B. L'INSUFFISANCE DES OUTILS POUR CONDUIRE UNE RÉELLE ÉVALUATION DE LA POLITIQUE DE LUTTE CONTRE L'IMMIGRATION IRRÉGULIÈRE

Les crédits dédiés à la lutte contre l'immigration irrégulière comprennent en réalité bien d'autres crédits que ceux figurant au sein du programme 303.

Comme l'indique le document de politique transversale « Politique française de l'immigration et de l'intégration », annexé au projet de loi de finances pour 2017, quatre autres programmes concourent à l'objectif « veiller au respect de la législation en matière d'entrée et du séjour sur le territoire ». Parmi ceux-ci on en relèvera essentiellement trois 8 ( * ) .

Le programme 176 « Police nationale » de la mission « Sécurités » regroupe en particulier les crédits des personnels affectés à la lutte contre l'immigration illégale et les trafics de migrants, dont les actions sont coordonnées par la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) au moyen de l'Unité de coordination opérationnelle de lutte contre l'immigration irrégulière. Y participent, outre la police aux frontières, des effectifs de la sécurité publique, de la police judiciaire (en particulier les groupes d'intervention régionaux et l'office central pour la répression de la traite des êtres humains), des compagnies républicaines de sécurité et de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP). Les crédits correspondant, portés par l'action n° 4 « Police des étrangers et sûreté des transports internationaux », se montent à 811 504 264 euros en AE=CP dans le projet de loi de finances pour 2017. Le plafond d'emplois sera porté de 11 966 ETPT en 2016 à 13 175 en 2017.

Le programme 152 « Gendarmerie nationale » de la même mission « Sécurités ». Les documents budgétaires ne permettent cependant pas d'identifier précisément les montants et personnels consacrés par ce programme à la lutte contre l'immigration irrégulière.

Le programme 111 « Amélioration de la qualité de l'emploi et des relations du travail » de la mission « Travail » comprenait une action n° 4 dédiée à la lutte contre le travail illégal. L'emploi d'étrangers sans titre de travail constitue effectivement une des infractions constitutives de la définition du travail illégal. Cependant, cette action ne comportait aucun crédit, les moyens associés, uniquement de personnel (inspection du travail), étant portés par le programme 155 de la même mission.

Selon votre rapporteur toutefois, devraient également être inclus dans le coût de la politique de lutte contre l'immigration irrégulière au moins deux autres types de dépenses.

1. Les aides au retour, un dispositif qui se cherche encore

Comme l'expérimentation des centres de retour le montre, le dispositif des aides au retour participe pleinement de la politique de lutte contre l'immigration irrégulière, qui ne saurait se limiter aux seuls dispositifs de contrainte. Votre rapporteur estime d'ailleurs qu'à condition d'être utilisé de manière adéquate, ce dispositif incitatif peut finalement conduire à de véritables économies, le coût des dispositifs contraignants tels que la rétention étant difficilement compressible, comme cela a déjà été dit.

L'aide au retour, délivrée par l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), est composée de deux volets.

Le premier volet, l' aide au retour en tant que telle, consiste en une aide administrative et matérielle à la préparation du voyage vers le pays de retour - réservation des billets de transport aérien, aide à l'obtention des documents de voyage, acheminement du lieu de séjour en France jusqu'à l'aéroport de départ en France et assistance lors des formalités de départ à l'aéroport. S'y ajoutent une prise en charge des frais de réacheminement depuis le lieu de départ en France jusqu'à l'arrivée dans le pays de retour couvrant le transport des personnes et des bagages, ainsi qu'une allocation d'un montant forfaitaire. Ces allocations sont versées en une seule fois, au moment du départ. L'ensemble de cette aide ne peut être délivré qu'une seule fois, à la condition d'une présence en France depuis au moins six mois.

Le second volet, l' aide à la réinsertion , est un « accompagnement financier pour la mise en oeuvre d'un projet de réinsertion » dans le pays de retour, « l'examen et la sélection des projets de réinsertion (étant) assurés par l'OFII en fonction du caractère pérenne des projets, des revenus qu'ils sont susceptibles de procurer ainsi que de l'apport personnel de chaque bénéficiaire ».

Constatant les « effets pervers connus [de l'aide au retour] , incitant les ressortissants européens à s'installer en France pour bénéficier d'une aide lucrative et inédite en Europe » 9 ( * ) , le Gouvernement a mis en oeuvre, à compter du 1 er février 2013, une réforme de cette aide qui distingue désormais deux régimes : l'un, de droit commun, pour les ressortissants des pays tiers, l'autre, dédié aux ressortissants communautaires, qui a connu une plus forte diminution des montants alloués.

