EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 16 novembre, la commission a examiné le rapport pour avis de Mme Martine Berthet sur les crédits du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » du projet de loi de finances pour 2023.

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous allons à présent examiner les crédits du compte d'affectation spécial « Participations financières de l'État ».

Mme Martine Berthet , rapporteure pour avis . - Madame la Présidente, mes chers collègues, nous examinons ce matin le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » pour 2023, qui doit retracer les décisions de l'État actionnaire, mises en oeuvre par l'Agence des participations de l'État.

Je vous proposerai de refuser d'approuver les crédits de ce compte, pour trois raisons principales. D'une part, le fait qu'en dépit d'annonces qui allaient dans le bon sens, le Gouvernement n'a toujours pas fait le choix d'opter pour un État stratège, capable de soutenir résolument la souveraineté économique de la France. D'autre part, et de façon plus formelle, car le compte reste durablement éloigné de ses objectifs initiaux, puisqu'il est devenu principalement un simple instrument comptable, et non plus le levier qui permet à l'État de piloter stratégiquement son portefeuille. Enfin, car il se cache dans ce compte un tour de « passe-passe » budgétaire qui permet d'afficher un désendettement de l'État alors, qu'en réalité, il n'en est rien.

Avant d'entrer dans le détail, quelques éléments de présentation des grandes masses financières du compte et de valorisation du portefeuille côté de l'État.

La valeur du portefeuille côté de l'État actionnaire atteignait 72 milliards d'euros au 31 août 2022 (je rappelle que l'État ne détient toutefois pas que des entreprises cotées). D'après le Gouvernement, cette valorisation est supérieure de 54 % à ce qu'elle était en mars 2020, au déclenchement de la crise sanitaire, tandis que le CAC40, lui, n'aurait augmenté que de 40 % entre ces deux dates ; ce serait là le signe d'un pilotage particulièrement efficace et avisé du portefeuille. Or le diable se cache dans les détails. En effet, la date du 31 août 2022 permet au Gouvernement de retenir une présentation très avantageuse de la situation, puisque ce faisant elle intègre le surcroît de valorisation dont a bénéficié le portefeuille suite à l'annonce de la nationalisation d'EDF le 4 juillet. Dès le lendemain, l'action EDF a fortement augmenté en bourse, ce qui a mécaniquement fait augmenter la valeur de l'ensemble du portefeuille.

Si on arrête l'analyse juste avant l'annonce de la nationalisation, à fin juin 2022, la réalité est toute autre : le portefeuille sous-performe grandement par rapport au CAC 40. L'APE elle-même, dans son rapport d'activité, fournit un graphique très parlant qui confirme ce constat. En deux mois, la valeur de la participation de l'État dans EDF a augmenté de 9 % ; sans cette annonce de nationalisation, donc, le Gouvernement ne pourrait pas se targuer de sur-performer le marché ...

Par ailleurs, il faut tenir compte du fait que la guerre en Ukraine a permis une meilleure valorisation en bourse des entreprises du secteur de la défense : c'est donc un épisode conjoncturel, exogène, qui explique la hausse de ces titres, et ce n'est donc pas le résultat d'une stratégie déterminée qui aurait porté ses fruits.

Au-delà de la valorisation, je souhaiterais vous indiquer quelques chiffres clefs de ce compte. Pour 2023, le compte affiche 17 milliards d'euros de recettes et dépenses. Je rappelle, si besoin, qu'il s'agit là de chiffres notionnels, c'est-à-dire qui ne recouvrent pas de réelle réalité, puisque l'État ne peut pas annoncer dans un document public quels sont les achats ou ventes d'actions qu'il entend réaliser l'an prochain... Toujours est-il que les 17 milliards d'euros de recettes proviendraient, selon lui, à 75 % de simples versements du budget général, soit 12 milliards d'euros tout de même ! J'y reviendrai. Concernant les dépenses, 10 milliards d'euros sont prévus pour participer à des augmentations de capital ou dotations en fonds propres, 1,5 milliard d'euros sont prévus pour des achats d'actions, et près de 7 milliards d'euros sont supposés aller au désendettement de l'État. Là encore, j'y reviendrai plus tard.

