D. EN MATIÈRE DE POLITIQUE INTÉRIEURE, DES PRIORITÉS DU PRÉSIDENT LULA CONSISTANT À TOURNER LA PAGE DE L'ÈRE BOLSONARO TOUT EN S'INSCRIVANT DANS LA CONTINUITÉ DE SES DEUX PREMIERS MANDATS

1. « Remettre sur pied l'appareil d'État »

Lors de son discours d'investiture prononcé le 1er janvier 2023, le Président Lula a réaffirmé sa volonté de consacrer ses efforts « à la restauration de cet édifice de droits et de valeurs nationales »14(*), précisant avoir signé des mesures visant à « réorganiser les structures du pouvoir exécutif afin qu'elles permettent à nouveau au gouvernement de fonctionner de manière rationnelle, républicaine et démocratique » et annonçant, « après le terrible défi » qui venait d'être relevé, le retour de la « démocratie pour toujours ».

Pour Gaspard Estrada, la « remise sur pied de l'appareil d'État », qui constitue un chantier prioritaire du Gouvernement Lula III, passera par plusieurs mesures telles que les renforcements de certaines agences gouvernementales et services publics dont les moyens avaient été réduits sous la précédente présidence, l'accroissement de leurs prérogatives, la réduction du poids de l'armée dans les ministères (de l'ordre de 6 000 militaires auraient ainsi été nommés dans des fonctions civiles) afin de revenir progressivement à un fonctionnement « traditionnel » des institutions.

Par ailleurs, le nouveau Gouvernement a pris différentes mesures visant à consolider la démocratie brésilienne et à encourager le dialogue avec la société civile telles que la création d'un site visant à lutter contre les fausses informations ou encore la mise en place d'un Conseil de participation sociale, destiné à maintenir un dialogue permanent avec les organisations de la société civile dans le processus d'élaboration et d'évaluation des politiques publiques.

2. Une politique économique et budgétaire axée sur le social et le renforcement du rôle de l'État

La politique économique du Président Bolsonaro s'est concentrée autour de plusieurs réformes structurelles dans les domaines social (notamment la réforme des retraites), du marché du travail (en en renforçant la flexibilité) et fiscal (avec la refonte du système fiscal), ainsi que sur un projet majeur de réforme de l'administration publique. Si plusieurs de ces mesures ont été menées à bien, notamment dans le domaine de la sécurité sociale, les réformes concernant le système fiscal et l'organisation administrative de l'État n'ont pas pu être engagées.

Elle se caractérisait en outre par une désétatisation de l'économie, qui s'est traduite par la mise en oeuvre d'un vaste programme de privatisations et le développement de concessions et de partenariats public-privé (PPP).

En rupture avec la politique menée par son prédécesseur, le Président Lula a fait de la lutte contre la pauvreté et de la réduction des inégalités ses priorités.

Ce volontarisme dans le domaine social s'est traduit par le retour, dès les premiers jours du mandat, de plusieurs mesures emblématiques telles que les programmes « Bolsa Família », qui instaure une allocation minimum de 600 reaux par mois et le versement de 150 reaux par enfant de moins de 6 ans (ce programme doit bénéficier à plus de 21 millions de familles), et « Minha Casa Minha Vida », qui fixe comme objectif la construction de 2 millions de logements d'ici 2026, la hausse du salaire minimum à compter du 1er mai 2023, ou encore l'augmentation du salaire des fonctionnaires.

Le nouveau Président s'est d'autre part prononcé en faveur d'une réindustrialisation du pays, indiquant lors de son discours d'investiture : « il est insensé d'importer des carburants, des engrais, des plateformes pétrolières, des microprocesseurs, des avions et des satellites. Nous disposons de capacités techniques, de capitaux et de parts de marché suffisants pour reprendre l'industrialisation et la prestation de services à un niveau compétitif ». Un « Plan d'exécution de la stratégie industrielle, verte et technologique », présentant la stratégie gouvernementale en la matière sur les 10 prochaines années, devrait ainsi être présenté prochainement.

Conformément aux engagements présidentiels, le Gouvernement Lula III a par ailleurs mis fin au processus de privatisation engagé sous la précédente présidence, retirant une dizaine d'entreprises (dont Petrobras, Telebras et Correios) du programme national de désétatisation et du programme de partenariats d'investissements. Le nouvel exécutif s'est en outre engagé à accroître les dépenses consacrées aux infrastructures, en particulier dans les domaines de l'eau et de l'assainissement et des mobilités urbaines.

