C. UNE SOCIÉTÉ CARACTÉRISÉE PAR UNE FORTE POLARISATION

1. Le Brésil demeure l'un des pays les plus inégalitaires au monde

Depuis la récession de 2015-2016, les inégalités et la pauvreté sont reparties à la hausse, après une période d'amélioration globale des conditions de vie (cf. supra).

Entre 2014 et 2021, le revenu moyen des 40 % les plus pauvres a diminué de 8 %, tandis que celui des 10 % les plus riches a augmenté de 7,2 %.

Par ailleurs, le Brésil compterait à l'heure actuelle plus de 30 millions de personnes souffrant de la faim.

Cette évolution est principalement due à la forte hausse du taux de chômage, qui est passé de 6,5 % fin 2014 à 11,1 % début 2022, ainsi qu'à la montée du travail informel, qui concerne près de 40 % de la population active occupée.

La pandémie de Covid-19 a accentué cette tendance, malgré la mise en place de mesures de soutien importantes qui ont permis de contenir l'augmentation de la pauvreté et des inégalités. Le programme « auxílio emergencial », approuvé en avril 2021, a ainsi assuré un revenu à près de 67 millions de Brésiliens parmi les plus modestes. Ce programme a été transformé en fin d'année 2021 en une allocation permanente appelée « auxílio Brasil », en remplacement du programme « Bolsa Familia ».

En 2020, le Brésil se classait ainsi au 15e rang des pays les plus inégalitaires du monde. Les 50 % les plus pauvres ne recevaient que 10 % du revenu brut, tandis que les 10 % les plus riches en percevaient 60 % (contre une moyenne mondiale de 52 %).

Dans une note de mars 2023, le service économique régional de Brasilia relève en outre que « les disparités géographiques des revenus au Brésil sont croissantes. C'est en effet la principale conclusion de l'étude d'après la “ Carte des Richesses ” dressée en mars 2023 par la Fondation Getulio Vargas (FGV), qui cartographie les flux de revenus et de patrimoine des grandes fortunes brésiliennes à partir de la déclaration d'impôt sur le revenu (IRPF). Les résultats sont sensiblement différents de ceux “ traditionnels ”, issus de l'enquête nationale continue par sondage sur les ménages (Pnad Continua) : l'indice de Gini, qui calcule le niveau d'inégalité dans une économie, atteint 0,7068 avec le chiffrage de la FGV contre 0,6013 calculés par la Pnad Continua. La richesse au Brésil se concentre particulièrement dans le sud-est et le sud du pays. Parmi les 27 États brésiliens, ceux où le revenu mensuel total par habitant est le plus important sont le District Fédéral qui abrite la capitale Brasilia (3 113 BRL, ou 558 EUR), Sao Paulo (2 230 BRL, ou 400 EUR) et Rio de Janeiro (1 762 BRL, ou 316 EUR), suivi par les trois États de la région Sud : le Rio Grande du Sud (1 646 BRL ou 300 EUR), Santa Catarina (1 580 BRL, ou 284 EUR) et le Parana (1 488 BRL, ou 267 EUR). À l'inverse, les États du nord et du nord-est sont les plus pauvres. Le Para (504 BRL, ou 91 EUR) et le Maranhão (367 BRL, ou 66 EUR) sont les deux États ayant le revenu moyen par habitant le plus faible ».

Enfin, comme l'a indiqué la direction générale du Trésor dans ses réponses au questionnaire de vos rapporteurs, d'autres formes d'inégalités persistent telles que les inégalités de genre, de même que des problèmes de santé et médicaux résultant d'un important déficit en infrastructures et services essentiels (accès à l'eau potable, gestion des déchets, accès aux hôpitaux et le nombre de médecins par habitant), qui se superposent aux disparités géographiques de revenus.

2. Une montée de la contestation depuis le début des années 2010 ayant abouti à l'élection de Jair Bolsonaro en 2018

Les grandes manifestations de juin 2013 ont constitué un premier signal d'alerte sur l'émergence d'un mouvement de contestation au sein de la population brésilienne. Comme le rappelle Laurent Delcourt11(*), celles-ci font descendre « des centaines de milliers de jeunes Brésiliens dans la rue. Pêle-mêle, les manifestants dénoncent la hausse des tarifs de transport, la flambée du prix du logement, les dépenses excessives consenties par le pays pour organiser la Coupe du monde (2014), réclament de meilleurs services publics et dénoncent la corruption ».

Ces mouvements n'ont cependant pas empêché la victoire du Parti des travailleurs (PT) lors des élections de 2014. Or, jusque dans les années 2010, le système politique brésilien reposait sur une alternance régulière entre sociale démocratie et partis dominés par le PT. Cette quatrième victoire consécutive du PT a ainsi été perçue par une partie de l'électorat comme un blocage de ce système.

À ce sentiment, a pu s'ajouter une certaine « usure du pouvoir » dans un contexte économique dégradé, la crise économique de 2008 s'étant traduite, bien qu'avec retardement, par des récessions en 2015 et 2016.

D'autre part, au moment même où le Brésil faisait face à une grave crise économique, l'opération Lava Jato (lavage express), conduite à partir de 2013 par le juge Sergio Moro, devenu par la suite ministre de la justice et de la sécurité publique sous la présidence Bolsonaro et sénateur du Paranà, a révélé un gigantesque système de corruption impliquant notamment des cadres de l'entreprise publique Petrobras, ainsi que la plupart des partis politiques.