Sur le fond, il convient de noter que depuis le déclenchement de la crise, l'État actionnaire est exclusivement intervenu en tant qu'État pompier, c'est-à-dire pour sauver des entreprises stratégiques qui étaient en situation de grande fragilité. Ce fut le cas pour la SNCF, pour Air France KLM (deux fois), et pour EDF. L'État n'a quasiment pas réalisé de cession de titres, compte tenu du niveau bas des cours de bourse durant cette période ; il n'a pas pris de participation dans de nouvelles entreprises non plus.

Par ailleurs, il a également souscrit à divers fonds, notamment pour soutenir les sous-traitants d'EDF. Mais dans ce cas, il ne s'agissait pas tant de réagir à l'impact de la crise, que de réparer les choix funestes des deux derniers gouvernements qui ont délaissé le développement de la filière nucléaire ...

J'en viens maintenant aux trois raisons de fonds qui me conduisent à vous proposer de ne pas valider les crédits de ce compte.

Premièrement, la défense de la souveraineté économique française par le Gouvernement est toujours balbutiante. À cet égard, la nationalisation d'EDF ne doit pas nous tromper : elle est l'arbre qui cache une forêt d'atermoiements, de renoncements et d'hésitations ...

Le Gouvernement avait établi une nouvelle doctrine d'intervention en 2017, centrée sur trois types d'entreprises : celles qui contribuent à la souveraineté du pays (comme la défense ou le nucléaire), celles qui participent à des missions de service public, et celles en difficulté dont la disparition entraînerait un risque systémique. Or nous avons toujours dit que cette doctrine était trop floue et ne garantissait pas, en l'état, la sauvegarde de la souveraineté économique française. L'enchaînement de crises depuis 2020 a mis sur le devant de la scène nombre de produits, entreprises ou filières qui sont stratégiques pour notre pays et qui, pour autant, ne rentrent pas dans les catégories que je viens de mentionner. Même l'APE, pourtant bras armé du Gouvernement en la matière, a confirmé notre vision et a concédé que la définition retenue de la souveraineté était trop restrictive.

C'est donc avec satisfaction que, l'an dernier, nous avons accueilli les propos du Commissaire aux participations de l'État, qui témoignaient d'une prise de conscience bienvenue. Il indiquait en effet que désormais, l'État actionnaire devra davantage, je cite, « prendre en compte la souveraineté économique ». Et cette année encore, le ministre de l'économie a déclaré, je cite à nouveau, que les décisions de l'État « sont fondées sur des logiques de souveraineté économique et de consolidation de filières au-delà des seuls enjeux patrimoniaux et de rentabilité, contrairement aux investisseurs privés ». C'est-à-dire exactement ce que nous martelons dans cette commission depuis des années, et plus récemment encore dans le rapport de notre présidente Sophie Primas et de nos collègues Franck Montaugé et Amelle Gacquerre !

Je crains, hélas, qu'il ne faille encore attendre la traduction concrète de ces déclarations... D'une part, le Commissaire aux participations de l'État, lorsqu'il précise que la crise amène l'État à amender sa stratégie d'intervention, ajoute immédiatement que c'est « du moins pour un moment ». Or il n'est pas normal que la défense de la souveraineté économique du pays ne soit envisagée qu'à titre temporaire : elle doit au contraire être un axe transversal, permanent, la boussole principale de l'action du Gouvernement ! Ce n'est pas un effet de mode, mais une nécessité constante. D'autre part, on peine à trouver des exemples de mises en oeuvre de ce soudain regain d'intérêt pour la souveraineté économique. Et pour cause : presque trois ans après le déclenchement de la crise, plus d'un an après les propos que je viens de mentionner, la feuille de route proposée par l'APE au ministre au sujet de la nouvelle doctrine stratégique n'a toujours pas été validée ! Je ne peux que regretter cette situation, qui témoigne à tout le moins d'une priorisation regrettable des sujets ...

Je souhaiterais maintenant dire un mot de la nationalisation d'EDF. Nous n'en savons pas beaucoup plus que ce que nous avons pu lire dans la presse. Le Gouvernement considère, à juste titre, que les investissements à réaliser à l'avenir sont incompatibles avec les attentes financières des actionnaires minoritaires. Mais au-delà de cette justification, les informations utiles sont assez rares, en dépit du montant important de l'opération : près de 10 milliards d'euros. Par ailleurs, la nationalisation ne règle pas toutes les questions. Par exemple, comment régler la dette de près de 60 milliards d'euros d'EDF ? Comment sera financée la relance du nucléaire ? Quid des contentieux relatifs aux concessions hydrauliques, qui ne sont toujours pas terminés ?