À la suite de cette réforme, le nombre des retours aidés a fortement diminué , cette diminution étant plus marquée pour les ressortissants communautaires que pour les ressortissants extra-communautaires . Une étude sur l'impact de la nouvelle aide au retour menée au nom de l'OFII a montré que « si la diminution des montants des aides s'est accompagnée d'un recul très fort des retours des ressortissants communautaires, elle a eu un impact très limité sur le retour des ressortissants extra-communautaires, dont la décision de retour n'est pas principalement déterminée par l'incitation financière mais par des facteurs macro et micro, exogènes à l'aide financière et variables, selon les groupes de migrants » . L'objectif était pourtant bien d'encourager le recours à l'aide au retour pour ces populations.

Évolution des aides au retour distribuées depuis 2011

Bénéficiaires de l'aide au retour

dont aide au retour pays tiers

part du total

évolution

dont aide au retour Union européenne

part du total

évolution

2011

15 840

6 839

43 %

9 001

57 %

2012

17 573

6 824

39 %

- 0,2 %

10 749

61 %

+ 19,4 %

2013

7 386

5 492

74 %

- 19,5 %

1 894

26 %

- 82,4 %

2014

5 868

5 423

92 %

- 1,3 %

445

8 %

- 76,5 %

2015

4 758

4 479

94 %

- 17,4 %

279

6 %

- 37,3 %

1 er sem. 2016

2 364

2 247

95 %

117

5 %

Source : commission des lois du Sénat d'après les réponses fournies au questionnaire budgétaire

Aussi une nouvelle refonte de l'aide au retour a-t-elle été mise en oeuvre en 2015 afin de renforcer son attractivité et d'augmenter en particulier le nombre de demandeurs d'asile déboutés susceptibles d'en être bénéficiaires. Cela a conduit à une réévaluation des montants qui sont désormais les suivants :

- 650 euros par personne pour les ressortissants de pays tiers soumis à visa,

- 300 euros par personne pour les ressortissants de pays tiers dispensés de visa et le Kosovo,

- 50 euros par personne pour les ressortissants de l'Union européenne.

En outre, le directeur général de l'OFII peut, à titre exceptionnel, accorder une majoration de ces aides dans la limite de 350 euros afin de favoriser les sorties de centres d'accueil des demandeurs d'asile ou d'hébergements d'urgence pour demandeurs d'asile et l'évacuation de campements et squats.

Le rapport annuel de performances annexé au projet de loi de règlement et d'approbation des comptes de l'État pour 2015 indiquait que, compte tenu des délais de mise en oeuvre de la réforme introduite courant 2015, le plein effet de la mesure était attendu pour l'exercice suivant. Cependant, selon les informations recueillies par votre rapporteur, l'exercice 2016 n'a pas beaucoup vu progresser les retours aidés dans la mesure où les efforts de l'OFII se sont davantage portés sur ses nouvelles missions au titre de l'asile ainsi que sur la réforme de la formation linguistique plutôt que vers l'aide au retour.

Le projet de loi de finances pour 2017 prévoit toutefois une enveloppe de 10,5 millions d'euros pour financer les aides au retour et à la réinsertion économique. Ces crédits figurent à l'action n° 11 du programme 104 de la mission « Immigration, asile et intégration » comme dépenses d'intervention au profit des ménages.

2. Les dépenses de justice, les véritables frais cachés de la politique de lutte contre l'immigration irrégulière

Le document de politique transversale « Politique française de l'immigration et de l'intégration » ne fait état que de deux types de dépenses de justice :

- l'aide juridictionnelle versée aux avocats et les dépenses de développement de l'accès au droit et du réseau judiciaire de proximité spécifiques aux étrangers, portées par le programme 101 « Accès au droit et à la justice » de la mission « Justice »,

- les dépenses consacrées à la Cour nationale du droit d'asile par le programme 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives » de la mission « Conseil et contrôle de l'État ».

Or une réflexion sur le financement de la politique de lutte contre l'immigration irrégulière ne peut faire l'économie de la question des dépenses et frais de justice eu égard au poids que représente le contentieux des étrangers.

