EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 14 FÉVRIER 2024

- Présidence de M. Christophe-André Frassa, vice-président -

M. Christophe-André Frassa, président. - Nous en venons à l'examen du rapport de Philippe Bas sur le projet de loi organique portant report du renouvellement général des membres du Congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie.

M. Philippe Bas, rapporteur. - Ce texte très simple consiste à reporter les élections provinciales de Nouvelle-Calédonie du mois de mai à une date non précisée, mais qui ne pourrait aller au-delà du 15 décembre 2024.

Le Conseil constitutionnel veille au respect des conditions de report des élections : il faut un motif d'intérêt général, et que le report ne soit pas trop lointain. Cela tombe sous le sens, puisque c'est de la démocratie dont il est question. Ce n'est pas sans précédent : de nombreuses lois ont déjà organisé le report d'élections, qu'elles soient municipales, cantonales ou régionales.

Le Conseil d'État a estimé, à raison, qu'en l'espèce, les conditions d'un report étaient réunies.

Nous sommes dans une période d'indétermination en Nouvelle-Calédonie, après l'organisation des trois référendums d'autodétermination prévus par la Constitution, qui reprenait les termes de l'accord entre les forces politiques de Nouvelle-Calédonie et les représentants de la République, conclu à Nouméa en 1998. Ces dispositions constitutionnelles sont transitoires.

Cette période close par le troisième référendum aurait pu conduire à l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Il avait donc été décidé, d'un commun accord entre les représentants de la République et les forces politiques calédoniennes, que le corps électoral de ces référendums portant sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie ne serait pas composé de tous les citoyens français de Nouvelle-Calédonie, mais seulement des natifs, ou de ceux y résidant depuis suffisamment longtemps. Le terme de « citoyenneté calédonienne » a été repris dans la Constitution.

La situation est toutefois un peu plus compliquée que ce que j'expose là, puisqu'il existe, en Nouvelle-Calédonie, non deux, mais trois listes électorales. La première rassemble tous les électeurs de nationalité française, qui votent en Nouvelle-Calédonie aux élections municipales et nationales. La deuxième réunit ceux qui votent pour les élections provinciales, qui déterminent non seulement la composition de chaque assemblée provinciale, mais aussi celle du congrès de la Nouvelle-Calédonie et celle du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, qui repose - fait rare - sur un principe de proportionnalité. Dans l'accord de Nouméa, on a considéré que le congrès pouvait constituer l'embryon d'une assemblée nationale calédonienne, et que seuls les électeurs relevant d'une forme de citoyenneté calédonienne pouvaient se prononcer. On aurait pu penser que cette deuxième liste pouvait servir pour les consultations d'autodétermination, mais pour des raisons propres à la dynamique de négociation assez particulière de la Nouvelle-Calédonie, une troisième liste électorale a été élaborée.

On est sorti de l'accord de Nouméa sans en avoir tiré les conclusions juridiques. Est-il toujours justifié d'organiser les élections provinciales sur la base d'un corps électoral restreint ? Une partie des forces politiques considère que oui, une autre que non. Le Gouvernement considère que ce débat doit être tranché avant les élections. C'est le motif d'intérêt général qui justifie leur report.

De mon point de vue, comme de celui du Conseil d'État, il existe bien un motif d'intérêt général, qui est de se donner une chance de régler le problème de fond de la composition de la liste électorale avant d'organiser les élections. Sinon, il faudrait organiser les élections sur une base restreinte dont il n'est pas certain que, en cas de recours, elle n'entraîne pas une annulation des élections. Il serait imprudent de tenter le diable !

Surtout, si l'on organise les élections sur la base actuelle, une grande partie des électeurs estimeraient que leur droit de suffrage est méconnu - ceux qui n'ont pas un lien suffisant avec la Nouvelle-Calédonie selon l'accord de Nouméa. Mais il se trouve que le corps électoral a été gelé. Alors qu'il excluait 7,46 % des citoyens français de Nouvelle-Calédonie de plus de 18 ans en 1998, il en exclut 19,28 % aujourd'hui. Certaines personnes de plus de 18 ans nées en Nouvelle-Calédonie ou y résidant depuis vingt-cinq ans n'ont pas le droit de prendre part aux élections, qui sont bien locales puisque le processus d'autodétermination est allé à son terme, ce que conteste d'ailleurs une partie des forces politiques, qui récusent l'organisation du troisième référendum, alors même qu'elles l'avaient demandé. Elles ont considéré que la covid-19 empêchait l'organisation du scrutin dans de bonnes conditions. C'est un débat politique auquel nous n'avons pas à prendre part.

