C. UNE RÉGLEMENTATION QUI PRÉSENTE DE NOMBREUX EFFETS PERVERS

La réglementation peut présenter un certain nombre d'effets pervers dont il faut être conscient.

1. La triple peine des constructeurs généralistes

Il est habituellement admis que les réglementations environnementales par seuil pénalisent les fabricants de grosses cylindrées ou de voitures puissantes. Mais, paradoxalement, il apparaît plutôt que la proposition de la Commission pénalise aussi, et même avant tout, les constructeurs de petites cylindrées, confrontés à ce que l'on peut appeler une « triple peine » :

- les seuils de rejets autorisés sont plus bas, inférieurs à la moyenne ; or il est plus coûteux de gagner les derniers grammes d'émission que de commencer un mouvement d'économie. Ainsi, il est plus coûteux de baisser de 142 à 130 g que de 165 à 150 g/km ;

- les possibilités de répercussion de ce coût sur le consommateur sont très différentes selon la gamme de voitures. Ce coût sera supérieur à 1 000 euros par voiture. Même si le coût d'adaptation est identique, voire plus élevé pour les grosses cylindrées, les possibilités de répercussion sur les prix sont très différentes. Autant une majoration de 1 000 ou 1 500 euros sur une voiture de luxe peut être absorbée par la clientèle concernée, prête à débourser 30 ou 35 000 euros, autant un surcoût de 1 000 euros peut être discriminant pour la clientèle des voitures d'entrée de gamme. Cette interaction entre le coût et l'achat effectif - l'affordability - sera déterminante pour une partie de la clientèle. Selon une enquête du comité français des constructeurs automobiles, pour 50 % des ménages français, le budget disponible pour l'achat d'une voiture ne dépasse pas 10 000 euros.

- les pénalités sont considérables pour les constructeurs dits généralistes orientés sur les petits modèles. La pénalité est calculée en multipliant le coût unitaire du gramme de CO 2 - d'abord fixé à 20 euros par gramme excédentaire en 2012 pour passer progressivement à 95 euros en 2015 - par le dépassement par rapport au seuil et par le nombre de véhicules produits par les constructeurs. Les trois éléments n'ont pas le même poids dans l'équation : le prix est identique pour tout le monde, l'écart s'exprime en grammes, tandis que le nombre de voitures s'exprime en centaines de milliers voire en millions. L'élément déterminant est, bien sûr, le nombre de voitures. Ainsi, les constructeurs spécialisés dans les niches de voitures puissantes seront beaucoup moins pénalisés par gramme de CO 2 excédentaire que les constructeurs généralistes, même si les premiers dépassent davantage les seuils autorisés ! On observera de surcroît que, compte tenu des délais de mise au point des moteurs neufs, les pénalités sont quasi certaines à l'échéance 2012 !

2. Des distorsions de concurrence probables

Contrairement aux affirmations de la Commission, la réglementation n'est pas neutre sur la compétition internationale. Certes, les constructeurs non européens se verront imposer les mêmes contraintes sur les véhicules qu'ils vendent en Europe, mais seulement sur ces véhicules. Ils seront, bien sûr, exonérés de toute pénalité sur le reste de leur production qu'ils vendent dans leur État ou les pays extérieurs à l'Union européenne. Ainsi, un constructeur japonais ou coréen pourra payer 50 ou 100 millions d'euros de pénalités, pour les 100 000 voitures qu'il vend en Europe, à supposer qu'il dépasse le seuil autorisé, tandis que pour le même dépassement, le constructeur européen généraliste dont l'essentiel du marché se trouve en Europe pourrait payer plus d'un milliard d'euros. Il y aura donc une pénalisation des constructeurs européens par rapport aux constructeurs non européens.

Ainsi, contrairement à ce qu'affirme le Commission considérant que « la proposition est neutre du point de vue de la concurrence », il apparaît clairement que la proposition entraîne des distorsions de concurrence majeures entre constructeurs selon la place relative qu'occupe le marché européen dans l'ensemble de leurs ventes.