Ainsi, selon le rapport public 2014 du Conseil d'État, ce contentieux représente plus de 32 % des affaires portées devant les tribunaux administratifs, 44 % de celles portées devant les cours administratives d'appel et 15 % devant le Conseil d'État. S'il comprend également les questions de refus de délivrance de visas, ce contentieux est surtout celui des refus de titre de séjour assortis de mesures d'éloignement (pour l'essentiel, des obligations de quitter le territoire français - OQTF).

Si la juridiction judiciaire est nettement moins sollicitée comparativement, l'office du juge des libertés et de la détention dans certains tribunaux est toutefois largement préempté par le contentieux des étrangers . Celui-ci est en effet appelé à statuer sur la prolongation du maintien en zone d'attente ou en rétention et, désormais également, sur la décision elle-même de placement en rétention.

Ainsi, par exemple, le tribunal de grande instance de Meaux, qui a dans son ressort les centres de rétention du Mesnil-Amelot, consacrait au traitement du contentieux de la rétention, à l'annexe judiciaire sise à côté du centre de rétention, en semaine, 2 ETPT de magistrats (contre 1 ETPT pour le traitement du contentieux pénal et 0,4 ETPT pour le contentieux des hospitalisations sous contrainte) et, durant les fins de semaine et jours fériés / chômés, 2 magistrats le samedi uniquement (un magistrat titulaire et un magistrat de renfort, dans les faits systématiquement appelé à intervenir) - contre 2 magistrats de service durant deux jours, le suppléant n'étant que très exceptionnellement sollicité, pour le contentieux pénal. Avec la réduction du délai de saisine du juge des libertés et de la détention de cinq à deux jours par la loi du 7 mars 2016 précitée, des audiences devront également se tenir le dimanche. Un greffe de cinq personnes se trouve en permanence à l'annexe délocalisée.

Par ailleurs, la nature même de ce contentieux concernant des requérants souvent non francophones implique d'importants frais de justice, en particulier des coûts d'interprétariat .

S'agissant du contentieux de la rétention plus spécifiquement, il continue de générer d'importants coûts d'escorte . En effet, seuls les CRA de Coquelles, Marseille et du Mesnil-Amelot sont équipés de salles d'audience délocalisées opérationnelles, la salle de Nîmes ne pouvant fonctionner du fait de sa situation à l'intérieur de l'enceinte du CRA, contraire à la jurisprudence de la Cour de cassation 10 ( * ) . Si 100 % des audiences du juge des libertés et de la détention se déroulent à l'annexe judiciaire à Marseille et au Mesnil-Amelot, seulement 55,3 % de ces audiences ont lieu à l'annexe de Coquelles ; les magistrats administratifs refusent pour leur part toujours de se rendre dans ces salles d'audience délocalisées.

Encore faut-il bien comprendre que le recours à ces salles d'audience délocalisées ne supprime pas toute escorte mais en amoindrit le coût : au 1 er semestre 2016, une audience en salle délocalisée de Coquelles coûte 109,46 euros correspondant à un seul gardien de la paix, contre 271,23 euros pour une audience au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer correspondant au coût de l'escorte et du transport, soit une différence de 147,78 %.

Quant à la visio-conférence, il semblerait qu'elle ne soit toujours pas utilisée.

Par-delà les coûts toutefois, il semble indispensable à votre rapporteur de prendre en compte le malaise des magistrats administratifs qui ont le sentiment d'un contentieux vain dans la mesure où l'exécution des décisions confirmées par le juge administratif leur apparaît dérisoire 11 ( * ) . « On travaille pour rien », témoignent ainsi les représentants syndicaux des magistrats administratifs, qui regrettent qu'une partie importante de leur tâche revienne à juger de nouvelles décisions prises à l'encontre des mêmes requérants, donc à se prononcer sur les mêmes moyens à quelques mois ou quelques années d'intervalle selon les différentes procédures possibles. Ils soulignent que l'affaire Dibrani, qui a mis en exergue le grand nombre d'arrêtés de refus de séjour et d'éloignement pris à l'encontre des mêmes ressortissants et partant l'intervention successive de plusieurs juges, n'a en réalité rien d'exceptionnel.

S'il n'est nullement dans l'intention de votre rapporteur de remettre en cause le droit au recours, ces éléments soulèvent la question de la qualité initiale des décisions préfectorales de refus de titre et d'éloignement puis de la défense de ces décisions devant les juridictions . L'enjeu se situe dès lors dans le renforcement des services juridiques des préfectures, qui relèvent du programme 307 « Administration territoriale » de la mission « Administration générale et territoriale de l'État ». À cet égard, votre rapporteur se félicite que la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur se soit saisie du sujet et réfléchisse à une nouvelle organisation à même d'encourager la professionnalisation des agents et la mutualisation des ressources existantes.

