B. UNE QUESTION COMPLEXE

Les demandes de restitutions réunissent des enjeux artistiques (qu'est-ce qui fonde la valeur d'un bien culturel ?), des enjeux éthiques (dans quelles conditions une demande est-elle légitime ?), des enjeux juridiques (quelles sont les règles applicables pour traiter les demandes ?) et des enjeux diplomatiques (quel bénéfice tirer d'une restitution ?). La complexité du sujet nécessite qu'il soit traité de façon cohérente et mesurée, compte tenu du précédent que chaque décision de restitution peut créer .

1. La difficulté à établir des critères pertinents et consensuels pour des restitutions indiscutables

Il n'existe aujourd'hui aucun accord autour des critères qu'une demande de restitution doit remplir pour être acceptée. De nombreuses questions se posent concernant, en particulier la nature des biens culturels susceptibles d'être concernés.

En théorie, la restitution, au sens propre du terme, ne devrait concerner que les biens culturels mal acquis , dans la mesure où la restitution suppose l'existence d'une propriété illégitime acquise par vol, pillage, spoliation ou autre consentement vicié. Elle ne devrait pas pouvoir porter sur des biens donnés, troqués, achetés ou commandés .

En résulte une difficulté pour apprécier le caractère illicite de l'acquisition . Le seul contexte colonial suffit-il par exemple, comme le suggèrent Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, pour fonder une restitution, quelles qu'en aient été les modalités d'acquisition pendant cette période ? Ou faut-il se concentrer uniquement sur les cas dans lesquels il est avéré que l'acquisition s'est faite, soit par la violence, soit sous la contrainte ? Sur qui faire reposer la charge de la preuve du caractère illicite de l'acquisition ? Le droit français prévoit que la charge de la preuve incombe aux demandeurs. Il est aujourd'hui demandé aux victimes de spoliations à l'époque du III e Reich d'apporter la preuve de la propriété, de la spoliation et de l'absence de titre de propriété valable de l'actuel propriétaire.

Les musées qui auraient fait l'acquisition ou à qui l'on aurait donné ou légué des biens mal acquis, pourraient-ils être incriminés pour recel ? Un délai de prescription doit-il s'appliquer ? En cas de bonne foi, les musées peuvent-ils prétendre à une indemnisation ?

Les biens entrés dans les collections à la suite d'un don ou legs , aujourd'hui exclus de la possibilité de déclassement, peuvent-ils faire l'objet de restitution ? Comment traiter les réclamations d'ayants droit, dans le cas où ils se feraient connaître postérieurement à la restitution ? Si la restitution des plaques chinoises en 2015 a été précédée d'un accord des donateurs sur la résolution de leur don, il conviendra d'être très vigilant et de mener des recherches sur l'existence d'éventuels ayants droit en amont des projets de restitutions afin d'en prévenir le risque, ce qui plaide pour que les restitutions ne se fassent pas à la va-vite.

Les restitutions doivent-elles se concentrer sur les seuls biens culturels qui pourraient relever, dans les pays demandeurs, de la catégorie des « trésors nationaux » , autrement dit les biens qui constituent des symboles de leur patrimoine du point de vue de l'art, de l'histoire, de l'archéologie, de la culture ou de la spiritualité ? Dans certaines cultures, la dimension sacrée de certains objets peut rendre leur retour impérieux, dans la mesure où aucune copie de l'objet ne pourra satisfaire la demande de retour. Quid des « trésors nationaux » qui n'auraient pas été mal acquis ? La France doit-elle s'en séparer au nom de l'accès des peuples à leur patrimoine culturel ? C'est l'une des questions soulevées par la demande de restitution de l'objet décoratif en forme de couronne surplombant le dais de la Reine Ranavalona III, dans la mesure où les recherches historiques menées sur cet objet démontrent qu'il ne s'agit ni d'une prise de guerre, ni sans doute d'un objet mal acquis, puisqu'une hypothèse actuellement avancée serait que Georges Richard aurait pu en faire l'acquisition lors d'une vente aux enchères au cours de laquelle ont été dispersés différents effets de la Reine Ranavalona III, dont l'importance avait été jugée mineure.

