C. UN SECTEUR AGROALIMENTAIRE DE PLUS EN PLUS CONFRONTÉ À DES PÉNURIES DE MAIN-D'oeUVRE

1. Sans main-d'oeuvre saisonnière, de nombreuses récoltes agricoles ne peuvent avoir lieu

Chaque année, près de 650 000 travailleurs saisonniers 194 ( * ) apportent leur concours à la production agricole française au sein des exploitations agricoles, des sociétés de service à la production (ETA, CUMA...) et des coopératives agricoles. Si l'on rapporte ce chiffre à l'ensemble des salariés du secteur, il représente plus du tiers des heures travaillées sur les exploitations . L'Insee estime que 110 000 contrats saisonniers sont actifs chaque jour dans le secteur agricole, ce nombre variant de 40 000 à 280 000 au cours de l'année 195 ( * ) . Cette main-d'oeuvre essentielle à la production agricole est particulièrement concentrée sur des filières en forte demande de main-d'oeuvre comme les cultures spécialisées et la viticulture.

Les emplois saisonniers sont, selon les données de la MSA, occupés à 75 % par des nationaux et à 25 % par des travailleurs étrangers , venus à 30 % d'Europe et à 70 % de pays tiers, majoritairement du Maroc ou de Tunisie. Toutefois, cette main-d'oeuvre est de plus en plus difficile à recruter. De l'aveu de nombreux professionnels du secteur, le vivier traditionnel de travailleurs saisonniers étrangers, issus majoritairement de pays limitrophes ou proches, semble se réduire, principalement du fait du développement agricole des pays d'origine.

Dès lors, en matière d'emplois saisonniers, le risque d'une pénurie de recrutements n'est pas à exclure ces prochaines années , à politique inchangée.

Pour limiter ce risque, les alternatives favorisant l'emploi local pourraient être encouragées, par une plus grande transparence sur la découverte des métiers proposés auprès des demandeurs d'emploi, une meilleure structuration de l'offre d'emploi par les employeurs agricoles et par l'essor d'une véritable ingénierie RH de proximité pour mieux connecter l'offre aux besoins des bassins de production, en incluant notamment des volets mobilités, logements et formations des saisonniers pour garantir le respect de conditions de travail de qualité.

Toutefois, plusieurs exemples passés ont démontré que la substitution de travailleurs saisonniers étrangers par de la main-d'oeuvre nationale était difficile sinon impossible à envisager . En 1964, aux États-Unis, afin de développer et de structurer la main-d'oeuvre locale, il est mis fin au programme « Bracero », mis en oeuvre depuis la Seconde Guerre mondiale pour favoriser le travail temporaire de citoyens mexicains dans les fermes américaines. Il en résulta un déficit de près d'un demi-million de salariés qui ne fut pas compensé, contrairement aux objectifs annoncés, par une substitution par un salariat américain, mais par une baisse de la production ou une plus grande mécanisation 196 ( * ) . Diverses expériences similaires dans le monde entier démontrent que « l'élasticité de l'offre de travail des autochtones aux salaires proposés est quasiment nulle » en matière agricole 197 ( * ) . Au travers d'une étude détaillée sur une expérience au nord de la Californie où des mesures ont été prises pour substituer des travailleurs saisonniers étrangers par des autochtones américains, l'économiste Michael A. Clemens conclut que presque tous les travailleurs américains préfèrent n'importe quel itinéraire d'emploi à celui d'un travail manuel pour la récolte ou les semis 198 ( * ) . Ces conclusions se retrouvent validées par d'autres expériences plus récentes en Europe.