Surtout, ces éléments soulignent la faible efficacité du dispositif global de lutte contre l'immigration irrégulière , que l'indicateur de performance 3.1 choisi par le Gouvernement depuis 2014 occulte dans la mesure où il ne rapporte pas le nombre de décisions exécutées au nombre de décisions prononcées. En outre, écarter les retours aidés et ne se focaliser que sur les éloignements forcés revient à amputer la politique de lutte contre l'immigration irrégulière de l'un de ses instruments indispensables, l'objectif final de cette politique étant de faire appliquer le droit au séjour.

C'est pourquoi votre rapporteur propose de revoir l'indicateur 3.1 et de lui substituer le taux d'exécution des mesures d'éloignement prononcées. En se basant sur les chiffres du rapport « Les étrangers en France » pour 2014 , le taux d'exécution des mesures d'éloignement prononcées serait de 22,3 %, dont 70,6 % d'exécution forcée, 22,2 % de départs spontanés et 7,2 % de départs aidés (cf. tableau ci-après).

Votre rapporteur renouvelle ici, en outre, son souhait de disposer d'un document transversal retraçant l'ensemble des dépenses concourant à la politique de lutte contre l'immigration irrégulière , qu'il convient de distinguer de l'immigration régulière afin de ne pas participer à certains amalgames.

Évolution de l'exécution des mesures d'éloignement 2010-2014

Mesures détaillées

2010

2011

2012

2013

2014

Retour de ressortissants
de pays tiers

prononcées

66 877

76 526

72 333

80 178

81 979

exécutées

11 975

17,9%

11 775

15,4%

12 769

17,7%

11 415

14,2%

12 040

14,7%

dont forcées

6 401

53,5%

4 015

34,1%

4 136

32,4%

4 656

40,8%

6 515

54,1%

dont spontanées

3 437

28,7%

5 363

45,5%

6 645

52%

5 377

47,1%

4 060

33,7%

dont aidées

2 137

17,8%

2 397

20,4%

1 988

15,6%

1 382

12,1%

1 465

12,2%

Réadmission
de ressortissants de pays tiers

prononcées

10 849

7 970

6 204

6 287

6 178

exécutées

3 504

32,3%

5 728

71,9%

6 316

101,8%

6 038

96%

5 314

86%

Renvoi de ressortissants communautaires

prononcées

6 620

9 608

12 331

10 932

8 072

exécutées

4 143

62,6%

5 424

56,5%

7 727

62,7%

5 300

48,5%

4 135

51,2%

dont forcées

2 129

51,4%

2 804

51,7%

2 934

38%

3 382

63,8%

3 332

80,6%

dont spontanées

855

20,6%

1 418

26,1%

1 810

23,4%

1 400

26,4%

721

17,4%

dont aidées

1 159

28%

1 202

22,2%

2 983

38,6%

518

9,8%

82

2%

Total

prononcées

84 346

94 104

90 868

97 397

96 229

exécutées

19 622

23,3%

22 927

24,4%

26 812

29,5%

22 753

23,4%

21 489

22,3%

dont forcées

12 034

61,3%

12 547

54,7%

13 386

49,9%

14 076

61,9%

15 161

70,6%

dont spontanées

4 292

21,9%

6 781

29,6%

8 455

31,5%

6 777

29,8%

4 781

22,2%

dont aidées

3 296

16,8%

3 599

15,7%

4 971

18,5%

1 900

8,4%

1 547

7,2%

Source : commission des lois du Sénat à partir du rapport « Les étrangers en France » 2014


* 8 Le quatrième programme, le programme 183 « Protection maladie » de la mission « Santé », porte en effet les crédits de l'aide médicale d'État (AME) qui ne peuvent être intégrés à la lutte contre l'immigration irrégulière à proprement parler.

* 9 Cf. rapport annuel de performances annexé au projet de loi de règlement et d'approbation des comptes pour 2013.

* 10 « La proximité immédiate exigée par l'article L. 552-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile est exclusive de l'aménagement spécial d'une salle d'audience dans l'enceinte d'un centre de rétention » (Cour de cassation, 1 re chambre civile, 16 avril 2008, n° 06-20390).

* 11 Le taux d'annulation des OQTF devant le juge administratif en 2015 est de 7,51 % (données DSED-MI).

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