II. ÉTAPE 2 : IDENTIFIER LES ACTEURS CAPABLES DE FOURNIR L'INGÉNIERIE

À partir de l'état des lieux patrimonial, une deuxième étape consiste à définir une méthodologie et à mobiliser les bons professionnels. Il s'agit ici, pour les maires, de relever un défi organisationnel afin de bien identifier les acteurs disponibles sur le terrain. Or la lisibilité n'est pas toujours aisée dans ce domaine, et nombre d'entre eux avouent être perdus devant la pluralité des intervenants.

Ce défi de lisibilité rejoint en réalité celui de l'expertise disponible, car les petites communes sont souvent démunies s'agissant de la compétence en matière de maîtrise d'ouvrage, ce qui peut constituer un frein à la réalisation des projets. En effet, jusqu'en 2005 20 ( * ) , c'est l'État qui se chargeait, pour le compte des communes, de la maîtrise d'ouvrage des projets liés au patrimoine protégé (monuments classés ou inscrits). Désormais, ce sont les communes qui sont maîtres d'ouvrage des travaux réalisés sur le patrimoine bâti dont elles sont propriétaires. Il s'ensuit donc un besoin d'ingénierie pour les communes ou groupements de communes, qui n'ont pas toujours les moyens de disposer de services dédiés. Une situation qui fait dire à Stéphane Bern : « Le maire est souvent débordé, il n'a ni le temps ni les moyens humains. C'est essentiellement un problème d'ingénierie administrative. C'est ce qui empêche parfois que les crédits soient consommés ».

A. S'APPUYER SUR L'INGÉNIERIE DES SERVICES DE L'ÉTAT QUI SUBSISTE DANS LES TERRITOIRES

La première expertise disponible de qualité reste celle de l'État. Selon Philippe Barbat, directeur général des patrimoines au ministère de la Culture, « Notre pays est l'un des rares au monde où il existe une telle expertise et autant de professionnels dédiés au patrimoine. Il faut préserver cette expertise et la développer » . Au sein des territoires, même si les situations sont disparates, le besoin d'accompagnement par l'État reste en effet très fort parmi les élus locaux. Ces derniers voient la présence territoriale de l'État comme un gage de réussite dans la conduite de leurs projets de préservation et de valorisation du patrimoine. Mais, là encore, les maires réclament plus de lisibilité ; de nombreux acteurs publics peuvent intervenir et le dialogue entre eux revêt une importance capitale. L'ingénierie de l'État mérite aussi d'être consolidée auprès des petites communes.

1. Construire une relation partenariale fondée sur le dialogue avec les Architectes des bâtiments de France (ABF), en particulier sur le volet « entretien » du patrimoine

Les ABF constituent la porte d'entrée des demandes des maires en matière de patrimoine. Ils peuvent être sollicités pour repérer le patrimoine d'intérêt (église communale, abords, etc.) et monter les opérations. Ils peuvent aussi être les premiers interlocuteurs pour monter les projets et aider les maires, surtout lorsque ceux-ci n'ont pas les moyens et le personnel dédié dans leur commune.

Henry Masson, président du collège des monuments historiques, affirme : « En tant que représentant de l'État, l'ABF est de toute évidence le premier interlocuteur pour répondre aux questions des maires en matière de patrimoine. Il est le mieux placé pour orienter les demandes vers un architecte du patrimoine, vers une officine qui proposera une assistance à maîtrise d'ouvrage, vers le conseil d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement , l'architecte conseil de l'État territorialement compétent, vers un maître d'oeuvre privé, etc. Il sait apprécier la profondeur d'un problème lorsqu'il reçoit une demande ».

France Poulain, ABF dans l'Eure, déclare : « À travers l'ABF, l'État doit effectivement rester la porte d'entrée sur la question de l'expertise dans les territoires ». Elle estime toutefois que « si l'expertise existe dans les territoires, elle est vieillissante, et la question de son maintien risque de se poser rapidement en raison des nombreux départs à la retraite ».

On peut saluer le travail méthodologique réalisé en amont par les services de l'ABF dans le département de l'Eure, qui propose des fiches conseil à destination des élus pour les éclairer sur les questions réglementaires. Il convient de s'inspirer de ce type d'initiative pour faciliter la prise de décision des maires. La généralisation de ces pratiques permettrait d'unifier les situations dans les territoires et de répondre à l'inflation des demandes d'expertise des communes à l'égard des ABF.

Recommandation n° 14 : Mettre à disposition des maires des « fiches conseil » rédigées par les architectes des bâtiments de France (ABF) pour les aider à effectuer un diagnostic patrimonial et les éclairer sur les questions réglementaires.

