C. RENFORCER L'ENCADREMENT ET L'ÉVALUATION DE LA POLITIQUE DE RÉDUCTION DES RISQUES ET DES DOMMAGES

Mise en place à partir des années 1980 dans le contexte de la propagation rapide, chez les injecteurs d'opiacés, des maladies virales comme le VIH ou l'hépatite C, la politique de réduction des risques et des dommages (RDRD) est une politique sanitaire et sociale visant à inciter les personnes souffrant d'une addiction à modifier leurs comportements afin de diminuer les conséquences sur leur santé et leur insertion sociale de leur consommation de drogues . Elle a pour objectifs, selon l'article L. 3411-8 du code de la santé publique, de prévenir les dommages sanitaires, psychologiques et sociaux, la transmission des infections et la mortalité par surdose liés à la consommation de substances psychoactives ou classées comme stupéfiants.

Les mesures les plus emblématiques mises en place dans ce cadre, comme les programmes d'échange de seringues ou les traitements de substitution aux opiacés (TSO), initiés respectivement à partir de 1991 et de 1995 en France, ont effectivement permis de réduire fortement les décès par surdose , de maîtriser l'épidémie de VIH et d' améliorer la situation sanitaire des personnes souffrant d'une addiction aux opiacés . La RDRD est notamment exercée par les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud), établissements médico-sociaux à bas seuil d'exigence, souvent sous statut associatif, qui s'adressent aux publics rendus les plus vulnérables par leur addiction.

Sous l'égide de la Mildeca, le plan gouvernemental 2013-2017 prévoit d'inscrire la RDRD « dans une logique de continuum avec les stratégies thérapeutiques » et rappelle la nécessité de prendre en compte les dommages individuels subis par les usagers de drogues ainsi que les conséquences que font peser ces consommations sur l'ensemble de la société. Ces deux orientations consensuelles ne suscitent pas d'observations de la part de votre rapporteur pour avis. En revanche, le plan promeut de nouvelles priorités en matière de réduction des risques qui ne sont pas adaptées à la situation française et ne cherche pas à corriger les dérives des politiques actuelles.

1. L'erreur de l'expérimentation des salles de consommation à moindre risque

Le plan prévoit en effet l'expérimentation d'actions de réduction des risques innovantes . Il s'agit essentiellement de la création de salles de consommation à moindre risque (SCMR), sur le modèle des exemples qui se sont développés en Europe depuis la fin des années 1980 41 ( * ) . De tels centres d'injection supervisés sont, selon la définition de l'Inserm 42 ( * ) , des « structures où les usagers de drogues par injection peuvent venir s'injecter des drogues - qu'ils apportent - de façon plus sûre et plus hygiénique, sous la supervision de personnel qualifié ».

L'article 43 de la loi du 26 janvier 2016 précitée fixe le cadre juridique de cette expérimentation , dont la durée est fixée à six ans à compter de l'ouverture de la première SCMR. Il en confie la mise en oeuvre à des Caarud désignés par arrêté, dans le respect d'un cahier des charges national 43 ( * ) . Il en définit le public : les personnes majeures usagères de substances psychoactives ou de stupéfiants souhaitant bénéficier de conseils en réduction des risques , notamment sur les modalités de consommation permettant de réduire les complications sanitaires et la transmission des infections. Enfin, il prévoit un régime juridique spécifique pour les professionnels intervenant dans ces structures, qui ne pourront pas être poursuivis pour complicité d'usage illicite de stupéfiants ou pour facilitation de l'usage illicite de stupéfiants, et leurs usagers , qui ne pourront pas être poursuivis pour usage illicite et détention illicite de stupéfiants, dès lors qu'ils ne détiennent des stupéfiants que pour leur seul usage au sein de la SCMR.

Les estimations actuelles font état d'un coût de fonctionnement annuel compris entre 0,8 et 1,2 million d'euros , en fonction de la taille de la salle et de sa file active, ce qui représente environ 6 millions d'euros par projet sur la durée de l'expérimentation. Ces dépenses doivent être prises en charge par l'assurance maladie à travers le fonds national de prévention, d'éducation et d'information sanitaires (FNPEIS). En revanche, il appartient aux collectivités territoriales de financer les investissements , notamment immobiliers.

