III. LA PÊCHE FRANÇAISE EST-ELLE EN TRAIN DE COULER ?

A. LA CRAINTE D'UNE EXCLUSION GRADUELLE DES PÊCHEURS FRANÇAIS DES EAUX BRITANNIQUES

1. Le risque d'une instrumentalisation des totaux admissibles de capture, en fonction des avantages comparatifs britanniques

On peut présumer que le Royaume-Uni cherchera à semer la division au sein des États membres à la faveur des renégociations annuelles des TAC et quotas . Une synthèse 23 ( * ) du ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation et de la Marine irlandais estime par exemple que la France sera la plus affectée en valeur absolue d'ici à l'expiration de la rubrique pêche en 2026 (-52 M€ de chiffre d'affaires) mais, surtout, que les pertes de quotas ne seront pas homogènes d'un État à l'autre : -4 % de quotas pour l'Espagne, -7 % pour la Belgique et le Danemark, -8 % pour la France, -10 % pour les Pays-Bas, -15 % pour l'Irlande et l'Allemagne.

L'accord de commerce et de coopération établit une trajectoire pour l'ensemble de l'Union : ses quotas de pêche dans les eaux britanniques devront avoir diminué de 25 % en valeur d'ici à juin 2026 . L'accord n'a en revanche pas fixé les totaux admissibles de capture (TAC), qui doivent selon l'article 498 (FISH.6) être négociés au plus tard le 10 décembre de chaque année , i) en se fondant sur les meilleurs avis scientifiques disponibles, ainsi que sur d'autres facteurs pertinents, y compris les aspects socio-économiques et ii) dans le respect des éventuelles stratégies pluriannuelles applicables en matière de conservation et de gestion convenues par les parties.

Si les Britanniques n'ont a priori pas intérêt à réduire les totaux admissibles de capture, puisqu'ils seraient tout autant affectés que les pêcheurs européens, il est à craindre qu'ils cherchent à concentrer les réductions de TAC sur les espèces pour lesquelles ils disposent de quotas limités voire marginaux . L'annexe 35 (FISH.1) de l'accord précise l'évolution annuelle des quotas, espèce par espèce.

En attente d'un accord, pour les sept premiers mois de l'année 2021, la répartition des TAC par espèces avait été établie au prorata, et pondérée pour tenir compte de la saisonnalité. L'accord trouvé sur les opportunités de pêche le 11 juin 2021 entre la Commission européenne et le Royaume-Uni 24 ( * ) a été plutôt bien accueilli par les pêcheurs européens, notamment parce que le principe d'une négociation globale, et non stock par stock, a été maintenu pour les espèces hors quotas.

La Commission européenne a commis une erreur stratégique en fixant le 10 décembre comme date butoir aux autorités britanniques pour obtenir les licences. Il s'agit en effet aussi de la date limite, fixée par l'accord de commerce et de coopération, pour décider conjointement avec le Royaume-Uni des TAC de l'année 2022. La Commission a ainsi lié deux sujets qui n'avaient pas lieu de l'être, risquant d'affaiblir la position européenne dans les discussions avec les Britanniques sur les TAC .

2. Des barrières à l'entrée croissantes et la fin de toute logique productive dans les eaux britanniques

Les « mesures techniques », c'est-à-dire les modalités pratiques d'exercice de l'activité de pêche - dates de pêche, maillage des filets, équipement obligatoire des navires de pêche... - que les Britanniques ont désormais toute latitude pour prendre, font planer une incertitude encore plus grande sur les possibilités de pêche dans les eaux britanniques à plus long terme .

Quelques mesures techniques ont déjà été annoncées le 4 décembre et entreront en vigueur au 1 er janvier 2022, et leur incidence n'est pas connue à ce stade sur notre capacité de pêche dans ces eaux. Il est essentiel que ces décisions, qui doivent selon les termes de l'accord être fondées scientifiquement, ne soient pas prises de façon discriminatoire pour renforcer des barrières à l'entrée ciblant les pêcheurs européens. Cela signifie que l'Union européenne doit être en mesure de veiller au strict contrôle de la proportionnalité des mesures techniques par rapport à leurs objectifs scientifiques .

En outre, une grande incertitude subsiste quant au modèle qui sera choisi par les Britanniques pour la gestion des stocks dans leurs eaux après juin 2026 . Si le Premier ministre britannique s'est montré satisfait, dès la conclusion de l'accord, que « la part des prises britanniques dans leurs eaux augmente substantiellement, d'environ la moitié aujourd'hui, à un niveau plus proche de deux tiers en juin 2026 », la flotte de pêche britannique, encore plus artisanale que la flotte française, n'est manifestement pas en mesure de se substituer en un temps aussi réduit aux capacités de pêche européennes. Paradoxalement, les îles britanniques ne sont plus vraiment des pays de pêcheurs, de nombreux professionnels de ce secteur au Royaume-Uni étant originaires d'Europe de l'Est.