3. Des effets retardataires sur le renouvellement des flottes

La réglementation porte sur le marché des voitures particulières neuves et non sur le parc automobile. Or il existe un écart important entre les deux : les voitures récentes sont évidemment plus performantes et ce sont les flottes les plus anciennes qui sont aussi les plus polluantes. En France, par exemple, le marché du neuf est autour de 150 g de CO 2 par kilomètre tandis que le parc est autour de 175 g.

Dès lors que les normes appliquées aux voitures neuves renchérissent le coût des voitures neuves, elles peuvent, par conséquent, avoir pour effet de réduire l'incitation à l'achat de nouveaux modèles et nuire ainsi au renouvellement des flottes.

On retiendra que la logique française de bonus/malus est décidément plus cohérente puisqu'elle repose non sur la seule pénalité, mais sur le couple aide/pénalité. Le surcoût est compensé. Rien de tel dans la proposition européenne qui peut même conduire, selon toute vraisemblance, à un résultat opposé à l'effet attendu en reportant le renouvellement des flottes.

Ainsi, tandis que le système français a accéléré le renouvellement du parc, le système européen va certainement le retarder !

4. Un manque de cohérence globale qui affecte la crédibilité de la Commission

Après avoir pris en compte les intérêts respectifs des différents constructeurs/États, le compromis s'est fait sur un système semi proportionnel reliant le seuil autorisé au poids du véhicule.

Le système choisi a été clairement conçu pour ne pas défavoriser les constructeurs de grosses voitures. La pente actuellement prévue est telle que les contraintes pesant sur les grosses voitures sont proportionnellement moins fortes que celles qui pèsent sur les petites.

Il y a, de toute évidence, derrière cette solution, un enjeu industriel majeur qu'il est inutile de cacher. Il est parfaitement clair que les positions des États et des constructeurs sont divergentes. Il y a les pays/constructeurs généralistes avec une gamme de petites voitures, les pays/constructeurs avec une gamme de grosses voitures, et les pays sans industrie automobile.

L'industrie automobile allemande construit et même excelle dans le domaine des grosses voitures de très grand confort, élégantes et sûres, mais lourdes et, par conséquent, émettrices de CO 2 . Tout l'appareil d'État, pratiquement l'ensemble de la classe politique et même les médias (cf. ce titre paru dans le Spiegel du 19 décembre 2007 sur les projets « d'anéantissement » - Vernichtungskrieg - de l'industrie automobile allemande) et toute la société est derrière ce modèle de consommation, symbole de la puissance industrielle allemande. Les performances exceptionnelles de l'Allemagne à l'exportation montrent que cette spécialisation a été couronnée de succès. L'Allemagne n'acceptera pas un système qui mettrait en cause ce système.

Il est inutile de s'en offusquer, cette imbrication entre promotion de l'intérêt communautaire - censé être exprimé par la Commission - et défense des intérêts nationaux, est au coeur et constitue la caractéristique même de la construction européenne depuis toujours. Pourtant, dans le cas présent, la logique environnementale, sans être sacrifiée, a été très - trop ? - atténuée par les considérations économiques nationales.

Mais surtout, si l'Europe veut s'engager dans la réduction des gaz à effets de serre, elle doit aussi choisir un mode de consommation cohérent avec cet objectif. Une certaine pénalisation des grosses voitures ne paraît pas dans ces conditions inimaginable. L'Europe ne pourra réussir sa lutte contre les émissions de CO 2 automobile sans réfléchir à - ou plutôt infléchir - son modèle de consommation.

