B. FORMER AUX MÉTIERS DU CLOUD : DES COMPÉTENCES À DÉVELOPPER ET UNE INDÉPENDANCE À PRÉSERVER

1. Pour soutenir leur croissance, les Gafam façonnent désormais le marché du travail à leur avantage

Les grandes entreprises américaines du numérique investissent depuis plusieurs années dans la formation aux métiers de l'informatique , en particulier aux métiers de l'informatique en nuage (« cloud computing » ) dont les activités constituent désormais l'une de leurs principales sources de revenus et de captation des données.

En effet, les marchés des solutions et services d'informatique en nuage 180 ( * ) sont en forte croissance : l'investissement dans la formation des ingénieurs et informaticiens est ainsi devenu stratégique. Selon différentes études récemment publiées :

• le marché mondial des solutions et services d'informatique en nuage est estimé à plus de 710 milliards de dollars pour l'année 2021 et pourrait atteindre 1 300 milliards de dollars d'ici 2025 181 ( * ) ;

• le marché européen des solutions et services d'informatique en nuage était estimé à 53 milliards d'euros en 2020, après une croissance de 27 % entre 2017 et 2019, et devrait atteindre au moins 300 milliards d'euros d'ici la période 2027-2030 182 ( * ) . Il existe, sur le marché européen, d'importantes différences nationales, l'industrie française de l'informatique en nuage étant plus développée que dans d'autres pays. ;

• le marché français des solutions et services d'informatique en nuage est estimé à 16 milliards d'euros en 2021 et devrait représenter 27 milliards d'euros d'ici 2025 183 ( * ) .

Les grandes entreprises américaines du numérique sont indéniablement les principaux bénéficiaires de cette forte croissance .

Parmi les différents segments du marché des solutions et services d'informatique en nuage, la prégnance des grandes entreprises américaines du numérique est particulièrement marquée pour les services de logiciels à la demande et les services d'infrastructures , dont les taux de croissance sont les plus élevés du marché. Ainsi, selon différentes études récemment publiées :

• en 2020, sur le marché européen des services d'infrastructures, 70 % des parts de marché sont captées par trois acteurs américains : Amazon Web Services (53 %), Microsoft Azure (9 %) et Google Cloud (8 %) 184 ( * ) ;

• en 2021, sur le marché français, Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud ont capté 80 % des dépenses supplémentaires en infrastructures et en applications de développement , soit près de 400 millions d'euros, ces trois acteurs représentant également environ 70 % des parts de marché en France 185 ( * ) .

Au regard des perspectives de croissance, de revenus et développement sur le marché des solutions et services d'informatique en nuage, les grandes entreprises américaines du numérique accroissent leurs investissements dans le recrutement et la formation des ingénieurs informatiques et développeurs. En effet, sans ressources humaines qualifiées ni main-d'oeuvre spécialisée dans la programmation informatique, l'analyse de données et l'ingénierie informatique, le développement de ces entreprises ne serait pas aussi spectaculaire .

Afin de soutenir leur croissance et de s'appuyer sur les compétences nécessaires, les grandes entreprises américaines du numérique disposent de deux principaux leviers :

• agir sur l'offre de compétences disponibles sur le marché du travail par la mise en place de leurs propres certifications professionnelles , devenues des atouts indéniables pour le recrutement et la progression professionnelle des métiers de l'informatique en nuage ;

• agir sur la demande de compétences sur le marché du travail par l'octroi de « crédits cloud » aux jeunes entreprises leur permettant de bénéficier, dès leur création et à coût réduit, des infrastructures, services et logiciels d'informatique en nuage, proposés par ces sociétés.

2. Certifications professionnelles des Gafam : aide à la formation professionnelle ou prédation des jeunes talents ?

Les investissements des Gafam prennent notamment la forme, au titre de la formation continue, de certifications professionnelles destinées à acquérir des compétences logicielles spécifiques et propres à chaque entreprise , dont en France :

• les neuf formations actives d' Amazon Web Services , qui sont répertoriées au registre national des compétences professionnelles par France compétences. Par exemple, la certification professionnelle « Administrer les services cloud AWS », obtenue 572 fois entre 2018 et 2020, a pour objectif « d'attester les compétences d'administration systèmes du candidat et plus précisément les compétences d'opération systèmes dans le cloud AWS : déploiement, gestion et exploitation des applications sur AWS, mise en oeuvre de contrôles de sécurité et d'exigences de conformité » 186 ( * ) ;

• les sept formations actives de Microsoft Azure qui sont également répertoriées de la même manière, la certification « Administrer les services cloud Microsoft Azure », obtenue 665 fois entre 2019 et 2020, a pour objectif « d'attester les compétences d'administration des services Cloud Microsoft Azure » 187 ( * ) .

Au fil des années, les certifications professionnelles délivrées par les grandes entreprises américaines du numérique tendent à devenir des prérequis indispensables pour être embauché ou progresser dans sa carrière dans le secteur du numérique . Selon le rapport annuel sur les salaires et compétences des métiers de l'informatique pour l'année 2021, 92 % des 9 300 professionnels de l'informatique interrogés détiennent une certification professionnelle, très majoritairement proposées par les GAFAM dans les domaines de la cybersécurité et de l'informatique en nuage 188 ( * ) .

