III. RECOMMANDATIONS : RENFORCER LA PUISSANCE DE L'UE ET CONSOLIDER NOS RELATIONS AVEC LES ÉTATS-UNIS

A. L'UE DOIT CONTINUER À S'AFFIRMER COMME PUISSANCE

Plusieurs séquences récentes (règlement des contentieux commerciaux, réponse à la guerre en Ukraine ...) ont montré que lorsque l'UE se montre ferme et unie, lorsqu'elle s'affirme comme puissance politique, elle est prise au sérieux par les États-Unis et obtient des résultats.

Elle doit continuer dans cette voie et défendre sa singularité et ses intérêts qui se distinguent de ceux de son allié américain.

1. Se garder de tout alignement systématique sur les États-Unis

Cette recommandation concerne, bien sûr, avant tout la question de la Chine, première priorité stratégique des États-Unis.

Certes, l'UE ne peut rester totalement neutre car elle partage avec les États-Unis des valeurs qu'elle doit défendre : les droits fondamentaux, les libertés, la démocratie... Sur ces sujets, elle doit continuer à faire entendre sa voix et se tenir aux côtés de son allié.

Par ailleurs, lorsque des convergences existent, il faut en tenir compte et chercher à les articuler , comme cela semble être le cas s`agissant des deux projets américain et européen alternatifs aux Nouvelles Routes de la Soie chinoises.

L'Union européenne fait, il est vrai, l'objet de convoitise de la part de la Chine dont témoignent sa politique commerciale, son agressivité commerciale et sa politique d'influence à l'égard des États membres, en particulier à l'est et dans les Balkans (Format 17+1, devenu récemment 16+1).

En revanche, l'Europe doit se garder de faire front commun avec les États-Unis face à la Chine, dans une logique d'opposition systémique , car elle n'a pas exactement les mêmes intérêts économiques et géopolitiques, et doit conserver une marge d'action autonome.

Par ailleurs, l'Europe doit garder une certaine distance pour pouvoir dialoguer, tant avec la Chine (notamment sur les enjeux globaux tels que le changement climatique, le développement ou encore la non-prolifération nucléaire) qu'avec les pays ou régions du monde qui refusent de choisir un camp et de s'inscrire dans une logique d'affrontement.

2. Accélérer la montée en puissance de la défense européenne

Si la guerre en Ukraine a incontestablement renforcé l'OTAN, elle a aussi confirmé la légitimité du projet de défense européenne et lui a donné un coup d'accélérateur presque inespéré .

Elle a ainsi facilité l'adoption le 21 mars dernier, sous Présidence française de l'UE, de la Boussole stratégique , une grande avancée puisque désormais les États-membres de l'Union partagent une analyse commune des menaces.

Moins de deux mois plus tard, le 18 mai 2022, était rendu public le plan de la Commission et du Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité sur les lacunes capacitaires de l'UE 39 ( * ) en matière de défense , demandé par les chefs d'État et de gouvernement européens lors du Sommet de Versailles des 10 et 11 mars 2022.

Il vise à remédier au retard accumulé par les pays européens en matière de dépenses en faveur de la défense , estimé depuis 2006 à 1 300 milliards d'euros, dont 270 milliards d'euros pour les investissements de défense stricto sensu (chiffres calculés par rapport au montant théorique de dépenses de défense et d'investissement de défense que les États européens auraient dû atteindre s'ils avaient respecté les normes de 2% du PIB consacrés à la défense et de 20 % de ces dépenses consacrées à l'investissement de défense).

Communication sur les lacunes capacitaires
de l'UE en matière de défense

Ce plan propose de combler les lacunes capacitaires de court terme (reconstitution des stocks de munitions, remplacement des équipements hérités de l'ère soviétique et récemment livrés à l'Ukraine, défense aérienne...) et de moyen terme (développement de la production de drones de moyenne altitude, de chars et blindés, capacités de surveillance côtière et maritime...).

Installé sans délai, un groupe de travail conjoint est en train d'établir une cartographie des besoins urgents.

Dès cet été, un instrument doit être mis en place pour favoriser l'achat groupé par les États membres , via des marchés publics conjoints, de matériels destinés à répondre à ces besoins immédiats, une enveloppe de 500 millions d'euros étant débloquée pour encourager ces achats groupés. D'ici la fin de l'année, un cadre plus pérenne devrait être mis en place, via un programme européen d'investissement dans le domaine de la défense (PDDE), pour favoriser l'acquisition conjointe par les États membres, dans le cadre de « consortiums », avec le bénéfice d'une exonération de TVA, de capacités de défense développées de manière collaborative. Les projets présentant un grand intérêt pour l'UE pourront bénéficier d'un cofinancement européen.

