AVANT-PROPOS

« Les guerres naissant dans l'esprit des hommes, c'est dans l'esprit des hommes qu'il faut élever les défenses de la paix » : cet incipit de l'Acte constitutif de l'organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), élaboré le 16 novembre 1945, résonne tragiquement avec l'actualité, alors que l'Europe connaît à nouveau la guerre. Il fait aussi écho au préambule du traité de Rome, par lequel, il y a bientôt 65 ans, les États membres affirmaient être « déterminés à établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » et « être résolus à affermir, par la constitution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et de la liberté, et appel[er] les autres peuples d'Europe qui partagent leur idéal à s'associer à leur effort ».

L'ambition de Jean Monnet, l'un des principaux architectes du traité, n'était-elle pas ainsi exprimée d'emblée : « notre mission n'est pas de coaliser des États, mais d'unir des hommes » ?

Notre patrimoine est un précieux héritage qui concilie nature et culture, qui allie patrimoine et paysage et qui célèbre le « monument historique » mais aussi son environnement « naturel », façonné par l'homme au long des siècles. Il importe qu'il soit préservé et que l'Union européenne, dont les valeurs se sont développées à partir de cet héritage, participe à sa préservation.

Le patrimoine européen est un témoignage vivant de l'histoire de l'Europe, de sa longue construction au fil des siècles. Il n'est pas fait que de vielles pierres : il parle au coeur des Européens. Il n'est pas l'expression d'une nostalgie, mais d'un enracinement, source de fierté et d'une identité européennes, nationales et régionales, ouvertes sur l'avenir.

La pandémie l'a replacé au centre des préoccupations des citoyens européens.

Quatre ans après l'année européenne du patrimoine déclarée en 2018, et au début de la présidence française de l'UE, il doit devenir une priorité transversale, au cours du présent cadre financier pluriannuel et au-delà. Il peut en effet être revendiqué comme une véritable compétence, certes d'appui, mais rendue lisible et cohérente.

Le cadre d'action de l'Union européenne en faveur du patrimoine s'est construit peu à peu et demeure en devenir (I). La présidence française de l'Union européenne offre l'opportunité de dynamiser la politique européenne du patrimoine à court et moyen terme et permet d'esquisser quelques lignes de force d'un chantier d'avenir en faveur du patrimoine européen. (II)

Un café à Vienne, Autriche

I. LE CADRE D'ACTION DE L'UNION EUROPÉENNE EN MATIÈRE DE PATRIMOINE EST EN DEVENIR

A. LE PATRIMOINE EST PROGRESSIVEMENT ENTRÉ DANS LA CONSTRUCTION JURIDIQUE DE L'UNION EUROPÉENNE

1. Le patrimoine, socle de la culture et vecteur d'identité d'une Union européenne « unie dans la diversité »

« Le patrimoine culturel de l'Europe, matériel et immatériel, est notre richesse commune - l'héritage que nous ont légué les générations d'Européens qui nous ont précédés et que nous lèguerons à notre tour aux générations futures » : ce constat, toujours actuel, a été dressé par la Commission européenne dans sa communication du 22 juillet 2014 1 ( * ) au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, intitulée « Vers une approche intégrée du patrimoine culturel européen ». On y lit également, ce qui peut faire aussi l'unanimité : « Le patrimoine culturel constitue une ressource partagée et un bien commun ».

L'Europe est diversité, comme l'a montré, par exemple, Fernand Braudel 2 ( * ) , parmi beaucoup d'autres historiens. Mais sa diversité même se conjugue en une unité qui est immédiatement perceptible dans d'autres régions du monde.

George Steiner 4 ( * ) propose cinq critères pour définir l'identité européenne. Parmi eux, on peut relever le premier qui est celui des cafés : « les cafés font l'Europe» ; le deuxième est son paysage humanisé : « L'Europe a été et reste parcourue à pied ». Et d'ajouter que la dignité de l'homme européen réside dans « la création de beauté ».

E pluribus unum : à parcourir l'histoire et la géographie de l'Europe apparaît une identité esthétique, subjective et ressentie, mais aussi objective et bien documentée, dans les pays, régions, villes et campagnes.