Afin de financer une partie de ces mesures et avant même l'investiture du nouveau Président, l'équipe de transition a fait adopter un amendement à la Constitution, visant notamment à retirer certaines dépenses sociales du « plafond des dépenses » (« teto de gastos »), permettant une augmentation du budget 2023 de 8 %.

Les mesures annoncées par le nouveau Président, dont le financement a été permis par un « contournement » du plafond des dépenses, ont été à l'origine d'importantes tensions entre l'exécutif et la Banque centrale du Brésil, laquelle, considérant que la politique gouvernementale se traduirait par une augmentation des prix, a décidé de maintenir une politique monétaire fortement restrictive en laissant inchangé son taux directeur à 13,75 %, malgré une baisse significative de l'inflation.

Pour rassurer les marchés et la BCB, le Gouvernement a proposé un nouveau mécanisme de contrôle budgétaire reposant sur la définition de plafonds pour l'accroissement annuel des dépenses et l'établissement d'un seuil minimal pour les investissements publics, tout en tenant compte de divers critères pour déterminer l'évolution des recettes publiques. Un paquet de mesures destinées à permettre une limitation du déficit primaire à 1 % du PIB en 2023 a par ailleurs été présenté.

Surtout, le nouvel exécutif a annoncé la mise en oeuvre d'une importante réforme fiscale qui devra notamment permettre une réduction du « coût Brésil ». Dans une note de juin 2023, le service économique de Brasilia détaille les mesures contenues dans le projet de réforme présenté par le groupe de travail de la Chambre des députés parmi lesquelles : une simplification des taxes indirectes sur la production et la consommation remplacées par une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) duale (le taux ayant vocation à être fixé par l'État fédéré, les États et les municipalités), l'instauration de régimes spéciaux en faveur de certains secteurs (services financiers, immobilier, carburants et lubrifiants, etc.), des taux supérieurs pour décourager la consommation de produits considérés comme nocifs pour la santé et l'environnement, ou encore la mise en place de crédits d'impôt pour les ménages les plus modestes.

3. Un volontarisme affiché en matière environnementale et de protection des peuples autochtones

À partir du milieu des années 1950, l'Amazonie a acquis une dimension stratégique pour le Brésil, qui l'a placée au coeur de ses enjeux de souveraineté.

Plusieurs instruments ont ainsi été mis en place au fil des années pour assurer la protection de cet immense territoire.

La mission s'est par exemple rendue dans les locaux du Centro gestor e operacional do sistema de proteção da Amazônia (centre de gestion et d'exploitation du système de protection de l'Amazonie - CENSIPAM) à Brasilia. Ce centre, dont les prémices remontent à la fin des années 1980, vise à fournir des renseignements aux forces de sécurité intérieure et à l'armée permettant de lutter contre la déforestation, les activités illégales telles que l'orpaillage, ou encore de faire face à certaines catastrophes naturelles (inondations, incendies).

L'Amazonie constitue également une priorité stratégique pour l'armée brésilienne. Signe de cet intérêt pour cette zone, comme l'a rappelé le commissaire en chef François Escarras, attaché militaire de l'ambassade de France, les élèves les mieux classés des écoles militaires choisissent désormais de servir en Amazonie à l'issue de leur formation. Les forces brésiliennes ont de surcroît considérablement renforcé leur présence en Amazonie, leurs effectifs étant passés de 1 000 hommes en 1950 à 30 000 hommes en 2023.

L'importance accordée par le Brésil à ce territoire, n'a cependant pas empêché une accélération de la déforestation sous la présidence Bolsonaro, laquelle a résulté d'un certain laisser-faire et d'une diminution des moyens accordés aux organismes de surveillance, comme le rappelle Frédéric Louault15(*) : « sous Bolsonaro, les organisations chargées de la politique environnementale sont littéralement démantelées, financièrement et administrativement, au nom de la débureaucratisation. Plusieurs parcs nationaux ont même été privatisés ».