À titre individuel, les bénéfices d'obtention d'une certification professionnelle sont nombreux : consolidation de ses connaissances, amélioration de sa productivité et de sa rapidité d'exécution, baisse du taux d'erreurs, meilleure gestion de sa charge de travail et obtention d'une promotion ou d'une prime. Ainsi, les effets sur les salaires sont sans doute parmi les plus significatifs, 10 % des personnes interrogées ayant indiqué avoir reçu une prime après l'obtention de leur certification, les trois formations les plus rémunératrices étant celles de Google et d'Amazon ( Google Certified Professional Cloud Architect , Google Certified Professional Data Engineer , AWS Certified Solutions Architect -- Associate ) 189 ( * ) .

À l'échelle de l'entreprise, la création des certifications professionnelles s'inscrit dans une démarche d'attraction et de rétention des talents dans un contexte où les difficultés de recrutement de profils spécialisés demeurent importantes au regard de la charge de travail croissante dans le secteur de l'informatique en nuage. Ainsi, 39 % des décideurs informatiques interrogés continuent de considérer que le recrutement et la rétention des talents demeure l'un des principaux défis à relever dans les années à venir alors que 46 % d'entre eux estiment que la gestion de la charge de travail est leur première priorité 190 ( * ) .

À l'échelle du pays, l'importance prise par les certifications professionnelles des grandes entreprises américaines du numérique est toutefois discutable . En effet, ces formations spécifiques ne permettent pas d'acquérir des compétences informatiques et logicielles génériques, mais de maîtriser des logiciels d'entreprises.

Ainsi, lors de son audition 191 ( * ) , Yann Lechelle, président-directeur général de Scaleway, a alerté sur l'influence des Gafam dans la formation des développeurs et ingénieurs informaticiens en France car les certifications obtenues ne leur permettent pas de développer des compétences généralistes ni de travailler facilement sur des logiciels et systèmes informatiques d'entreprises françaises : la portabilité des compétences est donc limitée.

Si l'offre nationale de formation à destination des jeunes diplômés et des jeunes professionnels ne peut être utilisée au profit d'entreprises innovantes françaises à forte croissance, c'est là un enjeu de souveraineté économique et numérique du long terme.

Afin de limiter l'influence des Gafam sur l'offre de compétences des jeunes diplômés et professionnels, il est indispensable de compléter les offres nationales de formation initiale et continue permettant d'acquérir les connaissances théoriques, techniques et méthodologiques suffisantes pour travailler sur une large gamme de réseaux et de systèmes d'information , pour le compte d'entreprises comme pour celui des pouvoirs publics.

Recommandation n° 33 :

Renforcer l'offre nationale de formation aux métiers du cloud pour sortir de la dépendance aux Gafam en la matière, en :

- augmentant, jusqu'à bac + 3, le nombre de licences professionnelles et de diplômes universitaires technologiques spécialisés dans l'informatique ;

- augmentant, à compter de bac + 4, le nombre de mastères spécialisés dans les métiers du cloud ;

- facilitant les passerelles et les formations complémentaires entre les écoles d'ingénieurs et celles d'informatique ;

- poursuivant, pour la formation initiale et continue tout au long de la vie, le développement des établissements supérieurs d'autoformation en programmation informatique.

3. « Crédits cloud » : aide au développement des jeunes entreprises ou conditionnement de la demande de services informatiques ?

Les grandes entreprises américaines du numérique ont également mis en place des « crédits cloud » à destination des jeunes pousses ( start-up ) , entrepreneurs et jeunes entreprises afin de leur permettre d'utiliser gratuitement et temporairement leurs logiciels et services d'hébergement de données. I l s'agit en quelque sorte d'une « monnaie virtuelle » ou d'un « chèque déguisé », dont les montants peuvent atteindre jusqu'à 100 000 dollars sur un an pour Amazon et Microsoft et jusqu'à 200 000 dollars sur deux ans pour Google.

La stratégie des « crédits cloud » est présentée comme un moyen de soutenir la croissance et le développement des jeunes entreprises , en particulier celles qui sont actives dans les domaines du numérique et des technologies de l'information et de la communication, dont les modèles économiques nécessitent la captation, le stockage et l'analyse de volumes importants de données. Par leur facilité d'obtention et l'importance des montants financiers octroyés, les « crédits cloud » sont plébiscités par les jeunes entrepreneurs. Par exemple, selon M. Julien Salinas, fondateur de NLP Cloud , « les crédits représentent une façon détournée de bénéficier d'une levée d'amorçage sans en avoir les inconvénients et contraintes liés à une prise de contrôle du capital par un ou plusieurs tiers » 192 ( * ) .

