B. L'ANNÉE DE TOUS LES DANGERS POUR LE DROIT D'AUTEUR

1. La menace européenne

Depuis la publication, en 2010, de la communication de la Commission européenne « Europe 2020 - Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive » et de l'« Agenda numérique pour l'Europe », la création d'un marché numérique unique au sein de l'Union européenne est présentée comme une initiative économique et sociale majeure pour le continent . Parallèlement, la protection des auteurs face aux évolutions technologiques et aux nouveaux modes de consommation des produits culturels fait l'objet de critiques pour son inadaptation au monde numérique.

À défaut de modifications législatives récentes, l'évolution du droit d'auteur sur Internet dépend largement des décisions de la Cour de justice de l'Union européenne. Mais la jurisprudence européenne n'est ni constante, ni philosophiquement toujours en adéquation avec les principes français en la matière. À l'aube d'une prochaine révision de la directive du 22 mai 2001, des inquiétudes s'expriment quant à l'avenir du droit d'auteur au niveau européen , quand des voix, nombreuses, s'élèvent pour réclamer un modèle plus coopératif, gratuit et altruiste de la consommation culturelle, difficilement conciliable avec les impératifs de financement de la création et de rémunération des créateurs.

Le 15 janvier dernier, l'eurodéputée Julia Reda (Allemagne, Parti pirate) a présenté devant la Commission des affaires juridiques (JURI) du Parlement européen un pré-rapport relatif au bilan de l'application de la directive du 22 mai 2001, qui fait suite au lancement, par la Commission européenne, d'une consultation publique sur la révision de la législation européenne en matière de droit d'auteur. L'objectif fixé par Jean-Claude Juncker, président de la Commission, au commissaire à l'économie numérique Günther Oettinger dans sa lettre de mission étant, notamment, de « briser les barrières nationales » en matière du droit d'auteur.

Selon le pré-rapport de Julia Reda, la directive de 2001, ayant « introduit des niveaux minimaux de protection du droit d'auteur sans fixer aucune norme de protection des intérêts du public et des utilisateurs (...), bloque les échanges de savoirs et culturels transfrontaliers » . Dès lors que les États membres ont été autorisés à choisir les exceptions qui s'appliqueront sur leur territoire pour l'usage d'oeuvres libres de droits, l'harmonisation aurait échoué, au détriment des usagers.

La réforme des règles européennes sur le droit d'auteur proposée par Julia Reda consiste à lever les restrictions à la circulation des oeuvres, en généralisant les exceptions reconnues pour tel ou tel usage, et à harmoniser dans ce sens l'ensemble des règles aujourd'hui en vigueur dans les États membres . Il s'agit, en particulier de :

- créer un titre européen unique du droit d'auteur, applicable directement et uniformément sur le territoire de l'Union ;

- lever les obstacles techniques et juridiques à l'utilisation des oeuvres du domaine public et d'autoriser la réutilisation des informations du secteur public ;

- reconnaître une pleine liberté des titulaires de droits à renoncer volontairement à leurs droits et à abandonner leurs oeuvres au domaine public ;

- fixer à 50 ans post-mortem la durée de protection des droits d'auteur , conformément à la Convention de Berne pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques ;

- reconnaître aux bibliothèques un droit au prêt de livres numérisés, quel que soit le lieu d'accès ;

- élargir l'exception pour l'éducation et la recherche à toutes les formes d'éducation , y compris en dehors des seuls établissements scolaires ou universitaires ;

- introduire une nouvelle exception en faveur de l'exploration de données ( text and data mining ) pour collecter automatiquement des données dès lors que l'utilisateur a la permission de lire l'oeuvre ainsi exploitée ;

- reconnaître un « droit de panorama » , c'est-à-dire autoriser la diffusion de photos et de vidéos d'oeuvres, de monuments et de paysages appartenant à l'espace public ;

- étendre à l'audiovisuel le droit de citation reconnu actuellement pour l'écrit ;

- enfin, expliciter le fait qu' un lien hypertexte n'est pas une communication au public susceptible de faire l'objet d'un droit exclusif .

