B. LES RISQUES D'UNE DÉRIVE PRÉJUDICIABLE AU PATRIMOINE

1. La crainte que des considérations économiques ne priment sur le respect du rôle de l'État dans la mise en oeuvre de la politique patrimoniale nationale

Votre commission souhaite, à titre liminaire, réaffirmer les positions qu'elle a déjà défendues :

- comme l'affirmait le président Jacques Legendre, à l'occasion des débats 40 ( * ) relatifs à l'article 52 du projet de loi de finances pour 2010, « sauvegarder le patrimoine national, cela ne veut pas dire mettre tout le patrimoine national dans la main de l'État ». Les collectivités, tout comme les acteurs privés, peuvent être de formidables défenseurs du patrimoine national, capables d'en assurer la protection, la conservation, la restauration et la valorisation ;

- l'État n'a pas nécessairement les moyens d'entretenir tout le patrimoine national et il paraît légitime qu'il cherche de nouvelles ressources pour en assurer la protection et l'entretien, avant que celui-ci ne se dégrade de façon irréversible.

Ainsi les objectifs de développement des ressources propres, les projets de valorisation, notamment touristique, des monuments, ou encore la relance de la décentralisation sont autant de voies qui paraissent justifiées au regard de ces contraintes. Des exemples tout à fait positifs montrent le succès d'une telle démarche, qu'il s'agisse des premiers transferts opérés en application de la loi du 13 août 2004, des projets économiques développés par le Centre des monuments nationaux, ou de projets de vente encadrés comme celui de l'ancien hôpital Richaud de Versailles qui, tout en permettant à l'État de bénéficier d'un produit de 8 millions d'euros, débouchera sur une utilisation à la fois sociale et culturelle des lieux.

Mais cette évolution , qu'on ne peut éluder, n'est acceptable que si elle se fait dans des conditions respectueuses du patrimoine, de sa vocation culturelle, et de l'éventuelle mission de service public qui s'attache aux monuments . Or, compte tenu des développements présentés dans ce rapport et des débats tenus à l'occasion de la relance de la dévolution à l'automne dernier, un certain nombre d'inquiétudes doivent être prises en compte :

- en cas de transfert d'un monument à une collectivité, la question du devenir de l'immeuble mérite que l'on évoque toutes les hypothèses. Aussi pourrait-on imaginer que, face aux lourdes charges financières inhérentes à la prise en charge d'un monument historique à vocation culturelle, les collectivités soient tentées d'envisager leur revente à des personnes privées. L'utilisation des monuments ainsi transférés pourrait alors changer totalement de nature et s'effectuer au détriment de toute dimension culturelle. Deux philosophies s'opposent ici pour apporter des éléments de réponse. D'un côté le principe de l'inaliénabilité du domaine public, définissant un principe de protection du patrimoine remontant à l'Édit de Moulins de 1566, et de l'autre celui de la libre administration des collectivités territoriales consacré par l'article 72 de la Constitution. Ce dilemme patrimonial a d'ailleurs été abordé par M. Jacques Rigaud dans son rapport de 2008 relatif à l'aliénation des oeuvres des collections publiques des musées. Il écrit ainsi que « le développement durable nous questionne sur la responsabilité qui est la nôtre en ce qui concerne l'héritage de connaissances, de valeurs et de beauté que nous transmettrons à nos descendants, et dont le moins que l'on puisse dire est qu'il doit être au moins égal à celui que nous avons-nous-mêmes reçu. Encore faut-il que cet héritage ne nous étouffe pas par son poids et son coût ». Cette question est aujourd'hui au coeur des enjeux patrimoniaux pour l'État comme pour les collectivités ;

- de même, l'exploitation commerciale du patrimoine monumental de l'État ou les possibilités de transferts ne peuvent se faire que dans les limites qu'impose naturellement la mission d'accès du plus grand nombre à la culture dont ce dernier est le garant. Or cette mission serait mise à mal si de nouvelles dispositions permettaient le dépeçage du patrimoine, la dénaturation des lieux à vocation culturelle, ou si elles entraînaient la mort du système de péréquation du CMN qui permet aujourd'hui de « faire vivre » de nombreux monuments composant l'identité culturelle de la France.

L'extrait de l'intervention de M. Adrien Goetz, auditionné par le groupe de travail, illustre avec talent les questions que l'on est en droit de se poser quant à la définition du rôle de l'État et aux risques inhérents à toute considération économique qui ne prendrait pas suffisamment en compte le poids de l'histoire et la valeur patrimoniale des monuments historiques.

EXTRAIT DE L'INTERVENTION DE M. ADRIEN GOETZ,
ÉCRIVAIN ET MAÎTRE DE CONFÉRENCES D'HISTOIRE DE L'ART
À L'UNIVERSITÉ DE PARIS-SORBONNE
LORS DE SON AUDITION DU 2 JUIN 2010

« Il ne s'agit pas, bien sûr, de dire que le transfert des monuments aux collectivités pourrait, en soi, constituer un danger. Pourquoi les monuments ne seraient-ils pas mieux gérés, ou aussi bien, par les collectivités ? Si celles-ci acceptaient de prendre à leur charge les dépenses annuelles qui permettent l'ouverture au public du palais du Tau, du château de la Motte-Tilly ou du château de Champs-sur-Marne, pourquoi pas ?

L'exemple de la Maison Carrée de Nîmes, auquel j'avais consacré une chronique dans Le Figaro, me semble particulièrement éloquent. Le monument est municipal. Il servit de lieu de réunion sous la Révolution, de dépôt d'archives puis de musée. Pourtant, cette maison commune, chef-d'oeuvre intact de l'époque de l'empereur Auguste, fut toujours considéré comme un monument d'importance nationale : François Ier et Louis XIV vinrent à Nîmes pour la visiter, Louis XVI commanda à Hubert Robert le grand tableau du Louvre qui la représente, Mérimée l'inscrivit au nombre des premiers Monuments historiques. Aujourd'hui, quand on pénètre dans ce monument insigne, confié à une société de gestion privée, on ne voit plus rien de l'architecture intérieure. La Maison Carrée tapissée de toile rouge est devenue, depuis plusieurs années et dans l'indifférence générale, un cinéma en 3D. On y projette un film qui raconte en vingt minutes la gloire des héros de la ville de Nîmes. Le monument, dont la magnifique restauration s'achève, voit ainsi son sens détourné et sa valeur universelle honteusement niée.

Le problème, ici, est en effet celui du sens. La Maison Carrée a, quelle que soit sa présentation au public, un impact économique induit qui est décisif pour la ville, bien plus important que les recettes de sa billetterie. Ce patrimoine de l'humanité, le seul temple romain à avoir conservé sa couverture avec le Panthéon de Rome, doit-il alors réellement servir à la seule promotion de la ville de Nîmes ? Ne vaudrait-il pas mieux utiliser ce lieu pour faire comprendre l'architecture romaine, initier le public à l'art et à l'histoire ? Ce type de dérive, qui se pare d'un bilan chiffré très positif, me semble très alarmant. Ces sociétés privées, très séduisantes, qui viennent proposer aux municipalités des prestations sensées rendre rentables des monuments qui ont déjà tout pour l'être sont un péril.

Gérés par l'État, les monuments nationaux servent aussi les villes et les régions, dans un esprit qui est avant tout celui de l'éducation à la culture, et je dirais à la culture universelle, que chacun doit pouvoir appréhender, dans sa ville, dans son village. En faire la vitrine du campanilisme, c'est commettre une faute qui engage la responsabilité des élus devant les générations à venir. »


* 40 Séance du 27 novembre 2009.

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