Cette affaire, qui a abouti à la condamnation de Lula pour corruption et blanchiment d'argent - lequel verra ses condamnations annulées par le Tribunal fédéral en avril 2021 - et à l'arrestation de centaines d'hommes politiques et de chefs d'entreprise, a durablement entamé la confiance des Brésiliens dans leurs élites politiques et économiques.

Affaiblie par une coalition en délitement et devant faire face à la montée des trois groupes conservateurs au Parlement (« boeuf, Bible, balles », ou « 3B »), la Présidente Dilma Rousseff, qui a succédé à Lula en 2011, est finalement destituée par le Congrès le 31 août 2016 pour « crime de responsabilité »12(*). Cet évènement, qualifié par l'ancienne Présidente et ses partisans de « coup d'État », a constitué un véritable « séisme » politique que la présidence de Michel Temer n'a pas réparé.

Cette contestation montante au sein de la population brésilienne, associée à une fragilisation de la droite classique, elle-même en prise à des affaires de corruption, ainsi qu'à l'inéligibilité de Lula prononcée le 31 août 2018 par le Tribunal supérieur électoral brésilien ont abouti à l'élection de Jair Bolsonaro lors des élections de 2018.

Pour Frédéric Louault13(*), « l'arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro en 2019, trente ans exactement après l'élection de Fernando Collor, marque l'avènement d'un nouveau style populiste, jusqu'alors peu visible en Amérique latine, porteur d'un projet politique d'extrême droite à la verve débridée et violente. Économiquement libéral et très conservateur sur les questions de société, il s'oppose farouchement aux politiques qui ont été mises en oeuvre par des prédécesseurs Lula et Dilma Rousseff ».

3. Les élections d'octobre 2022 et les évènements du 8 janvier 2023 ont confirmé les profondes divisions de la société brésilienne

L'élection présidentielle des 2 et 30 octobre 2022, qui a vu le retour de Lula au pouvoir, a mis en lumière une société brésilienne profondément divisée entre les valeurs prônées par le camp bolsonariste (travail, famille traditionnelle, religion, notamment évangélique) et celles portées par Lula et ses alliés (lutte contre les inégalités et les discriminations, dialogue, protection de l'environnement).

Cette élection, qui opposait une vaste coalition menée par Lula au Président sortant, s'est ainsi soldée par un score extrêmement serré en faveur du premier, lequel a recueilli 50,9 % des voix (60,3 millions d'électeurs) contre 49,1 % (58,2 millions d'électeurs) pour son adversaire. Cette fragmentation de l'électorat apparaît notamment géographique, avec un Nord majoritairement acquis à Lula et un Sud plus prospère ayant davantage voté en faveur de Jair Bolsonaro.

Malgré les accusations de fraude et de faiblesses du système électoral avancées par Jair Bolsonaro et ses partisans, la victoire de Lula a rapidement été reconnue par les principaux soutiens de son adversaire, au premier rang desquels Arthur Lira, président de la Chambre des députés.

Pourtant, une semaine après l'investiture du nouveau Président, le 8 janvier 2023, des milliers de partisans de Jair Bolsonaro réclamant un coup d'État militaire se sont introduits dans les bâtiments des trois pouvoirs (Congrès fédéral, Présidence et Tribunal suprême fédéral), se livrant à des actes de vandalisme.

Ces événements, qui font écho à ceux survenus deux ans plus tôt à Washington, ont cependant été condamnés par les 27 gouverneurs des États fédérés, lesquels ont unanimement soutenu Lula, en dépit des clivages politiques. Ces actes ont, au moins à court terme, contribué à renforcer la légitimité du nouveau pouvoir. En dépit du discrédit dont souffre Jair Bolsonaro auprès des élites du pays depuis les évènements du 8 janvier 2023, comme l'a rappelé Gaspard Estrada, la cote de popularité du « Cavalão » demeure élevée au sein de la population et, pour une partie importante celle-ci, il continue d'incarner l'opposition au nouveau Gouvernement.

Les élections d'octobre, qui voyaient le renouvellement d'un tiers des 81 sénateurs et de l'ensemble des 513 députés, ont également renforcé le front bolsonariste au sein des deux chambres, le parti libéral ayant obtenu 99 sièges à la Chambre des députés - dont il est devenu le premier parti - et 14 sièges au Sénat fédéral.

Le nouveau Président doit donc composer avec un Congrès qui lui est majoritairement défavorable et, en particulier, avec la multitude de partis du Centrão (centre) dont le soutien sera indispensable pour mener à bien sa politique. La composition du Gouvernement Lula III, qui ne compte pas moins de 37 ministères, témoigne de cette volonté présidentielle de rassembler le plus largement possible. Si le régime brésilien est traditionnellement qualifié de « présidentialisme de coalition », selon les termes du politologue Sérgio Abranches, la coalition gouvernementale actuelle, « de circonstance », pourrait cependant rendre plus difficile la mise en oeuvre des réformes promises par le nouveau Président (cf. infra).


* 11 Laurent Delcourt, « Bolsonaro, président : ressorts et conséquences d'une révolte à rebours » in « Le Brésil de Bolsonaro : le grand bond en arrière », Alternatives Sud, Centre Tricontinental, 2020.

* 12 Il lui était reproché d'avoir dissimulé l'ampleur des déficits publics en vue de sa réélection en 2014.

* 13 Frédéric Louault, Le Brésil en 100 questions, l'interminable émergence, 2022, op. cit.