Oui, il existe une Europe des cathédrales, une Europe des monastères, une Europe des pèlerinages, une Europe des universités, une Europe des théâtres et des opéras, comme il y a une Europe des foires, une Europe des châteaux, des places fortes et des collines inspirées, une Europe des places de villages et des cafés, mais aussi une Europe des bassins miniers et des ports de pêche. Agrégés, tous ces legs vivants de notre histoire commune forment le visage singulier, reconnaissable entre tous, de notre Europe, au fond si unie dans une telle diversité, comme le dit sa devise : c'est justement ce socle commun qui nous tient ensemble, fonde nos politiques et nos projets.

2. La prise en compte progressive du patrimoine par l'Union européenne
a) Une prise en compte tardive

La prise en compte du patrimoine est d'abord étrangère au système communautaire : c'est par l'économie, la mise en commun des marchés que les pères fondateurs ont construit les communautés européennes.

En revanche, d'autres organisations internationales, à commencer naturellement par l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) dont c'était la vocation première, ou intergouvernementales, tel le Conseil de l'Europe, ont tôt pris position dans ce domaine, dont la responsabilité est pour l'essentiel laissée aux États membres, dans la diversité de leurs organisations administratives, les pouvoirs régionaux ou locaux ayant souvent d'importantes compétences en cette matière dans les États fédéraux ou décentralisés.

Dans notre pays, c'est l'État qui s'est doté très tôt des prérogatives nécessaires, non seulement à la conservation du patrimoine, mais aussi à son ouverture aux publics. L'ambition créatrice imprimée par André Malraux au « ministère des affaires culturelles » est emblématique : « assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel ». Elle s'entend à l'échelle nationale, même s'il fallait « rendre accessibles les grandes oeuvres de l'humanité ». Si le discours fondateur d'André Malraux à la conférence générale de l'Unesco invoque l'indivisibilité de l'art et du patrimoine mondial, c'est que l'Europe des Communautés a d'autres priorités.

En revanche, le Conseil de l'Europe fut, dès sa création, compétent dans le domaine culturel. L'article premier de son statut souligne la possibilité pour ses membres de « conclure des accords et d'adopter une action commune dans le domaine culturel ». 5 ( * ) Dès le 18 décembre 1954, par la Convention culturelle européenne, chaque État membre du Conseil de l'Europe s'engage à « prendre les mesures propres à sauvegarder son apport au patrimoine commun de l'Europe » et à en encourager le développement. 6 ( * ) Mais le cadre d'action reste ici intergouvernemental, donc essentiellement national.

S'agissant de l'Unesco, les États membres ont adopté la convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, lors de sa 17 e conférence générale, à Paris, le 16 novembre 1972.

b) Une vaste compétence d'appui de l'Union européenne

La culture fut longtemps envisagée par les Communautés européennes sous l'angle de sa vocation économique. Ainsi, l'un des premiers textes européens dédiés uniquement à la culture (une communication publiée en 1977 par la Commission européenne, intitulée « L'action communautaire dans le secteur culturel ») explique en introduction que son contenu n'est autre que « l'application du traité CEE à ce secteur ». Il s'agit de libre-échange, de liberté de circulation et d'établissement, d'harmonisation de la fiscalité et d'harmonisation des législations.

Il faut donc attendre le Traité sur l'Union européenne (appelé Traité de Maastricht), signé le 7 février 1992 et toujours en vigueur, pour que la Communauté économique européenne devienne l'Union européenne, et que se mettent en place de véritables politiques communes, notamment dans le domaine de la culture. Son préambule proclame, dès le deuxième paragraphe, que les signataires « s'inspir[ent] des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, à partir desquelles se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie et l'État de droit ».

Le sixième paragraphe du préambule affirme que les chefs d'État sont « désireux d'approfondir la solidarité entre leurs peuples dans le respect de leur histoire, de leur culture et de leurs traditions. »

L'article 3, paragraphe 3 dudit Traité exige de l'Union européenne qu'elle « veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel ».