Votre rapporteur pour avis met en garde le Gouvernement depuis maintenant deux ans sur les dangers de cette expérimentation et a déjà fait part à plusieurs reprises de son opposition totale à cette initiative . Sa mise en oeuvre récente avec l'ouverture le 17 octobre 2016 d'une SCMR à Paris, pilotée par l'association Gaia, et le 7 novembre suivant à Strasbourg, portée par l'association Ithaque, n'est pas de nature à lui faire changer de position.

En effet, ces SCMR viennent accentuer le caractère de plus en plus inaudible de la prohibition de l'usage de stupéfiants , qui ne saurait être levé mais au contraire davantage explicité en raison des conséquences sanitaires et sociales dramatiques de tels comportements. De plus, l'Etat va voir sa crédibilité écornée , en particulier auprès des jeunes, alors que c'est auprès d'eux qu'il doit promouvoir cet interdit.

Qui plus est, cet objectif du plan gouvernemental entre en contradiction directe avec un autre objectif du même plan : favoriser l'acceptabilité des actions de réduction des risques. Or l'opposition à l'ouverture d'une SCMR au sein de la population du quartier où elle est située à Paris est très forte , et n'a pas été apaisée par les tergiversations des pouvoirs publics sur sa localisation précise - finalement dans l'enceinte de l'hôpital Lariboisière - ou sur la conduite à tenir, en matière d'application de la loi, dans son environnement proche.

Ainsi, une circulaire de politique pénale 44 ( * ) adressée par le Garde des sceaux aux procureurs cherche à définir une doctrine dans ce domaine, sans pouvoir pleinement s'extraire de l' opposition entre la pénalisation de l'usage et de la détention de stupéfiants et les entorses nécessaires à ce principe pour le fonctionnement des SCMR. C'est par la litote que le ministère de la justice appelle non à une « extension de l'immunité pénale » des usagers de la salle mais à la mise en place d'une « politique pénale adaptée tenant compte de l'objectif de réduction des risques poursuivi ». De même, tout en prônant la fermeté à l'égard des trafics de stupéfiants les ciblant, il reconnaît que la poursuite des personnes se rendant à la salle et transportant des stupéfiants destinés à leur consommation « pourra être considérée comme inopportune ».

Le flou de ces orientations confirme que ces SCMR suscitent bien d'importantes difficultés pour le maintien de l'ordre public dans leur voisinage, qui pourraient être amenées à croître au fur et à mesure que leur nombre d'usagers augmente. Le risque de voir apparaître des zones de non-droit dans des quartiers déjà touchés par une très forte toxicomanie dans l'espace public, source de dégradation du cadre de vie, reste donc élevé, et ce d'autant plus qu'il est peu probable que la plus forte présence policière qui accompagne le début de cette expérimentation soit maintenue dans la durée.

Prenant acte de l'ouverture des deux premières SCMR 45 ( * ) , votre rapporteur pour avis ne peut désormais qu'insister pour qu'une évaluation scientifique très sérieuse de leurs effets sur la santé des usagers , de l'influence qu'elles peuvent avoir sur leurs comportements de consommation et leur décision d'engager une démarche de soin et des conséquences qu'elles ont sur leur environnement géographique proche et à l'échelle de la commune où elles sont installées soit conduite.

La Mildeca , qui assure la direction du comité de pilotage national de l'expérimentation, finance deux études en ce sens . Le programme de recherche « Cosinus » tout d'abord, conduit par des chercheurs de l'Inserm, qui porte sur le suivi socio-épidémiologique de plusieurs cohortes d'injecteurs vivant dans quatre villes françaises (Paris, Strasbourg, Bordeaux et Marseille), afin de comparer ceux fréquentant une SCMR à ceux n'en ayant pas la possibilité ou le souhait. Il devrait notamment examiner l'évolution des pratiques à risque, la santé mentale, l'insertion professionnelle et l'accès au logement chez les participants. Enfin, le centre de recherche « Médecine, sciences, santé, santé mentale et société » (Cermes3) du CNRS va mener une étude portant sur l'acceptabilité sociale de la SCMR à Paris , en analysant notamment l'évolution de la perception des nuisances liées à la consommation de drogues dans l'espace public après l'ouverture de la SCMR. Il est essentiel que ces travaux constituent le fondement scientifique du rapport d'évaluation de l'expérimentation que le Gouvernement devra remettre au Parlement six mois avant son terme 46 ( * ) et un préalable à tout débat sur le futur de cette initiative.