Les confinements liés à l'épidémie de Covid-19 en France ont considérablement contraint l'arrivée, au début de la crise, des saisonniers agricoles , incitant le Gouvernement et la profession agricole à lancer un appel massif à de la main-d'oeuvre locale, pour rejoindre « la grande armée de l'agriculture française », pour reprendre les termes du ministre Didier Guillaume. Toutefois, bien que la plateforme « Des bras pour ton assiette » ait enregistré près de 300 000 inscriptions entre la mi-mars et début mai 2020, seuls 15 000 contrats ont été signés, nombre d'entre eux n'ayant pas été honorés jusqu'au bout . Comme le relève un bulletin des chambres d'agriculture durant la crise 199 ( * ) , « dans la région Grand-Est, d'après des remontées des FDSEA 67 et 68, il est estimé qu'une très forte proportion de cette main-d'oeuvre abandonne le poste proposé du fait d'une trop forte pénibilité (seulement 1 personne sur 4 reste en poste) et la productivité de cette main-d'oeuvre serait inférieure de moitié par rapport à une main-d'oeuvre étrangère. »

De même, une des conséquences principales du Brexit a été de restreindre considérablement la circulation de travailleurs saisonniers agricoles au Royaume-Uni, alors que ces salariés représentent une part majeure de la main-d'oeuvre agricole dans ce pays. Malgré des salaires plus élevés offerts à de la main-d'oeuvre britannique, la substitution n'a pas été jugée satisfaisante, incitant les producteurs à recourir à d'autres stratégies que celle consistant à en appeler à la mobilisation des salariés locaux 200 ( * ) .

Face à cette pénurie, ne demeurent, en réalité, que deux solutions .

La première revient à privilégier un changement de cultures pour privilégier les denrées agricoles les moins intensives en main-d'oeuvre. Cette tendance économique naturelle vers des spécialisations productives aboutirait à une réduction majeure des productions de fruits et légumes en France, posant de graves difficultés en matière de souveraineté alimentaire , d'autant que ce phénomène semble déjà à l'oeuvre comme les chiffres mentionnés précédemment le démontrent.

La seconde consiste à promouvoir une plus grande substitution du facteur travail par le facteur capital, soit un recours accru à la robotique et à des processus de mécanisation des récoltes . C'est la stratégie qui a été choisie par la Grande-Bretagne à la suite du Brexit qui a mis en place un plan de 130 millions de livres dans la robotique et l'intelligence artificielle à des fins agricoles.

Pour les rapporteurs, il est essentiel d'activer tous les leviers à disposition pour éviter que les pénuries de main-d'oeuvre saisonnières n'aboutissent à une réduction du potentiel agricole et à un accroissement du taux de dépendance aux importations alimentaires , notamment dans les cultures les plus intensives en main-d'oeuvre.

À cet égard, ils dénoncent, depuis 2018, la volonté gouvernementale de supprimer le dispositif dit « TO-DE » , instrument essentiel pour la compétitivité des filières agricoles dans la mesure où il instaure une exonération de cotisations sociales patronales pour les travailleurs occasionnels et les demandeurs d'emploi. Si le Sénat a obtenu, chaque année, un report de sa date de fin, ces exonérations particulières prendront fin au 31 décembre 2022. Il est essentiel de pérenniser une fois pour toutes ce dispositif .

Plus structurellement, il est indéniable, comme le prouvent les exemples susmentionnés, que la seule alternative crédible au recours massif à de la main d'oeuvre saisonnière notamment étrangère en matière de compétitivité est de faciliter et d'accroître la mécanisation lorsque cela est possible.

Recommandation n° 35 :

Préserver et consolider les politiques publiques favorisant le travail saisonnier en France à court terme, tout en réduisant notre dépendance à la main d'oeuvre saisonnière étrangère :

- Soutenir l'emploi de saisonniers par une pérennisation définitive du dispositif dit « TO-DE » ;

- Accompagner les filières dans le recensement et la structuration de l'offre de saisonniers, en anticipant en amont les besoins administratifs ou de logement ;

- Réduire la dépendance tout en gagnant en compétitivité, en favorisant à long terme le recours à la mécanisation.

2. Dans l'industrie agroalimentaire, la pénurie de recrutements est la cause principale des difficultés

L'autre versant essentiel en matière de souveraineté alimentaire, l'industrie agroalimentaire, rencontre, elle aussi, de graves problèmes de recrutement.