En dépit d'une image parfois caricaturale, les ABF sont formés au dialogue et au partenariat avec les collectivités territoriales. Leur rôle pédagogique auprès des maires ne doit pas être sous-estimé et il convient de les associer dans les prochains mois, dès la programmation des projets, pour éviter des réajustements ultérieurs.

L'établissement en amont d'une relation partenariale mobilisant l'ABF apparaît logique pour Éric Wirth, vice-président du Conseil national de l'ordre des architectes : « l'ABF est le partenaire naturel des collectivités territoriales qu'il faut associer en amont pour éviter de le faire intervenir quand le projet est déjà ficelé et qu'il apparaisse ainsi comme un censeur » .

Aussi la formation des élus municipaux aux enjeux du patrimoine, notamment pour les nouveaux élus qui vont entamer leur mandat, est-elle primordiale. Angéline Martin, déléguée régionale de l'association Rempart, en Île-de-France, illustrait l'impact positif des formations pour les élus organisées par les associations de protection du patrimoine, avec l'exemple du parc naturel régional du Gâtinais: « Il y a un besoin urgent de formation des élus aux enjeux du patrimoine et à l'identification de celui-ci » .

Recommandation n° 15 : Prévoir, en début de mandat municipal, une rencontre entre l'architecte des bâtiments de France (ABF) et le maire, sous la forme d'un module de formation aux enjeux de préservation et de valorisation du patrimoine, afin d'amorcer un dialogue systématique.

Pour atteindre l'objectif de construction d'une relation partenariale avec les ABF, ceux-ci pourraient être missionnés pour aider plus spécifiquement les maires en matière d'entretien du patrimoine. En effet, la question de l'entretien est aujourd'hui le parent pauvre de la restauration du patrimoine. Or un entretien correct et régulier évite des travaux d'envergure et coûteux ultérieurs. Laurent Roturier, DRAC d'Île-de-France, le souligne : « Dans notre pays, l'entretien n'est pas perçu comme noble en comparaison avec la restauration, et les crédits manquent souvent. Or les petites interventions du quotidien peuvent prévenir des dégradations d'ampleur ». Dans ce domaine, l'État pourrait jouer un rôle d'alerte à travers les ABF, qui pourraient assurer cette mission de conseil auprès des maires (identifier les interlocuteurs et entreprises à solliciter, etc.).

Philippe Toussaint, président de l'association Vieilles maisons françaises, regrette également que l'entretien des monuments soit oublié : « Actuellement, les sommes consacrées restent modestes car le sujet n'intéresse personne. Il n'y a pas la culture de l'entretien en France, contrairement en Belgique, où les collectivités réalisent un entretien poussé de leur patrimoine grâce à des équipes d'ingénieurs et d'architectes. » La Flandre, par exemple, a réussi à juguler la dégradation de son patrimoine en à peine quinze ans, grâce à des investissements consentis en la matière. Symétriquement, le nombre de travaux de restauration lourds ont chuté. Jean-Michel Loyer-Hascoët, adjoint au directeur général des patrimoines au ministère de la Culture, indique : « Dans les années à venir, l'enjeu c'est de pousser les propriétaires publics et privés à aller vers l'entretien pour les restaurations lourdes » .

Recommandation n° 16 : Demander au ministère de la Culture de missionner les architectes des bâtiments de France (ABF) pour qu'ils édictent, en partenariat avec les associations locales de maires, des brochures et des guides d'entretien à destination des communes propriétaires, et qu'ils assurent une mission de conseil en matière d'entretien.

Jean-Michel Loyer-Hascoët précise que les DRAC conventionnent et proposent de sanctuariser des sommes pour l'entretien : « C'est une recommandation du ministère. Sur les 200 millions d'euros consacrés au patrimoine, 15 % sont dédiés à l'entretien et, dans les faits, on est souvent autour de 18 % ».

Recommandation n° 17 : Encourager les maires à flécher des financements en direction de l'entretien des monuments afin d'éviter des travaux lourds de restauration futurs.

En matière d'ingénierie, les départements sont plus ou moins bien dotés, et les communes peuvent connaître des situations très différentes au sein d'un même département, en fonction des moyens disponibles sur le terrain. Par exemple, dans certaines grandes intercommunalités qui comptent plus de 100 000 habitants, des chargés de mission « Valorisation du patrimoine » gèrent des dossiers de demande de mécénat ou des suivis de chantier. Il arrive également que l'Établissement public de coopération intercommunale (EPCI) ait les moyens de fournir une assistance à maîtrise d'ouvrage.

Dans certains départements, c'est le CAUE qui joue ce rôle. Dans ce cas, une petite commune peut être bien accompagnée. En revanche, la situation des petites communes dans des intercommunalités moins bien structurées ou là où le CAUE est moins présent, est beaucoup plus problématique, et l'accompagnement de l'ABF s'avérera alors indispensable. Or, s'agissant de l'accompagnement dans les projets de valorisation et de protection du patrimoine, la difficulté est de gérer, au niveau national, une certaine pénurie des ABF, génératrice d'inégalités entre les territoires.