La deuxième raison pour laquelle je vous propose de ne pas adopter les crédits réside dans le fait que ce compte s'est durablement éloigné de ses objectifs initiaux. Comme il n'y a plus de cession de titres depuis trois ans, les seules recettes du compte sont des crédits du budget général que le Gouvernement injecte au fur et à mesure de l'année dans ce compte. Or si ce compte d'affectation spéciale a été créé, c'est pour une bonne raison : à savoir, mettre en relation des recettes et des dépenses qui sont de même nature. En l'occurrence, les recettes issues de la vente d'actions, et les dépenses servant à l'achat d'actions. Ce principe n'est absolument plus respecté depuis des années : le compte ne sert plus du tout à piloter la « respiration » du portefeuille de l'État, il est devenu une simple pompe à injection, une courroie de transmission entre le budget général et, bien souvent, les programmes d'investissement d'avenir.

En outre, à force de ne générer aucune ressource propre, le solde du compte s'est dégradé : il est passé de 3,7 milliards d'euros en 2017 à 900 millions en 2022. Pour le dire autrement, cela signifie que si l'État doit intervenir d'urgence dans une entreprise, il ne pourra pas le faire grâce à son travail de gestionnaire de portefeuille ; il devra le faire, encore et encore, en puisant dans le budget général.

Par ailleurs, le constat que notre commission établit depuis des années se renforce encore : le portefeuille est extrêmement concentré autour des seules valeurs de l'énergie et de la défense... Et ce, encore plus maintenant que la valeur d'EDF a augmenté en prévision de la nationalisation ... Ce qui pose un problème majeur : que vendre, en cas de besoin de liquidités pour sauver une entreprise ? Où sont les marges de manoeuvre ? Visiblement, nulle part, puisque le portefeuille repose toujours davantage sur des fleurons qui ne peuvent être vendus.

J'en viens maintenant à la troisième raison du refus, qui concerne le désendettement de l'État. Il est prévu dans ce PLF que parmi les 17 milliards d'euros de dépenses, près de 7 milliards soient consacrés au remboursement de la dette Covid. Car l'un des objectifs du compte est, effectivement, de céder des titres pour participer à la bonne gestion des finances publiques. Or, cette année comme depuis trois ans, il n'y a aucune cession de titres qui n'est prévue... et pourtant sont bien affichés 7 milliards d'euros de désendettement ! Quand on creuse, on se rend compte de l'effet d'affichage : le remboursement de la dette proviendra en réalité ... d'un simple versement du budget général. Le tour de passe-passe est vertigineux : on déshabille l'un pour habiller l'autre. On prend 7 milliards dans le budget, on les met dans le compte qui nous intéresse, et on les verse au désendettement. Autrement dit, il n'y a absolument aucun effort structurel qui est fait pour assainir les finances publiques ; on ne rembourse pas la dette par des économies, mais en continuant de creuser le budget général ! Tout ça pour « afficher » simplement un effort de désendettement, mais qui n'en a que le nom, car cela revient en fait à s'endetter pour se désendetter ...

Et pour finir, une bonne nouvelle : le Fonds pour l'innovation et l'industrie a enfin été supprimé, conformément à ce que nous demandions depuis 2019. Ce fonds, pour mémoire, était censé être alimenté par les sommes issues des cessions d'ADP et de la FDJ, qui étaient ensuite investies dans des bons du Trésor supposés porter intérêt à 2,5 %. Depuis le début, nous avons critiqué le fait que le financement de l'innovation n'était absolument pas pérennisé par un tel fonds et nous avons dénoncé le fait qu'il n'apportait rien par rapport à une dotation budgétaire classique, si ce n'est qu'il permettait au Gouvernement de contourner le Parlement ! Nous avons finalement été entendus, et le fonds sera supprimé d'ici 2023.

Voilà, mes chers collègues, les trois raisons principales pour lesquelles je vous propose que nous rejetions les crédits de ce compte.

Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Bien entendu, nous sommes d'accord avec la rapporteure : il ne faut pas adopter ces crédits. Je souhaiterais par ailleurs apporter quelques remarques complémentaires.