En tout état de cause, cette exclusion de 19,28 % des électeurs pose problème. Dans son avis du 7 décembre 2023, le Conseil d'État s'interroge sur la dérogation au principe constitutionnel d'égalité devant le suffrage : n'atteint-elle pas un niveau disproportionné avec le but poursuivi ? Il y a là un imbroglio qui justifie le report de l'élection.

La question du corps électoral, du point de vue de la commission des lois, ne peut pas être traitée séparément d'autres questions importantes concernant l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, ses liens avec l'Hexagone et les conditions d'exercice du droit à l'autodétermination, qui subsiste après l'achèvement de l'application de l'accord de Nouméa.

Le Gouvernement est fondé à demander le report des élections. Il est fondé à rechercher un accord. Des discussions bilatérales sont en cours entre les forces politiques calédoniennes, dont l'État est informé. Il n'exclut pas qu'aucun accord ne soit trouvé. Aussi, le Gouvernement a adopté en conseil des ministres un texte constitutionnel qui modifie la liste électorale, et seulement cela. Il faudra bien organiser ces élections, même avec un report de sept mois, mais ce n'est pas possible de le faire sur la base d'un corps électoral trop restreint.

Le Gouvernement proposera une réforme constitutionnelle, sans doute baroque aux yeux des juristes, selon laquelle seront inscrits sur la liste électorale tous les citoyens français nés en Nouvelle-Calédonie ou y résidant depuis au moins dix ans. Mais cela n'a pas fait l'objet d'un accord. Simplement, le Gouvernement doit faire savoir aux parties calédoniennes que l'on ne peut pas reporter les élections indéfiniment dans une démocratie. À la commission des lois, nous avons toujours dit que la Nouvelle-Calédonie n'avait pas d'avenir possible sans accord, et que cet accord devait être global.

Je vous propose d'adopter le report des élections. Très honnêtement, ce serait une prouesse que de réussir à les organiser pour le 15 décembre. En effet, plusieurs étapes doivent nous mener au scrutin, et, en parallèle, il y a une compétition entre des dispositions unilatérales proposées par le projet de loi constitutionnelle et une négociation entre les partenaires dont le Gouvernement dit lui-même qu'il la privilégie. La situation est très complexe sur le plan juridique, et plus encore sur le plan politique.

Je constate une progression des discussions entre les parties calédoniennes, mais elle peut à tout moment s'interrompre. Le ministre de l'intérieur doit se rendre en Nouvelle-Calédonie le 20 février, et le FLNKS, qui comprend l'ensemble des partis indépendantistes, réunit prochainement son congrès. Nous ne savons pas ce qui sortira de tout cela.

M. Olivier Bitz. - Je n'ai strictement rien à retrancher au rapport présenté par Philippe Bas. Ce texte n'est pas d'une importance fondamentale en lui-même, mais il conditionne la qualité du dialogue en Nouvelle-Calédonie. Nous sommes à la croisée des chemins. C'est la fin du processus de Matignon, initié par Christian Blanc en 1988 après le drame d'Ouvéa. Nous sommes tous extrêmement attentifs à ce qui peut se produire pour les années à venir. Attention à ne rien brusquer. Souvenons-nous du drame politique du référendum Pons de 1987, qui avait embrasé le territoire. Soyons vigilants aux messages envoyés aux acteurs politiques calédoniens.

Tout le monde doit se mettre autour de la table pour que les choses se passent au mieux. Ces opérations doivent être pilotées au plus haut niveau de l'État. Le dossier calédonien relève du Premier ministre depuis 1988, ce qui est pertinent. Les enjeux sont extrêmement importants. Comment le Sénat peut-il contribuer à ce que tout le monde, sur le Caillou, puisse se parler et à ce que toutes les forces politiques se rejoignent pour tracer une nouvelle feuille de route pour les trente ou quarante prochaines années ?

Le droit à l'autodétermination est permanent. Il ne s'agit pas de le discuter, mais plutôt de savoir comment il peut être exercé sous le contrôle vigilant des Nations unies, puisque la manière dont le processus de décolonisation est mené est observée.

Le risque de violence est toujours présent. Le troisième référendum s'est bien passé, en matière d'ordre public, avec le concours de 2 000 gendarmes en renfort et d'un sous-préfet - moi-même.

Veillons à l'esprit dans lequel ce sujet doit être traité : il doit être complètement décorrélé de tout enjeu politique hexagonal.

Mme Corinne Narassiguin. - Nous convergeons avec l'excellente analyse du rapporteur quant à la nécessité de reporter ces élections. Le groupe socialiste, écologiste et républicain votera ce projet de loi organique. Effectivement, les élections ne peuvent pas se tenir ce printemps, puisqu'il est absolument indispensable que des avancées soient d'abord faites sur le corps électoral, en vue d'un accord global.

Nous pensons que la date proposée est bien trop proche. La tenue des élections en décembre 2024 est une gageure. C'est pourquoi nous défendrons un amendement qui reporte les élections le plus loin possible, jusqu'au 30 novembre 2025.