Quant au Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), son article 6 explique que « l'Union dispose d'une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l'action des États membres » dans certains domaines et notamment la culture. Autrement dit, celle-ci fait partie des « compétences d'appui » de l'Union européenne. Soulignons que le tourisme, mais aussi l'éducation, la formation professionnelle, la jeunesse font également partie des domaines énumérés par cet article.

Certes, le respect du principe de subsidiarité s'impose, l'Union européenne ne pouvant intervenir dans le secteur culturel que si les objectifs de son intervention ne peuvent être atteints dans ce domaine par les États membres. C'est la raison pour laquelle la grande majorité des textes relatifs à la culture, et notamment au patrimoine, sont des communications de la Commission ou des recommandations du Conseil qui donnent simplement le point de vue des institutions européennes sur ce sujet et ne sont donc pas juridiquement contraignants pour les États-membres.

En vertu de l'article 167 du TFUE, consacré à la culture, le rôle de l'Union européenne dans ce domaine consiste à appuyer, coordonner ou compléter l'action des États membres. L'UE est donc pleinement fondée à agir en vertu de cette compétence d'appui.

L'article 167 dispose tout d'abord que « l'Union contribue à l'épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun ».

Puis, il précise : « L'action de l'Union vise à encourager la coopération entre États membres et, si nécessaire, à compléter leur action dans les domaines suivants :

- l'amélioration de la connaissance et de la diffusion de la culture et de l'histoire des peuples européens ;

- la conservation et la sauvegarde du patrimoine culturel d'importance européenne ;

- les échanges culturels non commerciaux ;

- la création artistique et littéraire, y compris dans le secteur audiovisuel. »

Il ajoute que « l'Union et les États membres favorisent la coopération avec les pays tiers et les organisations internationales compétentes dans le domaine de la culture, et en particulier avec le Conseil de l'Europe ».

Enfin, « L'Union tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions des traités, afin notamment de respecter et promouvoir la diversité de ses cultures ».

Ces quatre premiers alinéas de l'article 167 du TFUE ouvrent un vaste champ d'action en matière de patrimoine lato sensu. Même si « toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres » est par définition exclue, s'agissant d'une compétence d'appui, le Parlement européen et le Conseil peuvent adopter des « actions d'encouragement » et le Conseil, sur proposition de la Commission, des recommandations.

Ces compétences sont d'autant plus larges que le TFUE reconnaît également le rôle spécifique que joue le patrimoine dans la préservation de la diversité culturelle, de même que la nécessité d'assurer sa protection au sein du marché unique. Ainsi, l'article 36 dudit traité autorise les interdictions ou restrictions d'importation, d'exportation ou de transit, justifiées par des raisons de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique. Plusieurs directives ou règlement ont été pris sur ce fondement et sur celui de l'article 114 du même traité relatif au marché intérieur. L'article 107 7 ( * ) du TFUE dispose que peuvent être considérées comme compatibles avec le marché intérieur les aides destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine. 8 ( * )

Outre les traités eux-mêmes, la Charte des droits fondamentaux de l'UE, dans son préambule, mentionne le « patrimoine spirituel et moral » et « le respect de la diversité des cultures et des traditions des peuples de l'Europe ». Les articles 13, relatif à la liberté artistique et académique, et 22, réaffirmant le respect de la diversité culturelle, religieuse et linguistique, sont également applicables au champ du patrimoine.

L'approche très progressive et prudente de la Commission, à l'égard de cette compétence d'appui, comme la diversité des statuts applicables et compétences relatives au patrimoine dans les différents États membres, expliquent sans doute que la politique patrimoniale ait été menée par touches successives.


* 1 COM(2014)477 final, p.2

* 23 Notamment dans ses ouvrages Grammaire des civilisations, 1987, Arthaud-Flammarion et L'Identité de la France, 1986, Arthaud-Flammarion

* 4 Une certaine idée de l'Europe , 2005, Actes Sud

* 5 Cf. Oriane Calligaro, « Quelle(s) culture(s) pour l'Europe ? Les visions contrastées du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne de 1949 à nos jours. » Politique européenne 2017/2 (N°56)

* 6 Article premier de ladite convention, STCE n° 18

* 7 Paragraphe 3, point d

* 8 « Quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans l'Union par une mesure contraire à l'intérêt commun ».

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