Si l'UE manque de cohésion, certains États manquent aussi singulièrement de cohérence dans leur lutte contre le changement climatique. Inutile d'accuser tel ou tel. Chaque pays à autant de raisons de se montrer confiant qu'inquiet. La France et l'Allemagne par exemple : la France dégage peu de CO 2 , mais ses émissions augmentent. A l'inverse, le niveau d'émissions de l'Allemagne est élevé, mais ces résultats s'améliorent (voir annexe 1).

Autant on peut accepter de renoncer à une norme unique de type bonus/malus sans doute pénalisante pour les grosses voitures, autant il paraît inacceptable que le système soit dégressif : la contrainte est proportionnellement moins lourde pour les grosses voitures que pour les petites. Le système est conçu de telle sorte que le prix du gramme de CO 2 est différent selon le poids des voitures ! Il faudrait, à tout le moins, que la pente représentant les droits d'émissions en fonction du poids des véhicules soit parfaitement neutre et par conséquent strictement proportionnelle au poids des véhicules. Une pente à 45° assure une stricte proportionnalité. Toute pente supérieure conduit au desserrement des contraintes pour les voitures les plus lourdes. Tout degré de pente supérieur à 45° est une concession à l'industrie automobile spécialisée dans les grosses voitures.

Ce choix paraît très contestable. Puisque le but affiché est de diminuer les émissions de CO 2 en Europe, l'UE y parviendra moins en fixant des normes pour tous qu'en incitant à limiter le recours aux grosses voitures, fut-ce en attaquant le modèle consumériste et presque idéologique de la voiture symbole de puissance... Il ne paraît pas inimaginable de pénaliser les grosses voitures les plus polluantes. Il est même certainement temps de le faire. Ainsi, le système proposé ne paraît pas bien adapté au but poursuivi. La Commission ne peut affirmer sa volonté de lutter contre les émissions de CO 2 et adopter un dispositif articulé sur la préservation des intérêts économiques des constructeurs de voitures les plus puissantes.

La Commission avait, sur ce sujet, une occasion exceptionnelle de montrer une véritable politique mêlant l'incitation et la dissuasion. Au lieu de cela, elle se contente de se donner bonne conscience en affichant des objectifs ambitieux mais sans prendre ni direction claire ni mesure forte. Pourtant, dans ce domaine de l'environnement, il y a à la fois une urgence et une demande. L'ambition environnementale légitime de l'UE va s'essouffler dans des négociations dérisoires et sordides de degré de pentes. Sur ce sujet, l'Union européenne avait une occasion inespérée de se rassembler, elle risque fort au contraire de se déchirer.

Conclusions

La délégation du Sénat pour l'Union européenne :

- vu la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des normes de performance en matière d'émissions pour les voitures particulières neuves dans le cadre de l'approche intégrée de la Communauté visant à réduire les émissions de CO 2 des véhicules légers (COM (2007) 856 final) ;

- constate que le dispositif prévu par la proposition de règlement ne répond que très imparfaitement à l'objectif annoncé de réduction des émissions de CO 2 des véhicules particuliers ;

- considère que l'intérêt communautaire doit prévaloir sur la défense des intérêts particuliers des constructeurs de véhicules les plus lourds ;

- regrette que la Commission n'ait pas suivi la voie plus efficace, plus simple, moins lourde à gérer et moins dérogatoire au principe d'égalité en adoptant un mécanisme de type « bonus/malus » ;

- souhaite que la pente établissant les seuils d'émission en fonction du poids des voitures soit la plus neutre possible, en se rapprochant le plus possible d'une pente à 45° qui assurerait une stricte proportionnalité de la norme d'émission au poids des voitures ;

- souhaite une modulation des pénalités en fonction de l'importance des dépassements de seuil ;

- dénonce la disposition autorisant les constructeurs à former des groupements artificiels dans le seul but de s'affranchir des contraintes et des pénalités prévues par la réglementation des émissions de CO 2 ;

- encourage la Commission à réfléchir à des propositions de réglementation des émissions de CO 2 des poids lourds et des véhicules utilitaires légers.

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