Il s'agit de rester fidèle à la méthode employée par tous depuis l'accord de Matignon, en laissant la place la plus large possible aux discussions, afin de trouver un consensus entre les parties locales et avec l'État. Or, avec ce projet de loi organique, le Gouvernement rompt avec cette méthode. Nous voulons adresser le signal que le Parlement souhaite, d'abord et avant tout, un accord global.

L'excellent rapport d'information des présidents Buffet, Bas, Sueur et Marseille met en évidence trois conditions cumulatives pour l'approbation d'un accord par le Parlement : la nécessité que chaque partie sorte des discussions en ayant obtenu la reconnaissance claire de demandes légitimes ; le refus de traiter isolément les différents sujets institutionnels, seul un accord global étant possible ; l'engagement clair et fort de l'État pour faire émerger un consensus tout en étant lui-même force de proposition. Nous voulons nous inscrire dans cette philosophie. C'est pourquoi notre amendement prévoit le report maximal des élections.

Nous accueillons le projet de loi constitutionnelle avec beaucoup de scepticisme, car il nous semble contre-productif dans le processus actuel.

M. Philippe Bonnecarrère. - Merci au rapporteur pour sa pédagogie et son formidable déroulé intellectuel.

Nous partageons tous l'idée que l'accord doit être préalable, mais un report à la fin de l'année est déjà limite. Un report jusqu'à fin 2025 nous laisserait totalement désarmés. Ce ne serait pas admis.

Hier, lors de l'audition du ministre de l'intérieur, je n'ai pas clairement entendu parler de rétroplanning. Quel est le temps nécessaire à l'organisation de l'élection du congrès calédonien et à une révision constitutionnelle ? Quelle serait la date limite des négociations, si l'on souhaite tenir la date incontournable du 15 décembre ? Sans date limite, on peut imaginer que les négociations n'aboutissent pas.

M. Philippe Bas, rapporteur. - Olivier Bitz, il est heureux pour la commission des lois de compter des membres qui ont, comme vous, une très bonne connaissance de la Nouvelle-Calédonie.

Je ne donnerai pas d'avis favorable à votre amendement, Corine Narassiguin. Oui, j'ai émis des doutes sur la date du 15 décembre, mais ce n'est pas si mal d'essayer de la respecter.

Nous avons interrogé le ministre et ses collaborateurs sur les différentes étapes à franchir, ainsi que le haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie. Tous assurent de la capacité de l'administration à remplir sa mission en temps utile. Mais l'incertitude demeure sur la règle applicable à l'élaboration des listes électorales. Une règle figure dans le projet de loi constitutionnelle, mais s'il était adopté, la réforme ne pourrait avoir lieu avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Pendant ce temps, les négociations sont en cours. La composition de la liste électorale reste en suspens. Un processus est engagé pour une révision de la liste fin mars, sur les bases de la législation actuelle, mais cette révision a toutes les chances d'être remise en cause, soit par un accord, soit par la révision constitutionnelle.

Même volontariste, la date du 15 décembre doit être conservée, tout en sachant que nous pouvons refaire ce que nous faisons aujourd'hui en octobre ou en novembre prochain, s'il y a lieu et que les conditions pour le faire sont réunies.

Nous savons que la marge pour différer les élections existe peut-être, autant que ce qui est souhaité par les auteurs de l'amendement, mais il ne semble pas souhaitable de le décider dès aujourd'hui.

M. Christophe-André Frassa, président. - Il me revient de vous indiquer le périmètre indicatif du projet de loi organique. Je vous propose de considérer que ce périmètre inclut les dispositions relatives au report du renouvellement général des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

M. Philippe Bas, rapporteur. - Avis défavorable à l'amendement COM-1.

L'amendement COM-1 n'est pas adopté.

L'article unique est adopté sans modification.

Après l'article unique

M. Philippe Bas, rapporteur. - L'amendement COM-2 est très technique. Il porte sur la date d'entrée en vigueur de la loi organique. Compte tenu des délais impératifs de convocation des élections, il s'agit d'éviter que le Gouvernement ne soit contraint de publier le décret de convocation des électeurs pour les élections de mai et qu'il doive l'abroger par la suite, alors que le projet de loi organique reportant les élections aurait été adopté par les deux chambres.

L'amendement COM-2 est adopté et devient article additionnel.

Le projet de loi organique est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

Mme NARASSIGUIN

1

Report de la date limite pour organiser le prochain renouvellement général des provinces et du congrès de la Nouvelle-Calédonie

Rejeté

Article(s) additionnel(s) après l'article unique

M. BAS, rapporteur

2

Entrée en vigueur au lendemain de sa publication au Journal officiel de la République française de la présente loi organique 

Adopté

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