2. S'appuyer sur les compétences disponibles au sein des Directions régionales des affaires culturelles (DRAC), notamment pour l'assistance à maîtrise d'ouvrage du patrimoine non protégé

On trouve en première ligne dans les territoires les services du ministère de la Culture en région, à travers les Unités départementales d'architecture et du patrimoine (UDAP) et la Conservation régionale des monuments historiques (CRMH) qui relèvent de la DRAC.

Au niveau régional, dans le cadre des politiques de protection, de conservation et de restauration du patrimoine, les DRAC subventionnent des projets liés à l'étude, à l'entretien, à la réparation et à la restauration d'immeubles classés ou inscrits au titre des monuments historiques appartenant aux collectivités territoriales.

Elles apportent également leur expertise dans le cadre d'une phase de concertation préalable avec le maître d'ouvrage, par le biais de leurs Services territoriaux de l'architecture et du patrimoine (STAP) et des UDAP. En outre, elles ont compétence pour délivrer une autorisation de travaux de conservation ou de restauration de monument historique.

Laurent Roturier, DRAC d'Île-de-France, confirme : « Les deux tiers des effectifs des DRAC sont mobilisés sur le patrimoine ». Il poursuit : « Ces dernières années, l'expertise de l'État en matière de patrimoine et d'urbanisme s'est resserrée, les UDAP et les ABF étant parmi les rares services disponibles présents sur le terrain et répondant aux demandes des maires ».

S'agissant de la maîtrise d'ouvrage, il relève toutefois : « Il faudra faire un bilan de son transfert pour les communes faiblement dotées en ingénierie et qui ont du mal. Certains services de collectivités territoriales ont pris le relais, mais toutes n'ont pas les compétences. Cela aboutit à des situations hétérogènes selon les territoires ». Il est vrai que certaines grandes villes disposent de services chargés de la maîtrise d'ouvrage, avec des architectes dédiés ou d'autres grandes collectivités, comme des conseils départementaux, qui sont en capacité de faire de l'assistance à maîtrise d'ouvrage. Cette situation n'est pas satisfaisante car elle crée des disparités, alors même que l'ingénierie et l'expertise existent au sein des DRAC.

Charlotte Hubert, présidente de la Compagnie des Architectes en chef des monuments historiques, approuve : « Les petites communes sont aujourd'hui démunies en matière de maîtrise d'ouvrage. Elles n'ont souvent pas l'ingénierie pour conduire les travaux, c'est un frein à la réalisation des projets ».

Un constat demeure largement partagé : les services de l'État mériteraient d'être consolidés dans leurs missions d'assistance aux collectivités territoriales. Pour Laurent Roturier, il conviendrait de « permettre à l'État de reprendre dans certains cas, par exemple pour des édifices rencontrant une certaine faiblesse, une assistance à maîtrise d'ouvrage, voire une maîtrise d'ouvrage directe », car cette compétence « tend effectivement à se perdre sur le terrain ». L'AMF souligne : « Les communes n'ont pas toujours bien identifié le dispositif d'assistance à maitrise d'ouvrage pour la rénovation d'immeubles protégés au titre de monuments historiques ».

Certaines communes recourent effectivement à une assistance à maîtrise d'ouvrage, rassurante pour les élus locaux concernés, de la part de conservateurs des monuments historiques. Sur ce point, il faut saluer le travail réalisé depuis 2007 au sein de la DRAC de Bretagne, par la conservation régionale des monuments historiques, qui propose, de manière exceptionnelle en France, une assistance à maîtrise d'ouvrage pour les communes propriétaires d'un patrimoine historique ou culturel. Cette assistance vaut à la fois pour les travaux d'entretien et de réparation sur des crédits de fonctionnement (une centaine d'opérations par an), mais aussi pour les travaux de restauration (une cinquantaine d'opérations en cours) sur des crédits d'investissement. Elle prête ainsi le concours de ses services en ingénierie de projet pour assister 21 ( * ) les communes maîtres d'ouvrage dans la conception et la réalisation de leurs travaux.

Henry Masson, conservateur régional des monuments historiques en Bretagne, réalise un travail particulièrement reconnu au niveau national. Il explique : « Nous continuons à apporter notre aide aux communes sous forme d'assistance à maitrise d'ouvrage [...] ce dispositif est rendu possible par la bonne collaboration des services (CRMH et UDAP), et par l'engagement des personnels techniques de nos services respectifs (ingénieurs du patrimoine et techniciens des Bâtiments de France) ». Selon lui, l'assistance à maîtrise d'ouvrage exercée par la CRMH Bretagne « instaure une posture nouvelle des agents de l'État, qui ne décident plus à la place du propriétaire, mais qui apportent expertise et conseil. Elle offre aux agents la possibilité de s'investir dans des missions où leur compétence est reconnue, et constitue un véritable projet de service ».