Si les entreprises françaises de l'informatique en nuage adoptent désormais des stratégies similaires pour faire face à la concurrence des Gafam, elles ne peuvent souvent pas rivaliser, qu'il s'agisse de la durée d'octroi ou des montants financiers distribués (Scaleway proposant par exemple des crédits jusqu'à 36 000 euros tandis qu'OVH Cloud s'est aligné sur le chiffre de 100 000 euros).

En réalité, la stratégie des « crédits cloud » permet principalement à une entreprise de capter des parts de marché dès la création de l'entreprise cliente et de se constituer un avantage par rapport à ses concurrents . En raison de la durée d'octroi de ces crédits, des montants distribués et des conditions restrictives imposées par les grandes entreprises américaines du numérique pour transférer les données qu'elles hébergent vers d'autres infrastructures et logiciels, ces pratiques sont jugées anticoncurrentielles par de nombreux acteurs et spécialistes des marchés numériques : il existe en effet un risque de dépendance technologique des jeunes pousses . Une question écrite a été récemment transmise à la Commission européenne 193 ( * ) afin de lui demander de caractériser les atteintes potentielles à la libre concurrence, à la liberté de choix des utilisateurs et à la libre circulation des données au sein du marché intérieur engendrées par les « crédits cloud » et de prendre, le cas échéant, des sanctions adéquates.

En France, en janvier 2022, l'Autorité de la concurrence s'est saisie d'office pour avis afin d'évaluer la situation concurrentielle dans le secteur du cloud , concernant en particulier la pratique des « crédits cloud » et les conditions imposées par les grandes entreprises américaines du numérique aux jeunes pousses françaises pour changer de fournisseur d'hébergement de données : limitation du volume de données transférables gratuitement, coûts de transfert élevés, procédures de transfert chronophages ou encore manque d'interopérabilité et de compatibilité technique entre les différentes offres disponibles sur le marché.

La stratégie des « crédits cloud » n'a pas seulement des effets sur la libre concurrence, mais également sur le marché du travail : si les jeunes entreprises se sont habituées à l'utilisation de certains services et logiciels, elles sont plus susceptibles de continuer à utiliser ces mêmes services et logiciels, d'autant que le « coût de sortie » en est élevé. Elles recruteront donc de préférence des personnes aptes à maîtriser les produits développés par Amazon , Microsoft et Google , incitant ainsi les jeunes diplômés et professionnels à obtenir l'une de leurs certifications professionnelles dédiées.

La stratégie des « crédits cloud » conditionne ainsi la demande de logiciels et de services informatiques des entreprises qui recherchent, en conséquence, des compétences spécifiques que seules les certifications professionnelles des Gafam permettent véritablement d'obtenir .

Afin de limiter l'influence des Gafam sur la demande de compétences des entreprises sur le marché du travail, il est indispensable de garantir des conditions de concurrence plus équitables par un encadrement de la pratique des « crédits cloud ». Ces évolutions pourraient intervenir dans le cadre des discussions relatives à l'examen du règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des règles harmonisées en matière d'accès loyal aux données et d'utilisation équitables des données ( Data Act ).

L'objectif est d'agir à court terme sur les conditions de concurrence du marché européen du cloud afin de permettre, à plus long terme, de « desserrer » les conditions de recrutement des professionnels de l'informatique sur le marché du travail .

Recommandation n° 34 :

Amender la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des règles harmonisées en matière d'accès loyal aux données et d'utilisation équitables des données ( Data Act ) pour :

- limiter la durée et les montants des « crédits cloud » accordés aux jeunes pousses ;

- encadrer les conditions de changement de plateformes d'hébergement des données et de logiciels cloud vers d'autres entreprises ;

- garantir l'interopérabilité des services d'informatique en nuage et la portabilité des données transférées.


* 180 Le marché des solutions et services d'informatique en nuage peut notamment inclure les services d'infrastructures (IaaS), de plateformes (PaaS), de logiciels (SaaS), de sécurité et de transformation pour le compte d'acteurs privés, publics et hybrides.

* 181 Cabinet IDC, Prévisions 2021-2025 pour le marché mondial du cloud : la voie à suivre pour le cloud dans un monde numérique , septembre 2021.

* 182 Cabinet KPMG, Livre blanc sur le cloud européen , mai 2021.

* 183 Cabinet Markees by Exaegis, Étude sur le marché français du cloud , avril 2022.

* 184 KPMG, Livre blanc sur le cloud européen , mai 2021.

* 185 Markees by Exaegis, Étude sur le marché français du cloud , avril 2022.

* 186 https://www.francecompetences.fr/recherche/rs/5610/

* 187 https://www.francecompetences.fr/recherche/rs/5375/

* 188 Skillsoft Global Knowledge, Rapport sur les salaires, compétences et certifications de l'IT , 2021 .

* 189 Ibidem.

* 190 Ibid.

* 191 Audition du 9 mars 2022.

* 192 Article du Journal du net, « Dans le cloud, le piège des crédits gratuits », février 2022.

* 193 Question avec demande de réponse écrite à la Commission européenne du 21 octobre 2021 : distorsion de concurrence dans les marchés numériques : le cas des « crédits cloud ».

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