Au total, selon Ombelyne Dagicour, la forêt amazonienne a « perdu 20 % de sa superficie en l'espace de cinquante ans. La déforestation en Amazonie a désormais presque doublé au Brésil par rapport à 2018, poussant les monocultures commerciales et les activités d'extraction toujours plus loin dans les confins tropicaux »16(*).

Conformément aux promesses faites durant la campagne, le nouvel exécutif, qui s'est engagé à atteindre une déforestation illégale nulle d'ici 2030, a pris différentes mesures pour combattre la déforestation, notamment la création d'un ministère de l'environnement ou encore la mobilisation de l'armée pour lutter contre l'orpaillage illégal.

Dans une étude du 10 avril 2023, le service économique régional de Brasilia note que « l'investiture de Lula aura symboliquement été marquée par la révocation de textes promulgués par Bolsonaro et plusieurs décisions en faveur de la protection de l'environnement, engageant sans ambiguïté un détricotage législatif. Les premiers arbitrages budgétaires témoignent également d'un net changement de cap en termes de politique environnementale. Marina Silva fait de la lutte contre la déforestation l'une de ses priorités, visant le “ zéro déforestation (légale et illégale) pour 2030 ”. Par ailleurs, 12 ministères fédéraux intègrent un ou plusieurs secrétariats (22 au total) dédiés au développement durable, à l'environnement, au climat, à la bioéconomie. S'en est suivi le dégel du Fonds Amazonie avec une capacité d'engagements annuels d'1 Md BRL ».

Ces mesures ont eu des conséquences immédiates sur la déforestation, comme le rappelle Bruno Meyerfeld dans un article du Monde du 22 juin 2023 : « en Amazonie, la déforestation a chuté de 31 % lors des cinq premiers mois de l'année, comparé à 2022 ».

Le Président Lula a également fait de la protection des peuples autochtones l'une des priorités de son Gouvernement, appelant dans son discours d'investiture à révoquer « toutes les injustices commises à l'encontre des peuples autochtones ». Prenant le contrepied de la présidence précédente, au cours de laquelle aucune homologation ou déclaration de terre autochtone, permettant une protection de ces espaces, n'avait été signée, comme le rappelle Bruno Meyerfeld dans l'article du Monde précité, « six nouvelles terres indigènes ont été homologuées, et une grande opération coordonnée par l'armée est en cours sur le territoire Yanomami, afin d'en expulser les milliers d'orpailleurs ».

4. Une politique dont la mise en oeuvre pourrait être entravée par la fragmentation du Congrès

Ainsi qu'il a été rappelé supra, le nouveau Gouvernement doit composer avec un Congrès qui lui est majoritairement défavorable, le parti conservateur de Jair Bolsonaro et ses alliés y détenant la majorité.

L'unité nationale manifestée au lendemain du 8 janvier 2023 associée à un certain pragmatisme et une souplesse des partis brésiliens, habitués aux gouvernements de coalition, devraient faciliter l'adoption de certaines réformes.

En matière environnementale, cependant, le secteur de l'agro-négoce, bien représenté au sein du Congrès, pourrait constituer un frein au volontarisme du nouvel exécutif.

Ainsi, si le Parlement a approuvé l'organisation et la répartition des compétences des ministères, celui de l'environnement a vu son périmètre profondément modifié avec le retrait de la gestion de l'eau, de l'assainissement, du cadastre rural et environnemental. De même, le ministère des Peuples autochtones, a perdu la compétence de finalisation de reconnaissance des terres autochtones, laquelle a été attribuée au ministère de la justice.

En mai 2023, la Chambre des députés a par ailleurs adopté une loi dite du « marco temporal » (« repère temporel »), qui dispose que les terres des Peuples autochtones doivent correspondre à celles qu'ils occupaient lors de la promulgation de la Constitution en 1988. Si elle était approuvée par le Sénat, cette loi restreindrait significativement la capacité d'homologation de nouvelles terres par l'exécutif.


* 14 Traduction issue de l'Institut de relations internationales et stratégiques, Discours d'investiture du Président Luiz Inacio Lula da Silva au Congrès national brésilien, 1er janvier 2023.

* 15 Frédéric Louault, Le Brésil en 100 questions, l'interminable émergence, 2022, op. cit.

* 16 Ombelyne Dagicour, « Géopolitique de l'Amazonie », Politique étrangère, vol. , n° 1, 2020.