Un autre enjeu consiste à déterminer la nature de la personne à qui restituer . Les arguments diplomatiques plaident pour traiter ces demandes sur une base d'État à État, mais il convient néanmoins de se demander à qui les biens culturels appartiennent et à qui ils doivent être rendus, sous peine de prendre le risque qu'un geste diplomatique ne soit associé à une tentative d'ingérence dans les affaires internes d'un pays tiers.

Une question récurrente concerne les modalités d'accueil des biens dans les pays dans lesquels ils sont retournés , même si un tel droit de regard apparaît peu compatible avec le geste de la restitution, tout en pouvant se justifier dès lors qu'il s'agit de biens dont on considère qu'ils appartiennent au patrimoine commun de l'humanité.

Ces questions justifient aujourd'hui l'examen au cas par cas des demandes de restitution et le recours aux lois de circonstances pour autoriser la sortie des biens des collections , tant qu'elles ne sont pas résolues. Les lois de circonstances apparaissent aujourd'hui comme la formule la plus adaptée à la restitution, non de catégories et d'ensembles indéfinis d'objets, mais d'objets définis, identifiés et documentés. Même en présence d'un cadre général, une analyse approfondie des biens revendiqués restera nécessaire pour apprécier correctement leur origine, leur parcours historique et leurs conditions d'entrée dans les collections, ainsi que la motivation de la demande.

La situation est différente pour les restes humains patrimonialisés , qui ne sont pas des biens culturels comme les autres. Le principe à valeur constitutionnelle de respect de la dignité humaine joue un rôle déterminant dans la décision de leur restitution. Le conseil municipal de Rouen avait ainsi fondé sa décision de rendre la tête maorie conservée dans les collections du musée municipal par le fait, d'une part, que le commerce des têtes tatouées avaient été à l'origine d'actes de barbarie ayant entraîné la mort et, d'autre part, que la restitution rendrait possible l'inhumation de la tête de façon digne et respectueuse des coutumes de son peuple.

2. Une déstabilisation des principes fondateurs de nos musées

Les restitutions ébranlent le principe d'inaliénabilité des collections , qui constitue le corollaire, pour le patrimoine culturel, du principe d'inaliénabilité du domaine public.

Leurs effets seront plus ou moins marqués en fonction de l'ampleur du mouvement. Les craintes sont de plusieurs ordres :

- une raréfaction du nombre des dons et de legs consentis aux musées de France , du fait d'un cadre juridique moins sécurisant pour les donateurs. Au moins la moitié des oeuvres des collections publiques résulteraient de dons ou de legs. Il s'agit donc d'une source très importante d'enrichissement des collections publiques , qui repose pour une large part sur les principes d'inaliénabilité et d'interdiction du déclassement des dons et legs en droit français. Ces principes sont une incitation pour les collectionneurs, y compris étrangers, à donner ou léguer leurs oeuvres à des musées de France, beaucoup de musées étrangers n'offrant pas les mêmes garanties ;

- une atteinte à la cohérence des collections préjudiciable au travail de recherche des musées, dans la mesure où la mission du musée ne se résume pas à présenter ses collections au public, mais aussi à garantir une connaissance scientifique de l'humanité ;

- un amoindrissement de la capacité des musées à faire dialoguer les cultures et à porter un regard critique sur l'histoire en mobilisant les oeuvres, leur histoire et, le cas échéant, le parcours de leurs donateurs, comme témoins, du fait d'une moindre représentativité des cultures étrangères dans ses collections.

Les demandes de restitution questionnent en effet la légitimité des musées à vocation universelle , modèle sur lequel se sont bâtis les musées français depuis leur origine. Dès 2007, la conférence générale de l'Unesco soulignait que « la notion d'accès universel aux biens culturels exposés dans certains musées présentant un caractère universel ne saurait primer sur la notion morale et juridique de propriété du bien culturel, et que l'accès virtuel aux biens culturels ne saurait se substituer à la jouissance de ces mêmes biens dans leur cadre original et authentique ». La contestation du musée universel s'est encore accentuée ces dernières années, celui-ci étant de plus en plus fréquemment dénoncé aujourd'hui comme un objet occidental et néocolonial.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page