B. ALORS QUE LA PROBLÉMATIQUE DE MARCHÉS INFRUCTUEUX PASSE AUJOURD'HUI AU SECOND PLAN, L'URGENCE DEMEURE DE SOUTENIR LES ASSOCIATIONS

1. Les fonds européens : une infructuosité des marchés de denrées désormais maîtrisée
a) Une progression des crédits européens toujours rognée par l'inflation

Pour la programmation 2022-2027, le fonds européen d'aide aux plus démunis (FEAD) a été intégré au nouveau Fonds social européen plus (FSE +). La France a ainsi reçu une dotation de 647 millions d'euros dans le cadre du nouveau FSE +, contre 587 millions d'euros pour la campagne 2014-2020 du FEAD.

Entre 2020 et 2022, le FEAD français s'est également vu allouer 132 millions d'euros de crédits financés à 100 % par l'UE, dans le cadre de l'initiative React-EU, permettant à l'opérateur FranceAgriMer (FAM), en charge de la passation des marchés d'achats publics de denrées pour le compte des associations d'aide alimentaire éligibles au FSE +, d'effectuer des achats complémentaires de denrées.

Les rapporteurs spéciaux ne peuvent que se féliciter de l'important effort national et européen annoncé en faveur de l'aide alimentaire pour la programmation 2022-2027. Toutefois, la programmation a été adoptée avant la poussée inflationniste qui a débuté fin 2021.

Programmation 2022-2027 du FSE + pour l'aide alimentaire

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat

En termes réels, la dotation annuelle diminuerait donc de 12 % à l'horizon 2027 d'après les hypothèses d'inflations figurant au rapport économique, social et financier (RESF) annexé au présent projet de loi de finances, diminuant donc d'autant les quantités de denrées pouvant être achetées.

b) L'action contre les marchés infructueux a globalement porté ses fruits

Entendu par les rapporteurs spéciaux, l'opérateur FranceAgriMer a cependant précisé que l'inflation n'était pas le principal facteur de risque auquel il était exposé. La principale inquiétude de FranceAgriMer concernent en effet les tensions très importantes observables sur les marchés agricoles, en particulier du fait d'aléas climatiques ou de conflits internationaux comme la guerre en Ukraine.

En 2022, ces aléas conjoncturels ont provoqué plusieurs marchés infructueux - soit des marchés n'ayant fait l'objet d'aucune offre ou ayant fait l'objet de demandes de résiliation pour force majeure par les fournisseurs sélectionnés, finalement dans l'incapacité d'honorer leurs livraisons. Cette situation est particulièrement préoccupante pour les associations qui, en l'absence de compensation, se verraient ainsi privées des denrées sur lesquelles elles comptaient. Afin de lutter contre l'infrucuosité des lots de denrée, FranceAgriMer a mis en oeuvre plusieurs leviers :

- la passation de marchés pluriannuels assortis de clauses de révision annuelles, destinés à donner de la visibilité aux fournisseurs comme à l'ensemble des réseaux associatifs ;

la dissociation entre les marchés d'achat et de logistique, qui ont permis, avec des résultats salués par l'ensemble des parties prenantes, de renforcer la sécurité juridique de ces marchés - avec l'appui d'un logisticien recruté grâce à la hausse de la subvention pour charges de service public versée à l'opérateur en vertu de la LFI pour 2022 ;

- le renforcement de ses capacités de sourcing des produits : le recrutement attendu n'a pas pu être réalisé à ce jour du fait de la rareté de la compétence recherchée sur le marché du travail et d'une attractivité du poste vraisemblablement insuffisante - FranceAgriMer a depuis indiqué aux rapporteurs spéciaux être en passe de constituer un service dédié.

Grâce aux mesures prises par l'ensemble des parties prenantes, il est possible de constater - et c'est heureux - que le montant des lots infructueux est en nette diminution depuis la nouvelle programmation FSE +. En effet, tandis que le montant des lots infructueux et résiliés a représenté un total de 50 millions d'euros pour le marché « REACT 2020 » et le marché « FEAD-REACT 2021 », il est réduit désormais à 3,4 millions d'euros pour le marché « FSE+ 2022 ».