2. Réduire le détournement et le mésusage des traitements de substitution aux opiacés

Par ailleurs, certains outils traditionnels de la RDRD mériteraient d'être mieux encadrés en raison des détournements dont ils sont victimes et du mésusage auquel ils donnent lieu. C'est le cas des TSO , qui regroupent essentiellement la buprénorphine à haut dosage (BHD, plus connue sous son nom de marque Subutex® 47 ( * ) ), médicament dont la primoprescription peut être réalisée par un médecin généraliste, et la méthadone , classée comme stupéfiant, dont le traitement doit débuter à l'hôpital ou dans un centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa). Selon les informations communiquées à votre rapporteur pour avis par la caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), 187 000 personnes bénéficiaient d'une prescription pour un TSO en 2015, à 64 % de la BHD et à 36 % de la méthadone.

Le plan d'actions 2016-2017 fait figurer parmi ses priorités l'amélioration de la qualité de prise en charge des patients sous TSO et le développement de leur accessibilité , à travers notamment la primoprescription de méthadone par la médecine de ville ou encore la dispensation quotidienne des TSO en pharmacie d'officine , sur une base expérimentale et volontaire. Ces deux mesures pourraient se concrétiser en 2017. Le plan est néanmoins silencieux sur la lutte contre le dévoiement de ces traitements , qui n'en restent pas moins des outils essentiels de santé publique.

Ainsi, selon les résultats 2015 de l'enquête Oppidum 48 ( * ) , 23 % des usagers de TSO ne les obtiennent pas dans le cadre d'un protocole de substitution. Parmi ceux consommant du Subutex 49 ( * ) , 10 % des personnes sous protocole et 25 % des personnes hors protocole ont recours à l'injection . S'agissant de la méthadone, 15 % de ses utilisateurs, toutes formes confondues 50 ( * ) , consomment également de l'héroïne. De plus, on constate ces dernières années chez les personnes les plus précaires et les plus marginalisées, notamment des migrants d'Europe de l'Est 51 ( * ) , que les usages de drogues se concentrent sur le détournement , par voie injectable, de la BHD ou d'autres médicaments opiacés comme le Skenan®, antidouleur à base de sulfate de morphine.

Il faut également noter la place centrale que tiennent les TSO dans les surdoses . Alors qu'ils étaient la cause de 30 % d'entre elles en 2006 , ce taux est passé à 60 % en 2012 , avant de diminuer à 54 % en 2013 52 ( * ) . La méthadone est impliquée dans les trois quarts de ces cas.

Un sursaut est donc nécessaire, aussi bien face à cette situation inacceptable en matière sanitaire que pour mettre fin aux détournements de TSO en France, qui alimentent toute l'Europe centrale et parviennent même jusqu'au Caucase. La périodicité triennale des contrôles menés par la Cnam sur les prescripteurs reste insuffisante , et la lenteur des procédures de poursuite ordinale ou judiciaire nuit à leur efficacité. Quant au mésusage , des solutions existent qu'ils convient de favoriser, notamment le recours au Suboxone® , médicament qui associe la BHD à la naloxone , principal antagoniste des récepteurs de la morphine, et provoque des symptômes de sevrage en cas d'injection. Il ne concernait qu'environ 7 000 personnes en 2014, en hausse toutefois de 50 % par rapport à 2012, année de sa mise sur le marché.

3. Définir une véritable politique de réduction des risques en milieu carcéral

Enfin, de très importants progrès doivent encore être réalisés en matière de connaissance des addictions et de développement de la RDRD dans le milieu carcéral. Selon l'article L. 3411-8 du code de la santé publique, « la politique de réduction des risques et des dommages s'applique également aux personnes détenues, selon des modalités adaptées au milieu carcéral ». Votre rapporteur pour avis espère que ces dispositions récentes, issues de l'article 41 de la loi du 26 janvier 2016 précitée, susciteront une dynamique nouvelle en la matière, pour rattraper le retard accumulé ces dernières années .