Recommandation n° 18 : S'inspirer de l'expérience menée avec succès en Bretagne, en généralisant, au niveau des DRAC, l'assistance à maîtrise d'ouvrage en direction des petites communes et des communes rurales, en particulier s'agissant du patrimoine non protégé.

3. Solliciter également les architectes en chef des monuments historiques s'agissant du patrimoine protégé

Les maires peuvent également solliciter les Architectes en chef des monuments historiques (ACMH) pour le patrimoine inscrit ou classé. Ces architectes, au nombre de 37 en France, ne rendent pas d'avis mais conduisent en maîtrise d'oeuvre les travaux de restauration ou de conservation du patrimoine classé appartenant à l'État. Celui-ci a en effet l'obligation de recourir à leurs services pour tous les édifices classés.

Fonctionnaires (recrutés par concours du ministère de la Culture) de statut libéral, les ACMH se rémunèrent par des honoraires dont le niveau est fixé par les ministères des Finances et de la Culture, selon un pourcentage du montant des travaux réalisés. Ils peuvent notamment intervenir dans la phase de maîtrise d'oeuvre, leur connaissance du bâti ancien peut être un atout puisque 70 % des projets architecturaux concernent aujourd'hui la modification du bâti existant. Charlotte Hubert, présidente de la Compagnie des Architectes en chef des monuments historiques, explique : « Ils ont une connaissance de la complexité du bâti ancien, de son histoire et de son évolution ». Elle soulève également la question de la formation des étudiants architectes : « Puisque 70 % des projets architecturaux se font actuellement sur de l'existant, il faudrait intégrer davantage de formation sur le bâti ancien et sur la connaissance de l'histoire dans la formation des architectes ».

S'agissant ensuite du patrimoine appartenant aux collectivités territoriales et non à l'État, qu'il soit inscrit ou classé, l'ACMH territorialement compétent assure la maîtrise d'oeuvre des travaux en cas de carence de l'offre privée. Pour le patrimoine non protégé, les collectivités peuvent, dans le cadre d'une procédure de mise en concurrence, faire le choix de recourir à un ACMH qui peut exercer la profession d'architecte à titre privé, conformément aux dispositions réglementaires 22 ( * ) .

Pour la maîtrise d'ouvrage, en revanche, c'est la collectivité propriétaire qui assure cette mission, qu'il s'agisse ou non de travaux sur des immeubles classés ou inscrits.

Concrètement, le maître d'ouvrage est investi de plusieurs missions (articles L. 2421-1 et L. 2421-2 du code de la commande publique) : la détermination de la localisation de l'opération envisagée ; l'élaboration des objectifs, besoins et contraintes de l'opération ; le financement ; le choix du processus de réalisation de l'ouvrage ; la conclusion des marchés publics ayant pour objet les études et l'exécution des travaux de l'opération (maîtrise d'oeuvre).

Avant 2005, les ACMH assuraient la mission de maîtrise d'ouvrage auprès des communes, pour le compte de l'État. Depuis 2005, les maires peuvent être aidés au moyen d'une assistance à maîtrise d'ouvrage formalisée par contrat (article L. 2422-2 du code de la commande publique), par des acteurs privés tels que des architectes ou ingénieurs spécialisés. Ces acteurs privés peuvent proposer une assistance à maîtrise d'ouvrage, mais moyennant un coût parfois prohibitif pour les petites communes. Une assistance à maîtrise d'ouvrage gratuite et de droit a cependant été maintenue pour les monuments historiques, sous la forme d'une conduite d'opération totale ou partielle (deuxième alinéa de l'article L. 621-29-2 et article R. 621-70 du code du patrimoine).

Recommandation n° 19 : Encourager les maires à solliciter l'assistance à maîtrise d'ouvrage, gratuite et de droit, des services de l'État s'agissant du patrimoine inscrit ou classé, en recourant aux services des architectes des monuments historiques.


* 20 Depuis l'ordonnance du 8 septembre 2005, entrée en vigueur en 2007, le maître d'ouvrage des monuments classés ou inscrits est le propriétaire ou l'affectataire domanial (article L. 621-29-2 du code du patrimoine).

* 21 Ce concours se formalise par des conventions d'assistance à maîtrise d'ouvrage conclues à titre gracieux et prévoyant le choix du maître d'oeuvre, l'élaboration du cahier des charges ou encore le suivi des travaux, selon les besoins de la commune concernée.

* 22 Décret n° 2007-1405 du 28 septembre 2007 portant statut particulier du corps des architectes en chef des monuments historiques.

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