Deux options semblent donc s'offrir aux Britanniques, la seconde étant plus plausible que la première :

- dans une logique de greenwashing , le Royaume-Uni pourrait limiter l'effort de pêche dans ses eaux pour des motifs environnementaux ;

- dans une logique financière , les Britanniques pourraient commercialiser leurs droits de pêche en octroyant des licences aux plus offrants, et procéder à des investissements directs à l'étranger en rachetant des armements européens, pour placer des capitaines britanniques à la tête d'équipages européens (pratique du quota hopping ou captation des quotas).

Quelle que soit l'option retenue, on voit qu'il est difficile d'entrevoir le maintien d'une logique productive dans les eaux britanniques .

3. La perspective de renégociations annuelles et d'une insécurité juridique permanente

Le rapporteur souhaite rappeler que l'octroi de licences aux pêcheurs européens devait constituer l'étape la moins difficile des discussions avec les Britanniques , puisqu'il n'était même pas prévu, en réalité, qu'elles fassent l'objet de négociation. Les pourparlers annuels pour la fixation des taux admissibles de capture (TAC) , dans le cadre de l'accord jusqu'à juin 2026, puis hors de tout cadre à partir de cette date, ainsi que les mesures techniques et de gestion prises par les Britanniques devraient poser encore plus de difficultés. Ainsi, selon le Comité des pêches maritimes, le refus d'octroyer des licences de pêche est problématique en soi, mais aussi en tant qu'il révèle l'intention des autorités britanniques d'exploiter pleinement leur pouvoir de nuisance, amené à croître dans les prochaines années .

Sans vouloir minimiser l'impact des refus d'octroi de licences sur l'économie de la façade nord-ouest de la France, le rapporteur voudrait sensibiliser l'opinion publique et le Gouvernement aux enjeux économiques et sociaux considérables que représentent les graves hypothèques qui planent sur la filière pêche à partir de juin 2026. L'insécurité juridique sera permanente pour les pêcheurs français.

Dans ce contexte, le rapporteur s'étonne du manque d'anticipation et surtout de solutions proposées par le Gouvernement, et se demande si, au-delà des licences, le Gouvernement envisage un au-delà pour la pêche dans les eaux britanniques après juin 2026. L'échéance étant fixée pour le prochain mandat présidentiel, il serait souhaitable que les candidats à l'élection présidentielle exposent leur vision pour cet enjeu lors de la campagne pour l'élection présidentielle pour 2022, même si c'est bien le Royaume-Uni qui aura la main à partir de juin 2026.

En tout état de cause, il faudra le plus tôt possible une réponse institutionnelle forte des organisations professionnelles, des collectivités territoriales et du Gouvernement, sans quoi on peut craindre une détérioration de la situation sociale de certains territoires et l'irruption des mouvements sociaux de marins-pêcheurs, qui ont pu par le passé être très intenses.

Vers un modèle de pêche à la norvégienne ?

Dans un livre blanc de juillet 2018 intitulé « Une pêche durable pour les générations futures 25 ( * ) », M . Michael Gove , fervent partisan du Brexit et alors secrétaire d'État à l'environnement, à l'alimentation et aux affaires rurales, présentait le plan du Gouvernement conservateur pour le développement de la flotte de pêche britannique.

Le ministre y jugeait rétrospectivement le principe de « stabilité relative », qui prévalait avec la politique commune de la pêche, très défavorable au Royaume-Uni, et affichait sans détour que « toute décision concernant l'accès [aux eaux britanniques] des navires de l'UE ou de tout autre État fera l'objet de négociations [ annuelles ] ».

Ce livre blanc a servi de base au Fisheries Act 2020 26 ( * ) , adopté en novembre 2020, qui en est la traduction concrète et fixe le cadre législatif pour les pêcheurs britanniques à partir de 2021. Entendu par le rapporteur, le pôle « agriculture » de l'ambassade de France au Royaume-Uni souligne toutefois que ce plan est largement « une coquille vide, laissant beaucoup de marges de manoeuvre pour des déclinaisons opérationnelles par de la législation secondaire ».

La compétence en matière de pêche est en effet dévolue aux quatre nations qui composent le Royaume-Uni - Londres décidant pour l'Angleterre. Elles décident des plans de gestion des pêches, dans un cadre commun matérialisé par une « déclaration conjointe sur la pêche » (« joint fisheries statement »).


* 23 https://www.gov.ie/en/publication/21e48-analysis-of-reduction-of-fisheries-quota-shares-under-euuk-trade-and-cooperation-agreement/#

* 24 https://ec.europa.eu/oceans-and-fisheries/news/sustainable-fisheries-commission-signs-first-ever-annual-agreement-fishing-united-kingdom-2021_fr

* 25 https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/722074/fisheries-wp-consult-document.pdf

* 26 https://www.legislation.gov.uk/ukpga/2020/22/contents/enacted

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