Cette trajectoire semble se confirmer puisque la DGCS a indiqué aux rapporteurs spéciaux que les lots infructueux sont estimés à 2 millions d'euros au titre de la campagne 2023.

c) Des contrôles de conformité aux normes européennes parfois tatillons, qui rendent difficile l'achat de certaines denrées

Enfin, l'accès aux fonds européens est encore trop souvent obéré par un cadre normatif excessivement contraignant. À cet égard, les constats formulés par les rapporteurs spéciaux dans le rapport qu'ils avaient consacré au sujet en 2018 restent malheureusement toujours valables21(*).

Les contrôles de conformité aux normes européennes, assurés par la commission interministérielle de coordination des contrôles (CICC), qui opère pour le compte de la Commission européenne comme autorité de certification nationale des marchés passés par FranceAgriMer, sont encore excessivement tatillons, voire drastiques. Ces contrôles aboutissent à ce que d'importants montants engagés par FranceAgriMer soient rendus inéligibles au financement FSE +, devant en conséquence faire l'objet d'une compensation par l'État. Ces situations, dites « d'auto-apurement », sont d'ailleurs en hausse, puisque les montant compensés par l'État passeraient de 10,2 millions d'euros en 2023 à 24,5 millions d'euros en 2024 (+ 140,2 %). Les irrégularités en cause sont généralement imputables à des erreurs d'ordre logistique.

Exemple d'une denrée normée : les oeufs

Pour les achats d'oeufs, le cahier des charges défini par le ministère des finances prend en compte, notamment, la couleur, le diamètre et le poids des oeufs. Résultat : agréer ce produit au regard de la règlementation européenne requiert de véritables compétences techniques - pour ne pas dire technocratiques.

Une expérimentation avait été menée par FranceAgriMer afin de former les bénévoles des associations récipiendaires pour agréer ces produits. Cette solution a cependant été écartée comme trop risquée, toute irrégularité dans l'agrément pouvant résulter en un refus d'apurement.

Source : commission des finances du Sénat, d'après FranceAgriMer

2. Une hausse des crédits nationaux insuffisante au regard des besoins
a) Une hausse conséquente des crédits prévus pour 2024, qui se concentre toutefois sur des actions qui n'apportent pas de réponse à l'urgence de l'aide alimentaire

Le projet de loi de finances pour 2024 prévoit d'ouvrir 142,5 millions d'euros de crédits sur l'action n° 14 « Aide alimentaire » du programme 304, soit une progression de 21,6 % par rapport à la LFI 2023.

Évolution des crédits nationaux en faveur de l'aide alimentaire
entre la LFI 2023 et le PLF 2024

(en millions d'euros)

 

LFI 2023

PLF 2024

Évolution

P.304 - Action 14

117,2

142,5

+ 21,6 %

dont contribution nationale au FSE +

11,5

11,7

+ 1,7 %

dont prise en charge des dépenses inéligibles au titre des exercices précédents

10,2

24,5

+ 140,2 %

(exercices 2020 et 2021)

(exercices 2021 et 2022)

 

dont épiceries sociales

9,1

9,1

-

dont subventions aux têtes de réseau associatives nationales

4,8

5,0

+ 4,2 %

dont aide alimentaire déconcentrée

18,7

19,3

+ 3,2 %

dont subvention pour charge de service public à FranceAgriMer

2,9

2,9

-

dont Fonds pour les nouvelles solidarités alimentaires et Programme "Mieux manger pour tous"

60,0

70,0

+ 16,7 %

Source : commission des finances du Sénat, d'après les documents budgétaires

Toutefois, l'augmentation des crédits est concentrées sur deux postes de dépenses qui ne sont pas mobilisables pour répondre à l'urgence.

L'augmentation des crédits est particulièrement sensible en ce qui concerne la participation de l'État aux refus d'apurement au titre du FEAD (+ 14,3 millions d'euros) : ces dépenses ne visent qu'à permettre à FranceAgriMer de rembourser ses emprunts non couvert par les fonds européens, faute de certification.

En outre, les crédits dédiés au programme « Mieux manger pour tous », qui succède au Fonds pour les nouvelles solidarités alimentaires, augmentent de + 10 %. Si son exécution en 2023 a été relativement satisfaisante, il ne répond qu'imparfaitement à l'urgence de la situation.

b) La mise en oeuvre du Fonds pour les nouvelles solidarités alimentaires, devenu le programme « Mieux manger pour tous », est satisfaisante mais n'apparaît pas en prise avec l'urgence

Le programme « Mieux manger pour tous », qui s'inscrit dans le « Pacte des solidarités », a été doté de 60 millions d'euros en 2023, distribué en deux volets : un volet national doté de 40 millions d'euros et un volet local doté de 20 millions d'euros.