L'objectif est de remédier au déficit d'achats groupés dans l'UE , qui ne représentent que 11 % de l'ensemble des achats (89% étant réalisés dans un cadre national), et de contribuer ainsi à structurer la BITD européenne.

A cet égard, le projet prévoit d'autres mesures pour renforcer l'industrie de défense européenne, qui est trop morcelée et souffre de dépendances (notamment en termes d'accès aux matières premières critiques).

Ce plan, qui venait tout juste d'être rendu public lorsque nous nous sommes rendus à Bruxelles, est l'illustration de la mise en marche de la défense européenne. Il nous a été présenté par la Direction générale de la défense et de l'espace (DG DEFIS) de la Commission européenne, direction récente (dans son rapport de 2019 sur la défense européenne, la commission des affaires étrangères appelait de ses voeux sa création) et très mobilisée en faveur de ce chantier, sous l'autorité du commissaire Thierry Breton.

Nous saluons cette dynamique positive qui doit continuer à être une priorité de l'agenda de souveraineté stratégique européenne .

L'enjeu est de taille : il s'agit en effet d'orienter les dépenses rendues possibles par la hausse significative des budgets de défense décidée par les États membres pour les prochaines années (+200 milliards d'euros, à comparer avec le montant total des budgets de défense des pays européens, de l'ordre de 220 milliards en 2021 40 ( * ) ) et d'éviter qu'elles se portent prioritairement sur des achats d'armements américains « sur étagère » qui ne contribueraient pas au développement de l'industrie de défense européenne.

Nous devons chercher à sensibiliser nos partenaires européens, notamment les plus atlantistes, à cet enjeu. Une attention particulière devra être portée à l'Allemagne , compte tenu de l'importance du budget que celle-ci a prévu pour moderniser ses capacités militaires. Si Berlin a confirmé son engagement en faveur des grands projets capacitaires européens, sa décision d'acheter des F35 américains pour remplacer ses Tornado quelques jours seulement après l'annonce de la création d'un Fonds spécial de 100 milliards d'euros, a jeté un trouble. Nous devons chercher à maintenir un dialogue étroit avec l'Allemagne , notamment à la faveur de la réflexion qu'elle entend mener pour se doter d'une stratégie nationale de sécurité (équivalent d'un Livre blanc).

Par ailleurs, nous devons nous attacher à faire comprendre aux États-Unis, de même qu'à nos partenaires européens, par un travail d'explication et de conviction , que le renforcement des efforts européens en matière de défense ne visent en rien à affaiblir l'OTAN mais qu'au contraire ils contribueront à la renforcer dans la mesure où les capacités militaires supplémentaires seront aussi bien disponibles pour l'OTAN que pour l'UE, toutes deux puisant dans les mêmes forces.

Dans le même temps, il est dans l'intérêt des États-Unis que l'Europe soit dotée d'une capacité d'action propre qui lui permette d'intervenir sur des théâtres ou dans des situations où ceux-ci ne voudraient ou ne pourraient intervenir du fait d'autres priorités.

Certes, il y a la question de la compétition pour les marchés d'armement . Sur ce point, nous devons nous efforcer de convaincre les États-Unis que les États européens ne peuvent augmenter leurs budgets de défense sans en retirer des bénéfices pour leur industrie de défense et qu'ils ont par ailleurs besoin d'une défense européenne solide pour se doter de capacités militaires robustes dans la durée. Dans ce domaine, nous demandons une meilleure compréhension de nos intérêts par les États-Unis et un partage plus équitable des marchés d'armement .

Par ailleurs, il nous semble important, pour une meilleure acceptation de la défense européenne par les États-Unis mais aussi dans un souci d'efficacité, d' oeuvrer au renforcement de la coopération UE-OTAN , sans nier les difficultés que comporte cet objectif, du fait notamment qu'un tiers des membres de l'Alliance - à commencer par la Turquie dont les réticences sont connues - ne sont pas membres de l'UE, mais aussi des divergences au sein de l'UE.

La relation de travail entre les deux organisations, bien que dense, rencontre des difficultés, notamment en ce qui concerne le partage d'informations, faute notamment d'accord sur l'échange de données classifiées. Il faudrait remédier à ces contraintes pour donner plus de fluidité aux échanges et densifier aussi le dialogue de haut niveau .

Par ailleurs, une attention doit être portée à l'articulation des planifications de défense , de manière à combler en priorité les lacunes « figurant sur les deux listes » (cf. les 74 actions découlant des 7 domaines prioritaires de coopérations identifiés par la déclaration conjointe OTAN-UE de 2016). Par exemple, l'accent doit être mis sur le projet de mobilité militaire, porté par la Coopération structurée permanente avec la participation de trois pays de l'OTAN non européens dont les États-Unis, la situation actuelle rendant nécessaire une facilitation du transport de troupes en Europe.