Premièrement, s'il n'y a pas, ou peu, de recette sur ce compte, c'est en raison des politiques conduites depuis plusieurs années. À force d'avoir privatisé, d'avoir cédé le capital de grandes entreprises, dont on découvre après coup qu'elles étaient stratégiques, nous nous sommes privés de ressources qui pourraient être réinvesties dans des secteurs qui en ont besoin.

Deuxièmement, s'il y a bien un endroit où il ne faut pas chercher les moyens du désendettement, c'est dans le capital des entreprises publiques, qui permet leur investissement industriel. C'est un enjeu contemporain majeur. Les sommes dont nous parlons là représenteraient un sérieux handicap pour le développement de l'industrie.

Troisièmement, je me félicite, moi aussi, de la suppression du Fonds pour l'innovation et l'industrie, qui reposait sur un raisonnement bidon, à savoir que ce serait la vente d'Aéroports de Paris qui permettrait le financement de l'innovation française. Toutefois, l'innovation reste insuffisamment financée, de même que la recherche. Le discours selon lequel il n'y aurait jamais eu autant d'argent pour la recherche en France est erroné, preuve en est le déclin de ce secteur.

Nous avons besoin d'un capital public, stable dans certains secteurs et mobile dans d'autres. À cet égard, j'avais posé une question d'actualité au Gouvernement relative au groupe Exxelia, qui travaille notamment dans le secteur de la défense, et qui a été vendu aux Américains faute d'acteur français souhaitant recapitaliser l'entreprise : c'est précisément un exemple où l'État aurait dû entrer à son capital temporairement, le temps de trouver des acteurs stables permettant son développement.

Nous voterons donc contre les crédits de ce compte, qui est un trompe-l'oeil. Je trouve désolant, du reste, le discours ambiant selon lequel tout irait bien, alors que les échanges extérieurs hors-énergie sont en chute libre et que des entreprises importantes disparaissent. Je n'ai par ailleurs toujours pas compris la stratégie du Gouvernement d'accompagnement des entreprises qui cessent leur activité en raison du prix de l'énergie. Par exemple, dans la verrerie, nous allons au-devant de problèmes immenses. Si une stratégie est mise en oeuvre, il me semble que le citoyen et le Parlement devraient en être correctement informés.

M. Fabien Gay . - Je partage l'analyse qui vient d'être développée. Si nous avons des entreprises publiques, ce n'est pas pour les gérer comme le ferait le secteur privé, car ils ne peuvent avoir exactement la même finalité. Sur certaines questions stratégiques, nous voyons bien qu'il faut une intervention de l'État : nous militons par exemple pour la création d'un pôle public du médicament. La majorité sénatoriale s'y oppose, mais les dysfonctionnements dans ce secteur sont aujourd'hui flagrants. Sanofi n'a pas été en mesure de produire un vaccin dans les temps, les brevets n'ont pas été levés, et désormais des doses sont détruites car nous serions en surcapacité.

De même, la situation dans le secteur énergétique illustre bien le fait que le privé ne peut pas tout organiser. EDF est le grand sujet de l'année prochaine, et je considère que nous ne pouvons pas avoir une telle étatisation du groupe sans débat parlementaire. En rejetant les crédits de ce compte, nous voulons aussi rappeler au Gouvernement la nécessité d'avoir un tel débat sur la stratégie d'EDF. Ce n'est pas possible d'avoir une nationalisation de cette ampleur via un simple amendement au milieu de l'été, sans discussion sur ce que nous voulons faire de cet outil. Nous n'avons encore que peu d'éléments, mais il semblerait que l'étatisation d'EDF serve, in fine , à filialiser et privatiser certaines de ses activités. Le débat doit concerner le Parlement, mais aussi les usagers et les syndicats du groupe.

M. Daniel Gremillet . - Je remercie la rapporteure pour ce travail, et pour son positionnement. Le sujet énergétique est stratégique pour notre pays, et il concerne tant le niveau national que le niveau européen. Nous avons réclamé plusieurs fois un débat sur ce thème, qui lui apporterait un surcroît de légitimité. Il faut continuer à le demander - et à demander un débat plus vaste que le seul sujet d'EDF.

Mme Sophie Primas , présidente . - Le débat que nous avions eu sur l'énergie était en effet frustrant...

La commission émet un avis défavorable à l'adoption des crédits du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État ».

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