispensable à la manifestation de la vérité et à la lutte contre la délinquance ; il importe en effet que la police ou la gendarmerie puissent procéder à des vérifications matérielles « sans craindre que celui à l'encontre duquel existent une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction, profite de sa liberté d'action pour faire disparaître les éléments compromettants ou suborner des témoins. Une audition peut être longue et son efficacité sera réduite si elle est morcelée dans la durée » 7 ( * ) .

Si le projet de loi initial déposé par le Gouvernement marquait une nette avancée par rapport à l'état du droit en vigueur, les modifications introduites par l'Assemblée nationale, à l'initiative de sa commission des lois et de son rapporteur M. Philippe Gosselin, ont certainement permis d'aboutir à un équilibre encore plus satisfaisant entre les différents objectifs que doit conjuguer le régime de la garde à vue. Les apports de votre commission s'inscrivent dans la même perspective : ils visent à garantir davantage les droits de la défense tout en préservant l'efficacité de l'enquête.

Le texte ainsi établi satisfait pour une large part les objectifs poursuivis par les deux propositions de loi sénatoriales précitées qui avaient fait l'objet d'un renvoi en commission.

*

* *

I. L'ÉTAT DU DROIT : UNE MESURE DE CONTRAINTE, CRÉATRICE DE DROITS

A. UNE ÉVOLUTION MARQUÉE PAR UN RENFORCEMENT DES DROITS DE LA PERSONNE GARDÉE À VUE

La garde à vue est apparue de manière officieuse, sinon illégale dans notre procédure pénale. En effet, sous l'empire de l'ancien code d'instruction criminelle, les pouvoirs d'investigation et de coercition appartenaient, sauf en cas de flagrance, aux seuls magistrats 8 ( * ) . Néanmoins, parallèlement au développement, en marge du droit, de l'enquête conduite par le parquet, la pratique de la garde à vue se répandit. Selon certains auteurs, la loi du 8 décembre 1897, en autorisant l'avocat à assister aux interrogatoires de son client lors de l'instruction préparatoire, aurait joué un rôle décisif : il s'est agi en effet pour le parquet et la police de « faire avant, sans la présence de l'avocat, ce qu'ils ne pouvaient plus faire une fois le juge d'instruction saisi : obtenir des aveux » 9 ( * ) . Un décret du 20 mai 1903 reconnaissant aux gendarmes un délai de 24 heures pour conduire la personne arrêtée devant le procureur de la République et une circulaire du ministère de l'intérieur du 23 septembre 1943 donnaient une base juridique très fragile à la garde à vue.

1. Un régime juridique d'abord caractérisé par une grande stabilité

Il revint au code de procédure pénale de 1958 de reconnaître le recours à la garde à vue dans le cadre de l'enquête de flagrance, de l'enquête préliminaire -dont l'existence était aussi consacrée- et de l'exécution d'une commission rogatoire.

Pendant 35 ans, le régime de la garde à vue a été marqué par une grande stabilité. Il tenait principalement en trois articles (articles 63, 64 et 77 du code de procédure pénale) :

- la garde à vue n'était pas réservée aux seuls suspects : toute personne, y compris un témoin , pouvait être contrainte à demeurer à la disposition de l'officier de police judiciaire si celui-ci l'estimait nécessaire ;

- la durée de la mesure était limitée à 24 heures renouvelable pour une même durée sur autorisation (et après présentation de l'intéressé dans le cadre de l'enquête préliminaire) du procureur de la République ou du juge d'instruction selon les cas ;

- quelques garanties étaient prévues comme la possibilité d'un examen médical ou l'obligation de préciser par procès-verbal les temps d'audition et de repos.

La portée du dispositif était cependant limitée dans la mesure où aucune des obligations pesant sur les services de police n'était prescrite à peine de nullité. La jurisprudence de la Cour de cassation n'admettait la nullité des actes de procédure que s'il était démontré que la recherche et l'établissement de la vérité s'en étaient trouvés viciés 10 ( * ) .

Jusqu'en 1993, les seules modifications apportées à ce régime concerneront la durée de la garde à vue allongée à quatre jours en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants (lois des 31 décembre 1971 et 9 septembre 1986).

2. Des modifications répétées au cours des deux dernières décennies

Depuis lors, plus d'une dizaine de lois se sont succédé. De même, alors que, de 1960 à 1993 la Chambre criminelle de la Cour de cassation ne s'était prononcée sur la garde à vue qu'une soixantaine de fois, elle a rendu plus d'une centaine d'arrêts dans cette matière au cours des dix années suivantes (sans compter les décisions de la deuxième chambre civile puis, à compter du 1 er mars 2005, de la première chambre civile appelées à statuer sur la régularité de la garde à vue pour les étrangers en situation irrégulière avant leur placement en rétention administrative).