Enfin, il faut souhaiter l'adoption prochaine d'une nouvelle Déclaration conjointe, qui devra s'efforcer de délimiter plus clairement le partage des tâches et des responsabilités entre l'UE et l'OTAN, celui-ci pouvant évoluer selon le contexte géopolitique et la montée en puissance des moyens de l'UE.

Pour conclure, nous souhaitons insister - comme l'ont fait plusieurs interlocuteurs que nous avons rencontrés, en particulier à Bruxelles - sur le fait que la période est propice pour redoubler d'efforts en faveur de la défense européenne. D'une certaine manière , le réengagement actuel des États-Unis en Europe est une aubaine pour la défense européenne, un délai supplémentaire que nous devons mettre à profit pour nous organiser. Car le temps est compté : il n'est pas sûr en effet que les États-Unis puissent maintenir longtemps cet engagement à ce niveau, compte tenu de la priorité chinoise, sans parler du risque politique d'un retour du trumpisme au pouvoir.

3. Défendre encore plus fermement les intérêts économiques européens

En premier lieu, il nous faut aussi chercher à obtenir un règlement définitif des différends commerciaux qui ont été seulement temporairement gelés, comme celui sur l'aluminium et l'acier.

Par ailleurs, au niveau européen, la priorité doit être de mieux nous défendre contre les sanctions économiques américaines et leur application extraterritoriale qui nuit gravement aux intérêts des entreprises européennes.

Un premier axe doit être de compléter et surtout de faire usage des outils juridiques dont nous disposons ou dont nous sommes en train de nous doter pour mieux nous protéger.

Ainsi, il nous faut mener à bien la révision, prévue en 2022, du règlement européen de blocage de 1996, avec comme priorités une simplification des procédures et un meilleur accompagnement des entreprises visées, afin d'empêcher la transmission de données sensibles.

Dans le cadre de la nouvelle stratégie de politique commerciale présentée par la Commission européenne en février 2021, un projet de règlement actuellement en discussion au Conseil, vise à mettre en place un « instrument anti-coercition » qui permettra à l'UE de prendre des mesures de représailles proportionnées face à des pratiques coercitives de pays tiers.

Enfin, nous devons chercher à conforter l'instrument financier INSTEX et convaincre les entreprises d'y recourir pour pouvoir continuer à commercer avec certains pays malgré les sanctions américaines.

Bien entendu, tout cela ne peut fonctionner sans une détermination et une volonté politique de faire usage de ces instrument s.

Par ailleurs, il nous faut anticiper les conséquences du découplage entre les États-Unis et la Chine sur nos chaînes de val eur. En effet, l'Europe pourrait à moyen terme voir ses exportations vers la Chine de produits comprenant des composants critiques d'origine américaine frappées de sanctions. Une réorientation de nos flux doit être étudiée, en prévision de cette éventualité.

Enfin, les rapporteurs recommandent de dynamiser les efforts visant à faire de l'euro une monnaie internationale et numérique afin de nous affranchir davantage du recours au dollar dans nos échanges économiques, comme le fait la Chine.

Renforcer le rôle international de l'euro permettrait, en outre, de réduire l'exposition de l'UE aux perturbations sur les marchés financiers américains et à la volatilité des taux de change , ainsi que ses conséquences sur la stabilité des prix, même si de potentiels inconvénients, liés aux effets de transmission du taux de change, sont aussi à prendre en compte.

Les conditions pour avancer dans cette voie 41 ( * ) sont notamment une convergence des États membres sur le sujet au plan politique, une intégration plus forte des marchés bancaires et de capitaux en Europe, une unification de la représentation externe de l'euro dans les institutions financières internationales, à commencer par le FMI et enfin, une détermination de l'UE à exercer sa puissance géopolitique et sa souveraineté.

Il est urgent que l'Union européenne se saisisse du sujet et se dote d'une véritable stratégie monétaire internationale , dotée d'un volet numérique, si elle ne veut pas que l'euro soit distancié à la fois par le dollar et par le yuan .


* 39 Communication conjointe de la Commission européenne et du Haut Représentant de l'Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité sur l'analyse des déficits d'investissement dans le domaine de la défense et la voie à suivre, 18 mai 2022.

* 40 Communication conjointe de la Commission européenne et du Haut Représentant de l'Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité sur l'analyse des déficits d'investissement dans le domaine de la défense et la voie à suivre, 18 mai 2022.

* 41 « Pourquoi et comment développer le rôle international de l'euro ? », bulletin de la Banque de France 229/7, mai-juin 2020.

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