On peut tout d'abord déplorer que les dernières études épidémiologiques sur la consommation de stupéfiants chez les détenus remontent à la période 2003-2004 . A l'époque, un tiers des nouveaux détenus déclaraient consommer régulièrement des produits stupéfiants dans les douze mois précédant leur incarcération, et il était estimé que 38 % des détenus incarcérés depuis moins de six mois étaient dépendants à une substance illicite 53 ( * ) . Sur ce point, il n'est pas suffisant de proposer, comme le fait le plan d'actions 2016-2017, d'organiser des « assises sur le thème des addictions en milieu carcéral » (action 2.10). Il faut renouveler l'ensemble des études conduites sur ce thème et mettre en place un dispositif de surveillance épidémiologique pérenne en milieu carcéral, ce qui passe par un soutien effectif de la Mildeca au développement d'une application de recueil des données sur l'état de santé des personnes entrant en détention, comme le prévoit l'action 3.7.

Une fois ces données actualisées obtenues, il ne sera plus possible de nier ou de sous-estimer l'ampleur des conduites addictives en prison et l'impact qu'elles font peser sur la santé et la sécurité des détenus et des personnels de l'administration pénitentiaire , et les mesures qui s'imposent pourront être prises. Le plan d'actions 2016-2017 prévoit à ce titre d'expérimenter la mise en place d'un programme d'échange de seringues , qui pourrait avoir lieu à la maison d'arrêt des Baumettes, à Marseille, après l'évaluation de son acceptabilité auprès des personnels et des détenus. D'ores et déjà, depuis une circulaire de décembre 1996 54 ( * ) , ces derniers peuvent en principe percevoir tous les quinze jours de l'eau de javel pour désinfecter le matériel d'injection dont ils pourraient disposer.

Toutefois, plusieurs études 55 ( * ) ont montré que sa disponibilité était en réalité plus aléatoire et qu'elle ne s'accompagnait pas d'une information sur sa correcte utilisation. Il appartient à la Mildeca d'accompagner la direction de l'administration pénitentiaire du ministère de la justice dans la mise en place effective d'une politique cohérente et homogène de RDRD dans l'ensemble des établissements pénitentiaires afin d'améliorer la situation sanitaire des personnes détenues souffrant d'une addiction et de préparer, sous cet aspect, leur remise en liberté.


* 41 Selon le rapport européen sur les drogues 2016 de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, environ 70 structures de ce type seraient ouvertes en Suisse, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne, en Norvège, au Luxembourg et au Danemark. Par ailleurs, le Canada et l'Australie en comptent respectivement deux et une.

* 42 Inserm, « Réduction des risques infectieux chez les usagers de drogues », expertise collective, 2010, p. 209.

* 43 Défini par l'arrêté du 22 mars 2016 portant approbation du cahier des charges national relatif à l'expérimentation d'espaces de réduction des risques par usage supervisé, autrement appelés « salles de consommation à moindre risque » ; NOR : AFSP1601434A.

* 44 Circulaire du 13 juillet 2016 de politique pénale relative à l'ouverture des premières salles de consommation à moindre risque, espace de réduction des risques par usage supervisé ; NOR : JUSD1619903C.

* 45 Le plan d'actions 2016-2017 prévoit l'expérimentation d'une SCMR dans trois villes, dont Paris et Strasbourg (action 3.4).

* 46 En application du IV de l'article 43 de la loi du 26 janvier 2016 précitée.

* 47 Et qui est disponible sous forme générique depuis 2006.

* 48 Observation des produits psychotropes illicites ou détournés de leur utilisation médicamenteuse, réalisée chaque année dans des Csapa, Caarud et en milieu carcéral.

* 49 Qui prend la forme de comprimés sublinguaux.

* 50 Sirop ou gélule.

* 51 Source : OFDT, op. cit., Tendances n° 105, décembre 2015.

* 52 Source : OFDT et enquête DRAMES (décès en relation avec l'abus de médicaments et de substances) de l'ANSM.

* 53 Source : Frédéric Rouillon et al., Etude épidémiologique sur la santé mentale des personnes détenues en prison, 2006.

* 54 Circulaire DGS/DH/DAP n° 96-739 du 5 décembre 1996 relative à la lutte contre l'infection par le virus de l'immunodéficience humaine en milieu pénitentiaire : prévention, dépistage, prise en charge sanitaire, préparation à la sortie et formation des personnels ; NOR : TASP9630649C.

* 55 Dont l'étude PRI 2 DE conduite en 2009, cf. Laurent Michel et al., « Prévention du risque infectieux dans les prisons françaises. L'inventaire ANRS-PRI 2 DE, 2009 », Bulletin épidémiologique hebdomadaire n° 39, 25 octobre 2011.

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