La note de conjoncture de janvier 2021 de l'Association nationale des industries agroalimentaires (ANIA) faisait état de 30 000 emplois non pourvus dans l'industrie agroalimentaire en 2020 , contre 10 000 en 2013. Plus d'une entreprise sur deux rencontre, encore aujourd'hui, des difficultés de recrutement, notamment dans les zones les plus rurales.

Cette pénurie de talents, s'échelonnant des profils opérationnels aux fonctions les plus qualifiées, risque de s'aggraver dès lors que le secteur fait face à une pénurie d'attractivité chez les étudiants. Comme le rappelle le rapport sénatorial de la mission d'information sur l'enseignement agricole, « une étude ManageriA/RegionsJob estime que 6 jeunes sur 10 disent avoir une bonne image du secteur mais seulement 30 % d'entre eux déclarent qu'ils aimeraient y travailler, la majorité s'estimant plutôt mal informés sur les métiers du secteur (59 %), et plus encore sur les formations qui y mènent (65 %). 201 ( * ) »

Un autre chiffre démontre cette anomalie : malgré un lien direct entre les formations agricoles proposées au sein de l'enseignement professionnel agricole et l'industrie agroalimentaire, seuls 4 % des élèves de l'enseignement agricole sont inscrits dans des filières de formation destinée à la transformation agroalimentaire .

Selon les professionnels du secteur, le problème est multifactoriel : éloignement des sites de production des centres urbains, difficultés à recruter des profils formés répondant à des besoins très spécifiques, spécificités des modes de production, manque d'attractivité du secteur aux yeux des jeunes générations, difficultés financières en raison de la guerre des prix qui obère les capacités d'investissement dans la ressource humaine des industriels...

Faute de ressources humaines pérennes, le recours à l'intérim progresse , empêchant les entrepreneurs de s'associer à long terme avec des salariés bénéficiant d'une courbe d'apprentissage.

Si ce problème venait à perdurer, c'est tout un pan industriel qui serait menacé. Déjà en proie à des difficultés de compétitivité , le secteur doit sa survie à ses rendements, reposant sur des investissements suffisants et une main-d'oeuvre qualifiée productive. Si ces avantages comparatifs venaient à disparaître, l'économie reprendrait ses droits, et l'industrie agroalimentaire française péricliterait, entamant encore un peu notre souveraineté alimentaire. C'est pourquoi il est essentiel de se prémunir de ce risque, en veillant à mieux prendre en compte les besoins des transformateurs agroalimentaires, souvent des petites et moyennes entreprises et premiers employeurs industriels ruraux, dans les programmes de l'enseignement agricole et les formations supérieures ou professionnelles correspondantes.


* 194 Source : DGPE. Le chiffre global du nombre de travailleurs saisonniers en France dans les seules exploitations agricoles était de 532 800 saisonniers en 2016 (données MSA).

* 195 France Stratégie, L'emploi saisonnier : enjeux et perspectives, document de travail n° 2016-05, juillet 2016.

* 196 Clemens et al. (2018) - Immigration Restrictions as Active Labor Market Policy : Evidence from the Mexican Bracero Exclusion - American Economic Review , vol. 108, no. 6, June 2018.

* 197 Selon l'économiste Lionel Ragot - Lucie Gillot, « L'agriculture à bout de bras », Revue Sesame-INRAE, 7 juin 2021.

* 198 Clemens M.A. (2013), The Effect of Foreign Labor on Native Employment : A Job-Specific Approach and Application to North Carolina Farms , Center for Global Development, Working Paper n o . 326.

* 199 APCA, Situation économique des filières par régions (synthèse mise à jour au lundi 4 mai 2020).

* 200 CEPII, n° 33 - Cristina Mitaritonna & Lionel Ragot - After Covid-19, will seasonal migrant agricultural workers in Europe be replaced by robots ? - June 2020.

* 201 Rapport d'information déposé le 30 septembre 2021 de Mme Nathalie Delattre, fait au nom de la mission d'information sur l'enseignement agricole n° 874 (2020-2021).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page