Le volet national, ouvert aux associations « têtes de réseau », a pour objectif la réalisation d'achats de denrées afin d'accroître l'offre de l'aide alimentaire de qualité et de favoriser l'accès des personnes en situation de précarité alimentaire à des denrées plus saines, plus durables, et privilégiant les approvisionnements locaux.

Le volet local, mis en oeuvre par les services déconcentrés sur la base d'un appel à projets, a vocation à traduire cette ambition sur les territoires, en favorisant le développement d'alliances locales de solidarité alimentaire « producteurs-associations-collectivités » ou en améliorant la couverture des zones blanches, actuellement peu couvertes en aide alimentaire.

Pour 2024, la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) a indiqué aux rapporteurs spéciaux que les crédits supplémentaires prévus dans le Pacte des solidarités, à hauteur de 10 millions d'euros, ont vocation à accroître le volet local du programme « Mieux manger pour tous ».

Si les associations ont uniformément jugé que le bilan du programme « Mieux manger pour tous » est, à ce stade, satisfaisant, elles ont également confirmé deux pronostics formulés par les rapporteurs spéciaux dans le cadre de deux précédents rapports. Ainsi, l'attribution de nombreuses subventions au titre du programme « Mieux manger pour tous » par le biais d'appels à projets (AAP), a plus fait l'objet de critiques de la part des acteurs associatifs.

Comme l'avaient écrit les rapporteurs dans leur rapport sur le projet de loi de finances pour 2023, la logique d'appels à projet conduit à alourdir la charge d'ingénierie des associations alors même qu'elles exercent déjà dans un contexte très tendu. Ce sont au contraire les situations où l'attribution des fonds se fait en dialogue de gestion que les associations semblent plébisciter.

De même, les acteurs associatifs ont relevé l'inadéquation de ce programme avec les besoins conjoncturels très forts du secteur : de l'avis général - et aux yeux des rapporteurs spéciaux - il s'agit là d'une initiative louable et positive pour transformer structurellement et sur le long-terme l'offre d'aide alimentaire, mais inadapté pour répondre à l'urgence, ne serait-ce que parce que les produits « bio » et locaux sont chers - a fortiori en période de forte inflation.

c) Un renforcement du soutien aux associations, qui doit être rapidement mis en oeuvre, apparaît à nouveau nécessaire

Les rapporteurs spéciaux réitèrent donc leurs recommandation de l'année précédente : il serait préférable d'utiliser ces nouveaux moyens de façon pragmatique, sur le modèle de l'enveloppe prévue par la première loi de finances rectificative pour 2022, pour soutenir directement le fonctionnement des associations et leurs projets déjà existants.

La loi de finances rectificative du 16 août 2022 avait en effet ouvert, sur proposition de la commission des finances du Sénat, 40 millions d'euros de crédits supplémentaires pour compenser les associations des marchés infructueux intervenus et pour les soutenir financièrement face à la hausse des prix. Cette enveloppe a été répartie entre un volet national de 28,5 millions d'euros, destiné à compenser les lots infructueux pour les têtes de réseau, et un volet local de 11,5 millions d'euros géré par les services déconcentrés pour soutenir localement le tissu associatif local.

Les rapporteurs spéciaux considèrent que face à la situation inextricable des associations, ayant même amené une enseigne emblématique, les Restos du Coeur, à prévoir des restrictions inédites des critères d'éligibilité à leur aide alimentaire, il revient à l'État de trancher le noeud gordien.

L'administration, entendue par les rapporteurs spéciaux, a elle-même convenu qu'au vu des consommations constatées précédemment, le niveau du financement actuel de l'aide alimentaire était insuffisant.


* 21 « Aide alimentaire : un dispositif vital, un financement menacé ? Un modèle associatif fondé sur le bénévolat à préserver », rapport d'information d'Arnaud Bazin et Éric Bocquet, fait au nom de la commission des finances du Sénat octobre 2018.

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