Trois facteurs ont joué un rôle dans ces évolutions :

- la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme en application de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ratifiée par la France le 3 mai 1974. Ainsi la France fut condamnée dans l' affaire Tomasi (CEDH, 27 août 1992) : bien que ce fut sur le fondement de l'article 3 de la Convention (prohibition de traitements inhumains et dégradants) et pas encore sur celui de l'article 5 (obligation de présenter toute personne arrêtée ou détenue devant une autorité judiciaire), cette condamnation sous-entendait du moins l'insuffisance des contrôles exercés sur la garde à vue ;

- le développement constant de l'enquête au détriment de l'information impliquant en contrepartie un renforcement des droits reconnus au suspect ;

- enfin, l'envolée du nombre de gardes à vue.

Trois lois ont fixé pour l'essentiel le régime actuel : les lois n° 93-2 du 4 janvier 1993 et n° 93-1013 portant réforme de la procédure pénale et la loi n° 94-89 du 1 er février 1994 relative à la peine incompressible et au nouveau code pénal. Elles ont en effet posé quatre principes :

- l'exclusion de la garde à vue pour le simple témoin ;

- le renforcement du contrôle de l'autorité judiciaire avec, en particulier, l'obligation pour l'officier de police judiciaire d'aviser très rapidement le magistrat et l'obligation, en principe, de présenter la personne au magistrat avant toute décision de prolongation ;

- la reconnaissance de nouveaux droits à la personne placée en garde à vue (droit d'être examiné par un médecin, de prévenir un proche et, surtout, de s'entretenir avec un avocat) ;

- la possibilité d'annulation de la garde à vue en cas de violation d'une formalité substantielle portant atteinte aux intérêts de la personne.

Plusieurs textes sont venus par la suite conforter ces orientations. La loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes a placé en tête du code de procédure pénale un article préliminaire qui détermine le cadre général dans lequel doit s'inscrire la garde à vue : « Les mesures de contrainte dont [la personne suspectée ou poursuivie] peut faire l'objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire. Elles doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure, proportionnées à la gravité de l'infraction reprochée et ne pas porter atteinte à la dignité de la personne ».

Ce texte a également avancé à la première heure l'intervention de l'avocat en garde à vue initialement fixée à la vingtième heure.

La loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 relative à l'équilibre de la procédure pénale a, quant à elle, étendu aux gardes à vue en matière criminelle l'obligation d'enregistrement audiovisuel qui valait seulement jusqu'alors pour la garde à vue des mineurs.

Sans doute les règles gouvernant la garde à vue ont-elles aussi connu les mouvements de balancier qui marquent la législation pénale. Il en est ainsi de l'obligation faite à la police, par la loi du 15 juin 2000, d'informer la personne qu'elle a le droit de ne pas répondre aux questions qui lui seraient posées, supprimée par la loi n° 2003-231 du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure. La loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a, par ailleurs, étendu à l'ensemble des infractions de criminalité organisée visées par l'article 706-73 du code de procédure pénale -durée de la garde à vue, report de l'entretien avec l'avocat- les règles dérogatoires initialement limitées au terrorisme et au trafic de stupéfiants. La loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme a, sous certaines conditions, porté la durée de la garde à vue en matière de terrorisme à six jours.


* 1 Cass. Crim., 19 octobre 2010, pourvoi n° 5 699 et 5 701.

* 2 Proposition de loi n° 208 (2009-2010) présentée par M. Jacques Mézard et plusieurs de ses collègues : http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl09-208.html .

* 3 Proposition de loi n° 201 (2009-2010) présentée par Mme Alima Boumediene-Thiery et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl09-201.html .

* 4 Jean-René Lecerf et Jean-Pierre Michel, Procédure pénale : les clefs d'une réforme équilibrée, commission des lois, groupe de travail sur l'enquête et l'instruction, rapport d'information n° 162 , 2010-2011 : http://www.senat.fr/notice-rapport/2010/r10-162-notice.html . Voir aussi l'étude de législation comparée du Sénat relative à la garde à vue http://www.senat.fr/notice-rapport/2009/lc204-notice.html .

* 5 Décision précitée du 30 juillet 2010, considérant 25.

* 6 Garde à vue, jurisclasseur Procédure pénale.

* 7 Jacques Leroy, op. cite.

* 8 Ainsi, hors le cas de flagrant délit, l'arrestation ne pouvait être décidée que sur mandat d'amener.

* 9 Jacques Leroy, garde à vue in jurisclasseur Procédure pénale, articles 52 à 73.

* 10 Cass. Crim., 17 mars 1960.

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