À peine rendues publiques, les propositions de Julia Reda ont provoqué des réactions aussi fortes que contradictoires . Son pré-rapport a enregistré le soutien des associations proches de l'Internet « ouvert », à l'instar de la Quadrature du net, qui regrette toutefois que ne soit pas proposée la légalisation des échanges non marchands. En revanche, les syndicats d'auteurs, les représentants des industriels de la culture et les sociétés de gestion collective des droits ont crié au scandale.

Comme l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et la Pologne, les pouvoirs publics français ont rapidement pris fait et cause pour la protection des auteurs et le maintien, à l'identique, de l'économie de la culture.

La mobilisation fut également massive au Parlement européen, où 550 amendements ont été déposés en vue de modifier le pré rapport avant son adoption . Un texte de compromis a finalement été voté à la quasi-unanimité par la commission JURI le 16 juin : il prévoyait une nouvelle exception pour l'extraction de textes et de données et une plus grande facilité donnée aux bibliothèques pour la numérisation de leurs collections ; il propose également d'harmoniser la réglementation s'agissant des exceptions de citations et de parodie. Le droit de panorama a, en revanche, été supprimé.

Une résolution non législative a ensuite été adoptée en séance plénière par le Parlement européen le 9 juillet dernier . Les députés ont demandé à ce que les futures propositions visant à réformer la législation européenne sur le droit d'auteur à l'ère numérique assurent un juste équilibre entre les droits et intérêts des créateurs et ceux des consommateurs . Ils ont appelé de leurs voeux des solutions pour améliorer l'accès au contenu en ligne au-delà des frontières tout en reconnaissant l'importance des licences par territoire, en particulier pour la production audiovisuelle cinématographique. D'ici la fin de l'année 2015 devait être présentée, par la Commission, la proposition de révision de la directive de 2001.

Après les craintes suscitées par les annonces intempestives des représentants de la Commission européenne, il semblerait que la mobilisation de nombreux États membres ait permis une prise de conscience sur la nécessité de respecter les fondamentaux de la propriété intellectuelle et du financement de la création , même s'il convient de rester vigilant dans l'attente de la publication de la proposition de révision.

Sans méconnaître l'utilité d'une meilleure fluidité des réseaux et des échanges sur le territoire européen, votre rapporteur pour avis est convaincue de la nécessité de maintenir un niveau de protection élevé pour les créateurs afin de protéger la diversité culturelle européenne d'une hégémonie anglo-saxonne , dont les industries culturelles seraient aujourd'hui seules à avoir les moyens de se développer dans un marché culturel unique.

Elle partage également la conviction de ses collègues Corinne Bouchoux et Loïc Hervé, qui, dans leur rapport d'information précité sur la Hadopi, rappelaient qu'il était « essentiel de promouvoir une meilleure circulation des oeuvres et leur exploitation plus efficiente . (...) Sans nuire aux droits des artistes et à leur juste rémunération, la culture ne doit pas craindre les évolutions technologiques mais savoir les utiliser pour son plus grand rayonnement . La lutte contre le piratage se gagnera in fine par la satisfaction des exigences culturelles des citoyens européens ».

2. Les dommageables errements gouvernementaux

Certes, le Gouvernement français s'est engagé, dès les prémices de la réforme annoncée par la Commission européenne, en faveur de la préservation des droits des auteurs . Dès le mois de juin 2013, le président du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) a confié au Professeur Pierre Sirinelli une mission sur les enjeux d'une éventuelle évolution du cadre communautaire en matière de droit d'auteur et de droits voisins, dont les conclusions ont été rendues publiques le 12 janvier 2015.

Le 22 avril 2015, les autorités françaises ont transmis aux institutions de l'Union européenne une note, reprenant largement les conclusions du rapport du CSPLA et formulant des propositions pour la modernisation du droit d'auteur dans le marché unique numérique. Cette note précise que toute réouverture du cadre européen applicable en matière de droit d'auteur doit être l'occasion de progresser dans la définition d'une réponse européenne aux quatre priorités suivantes : rémunération de la création et partage de la valeur avec les acteurs numériques, respect effectif du droit d'auteur, amélioration de la portabilité des contenus et de l'interopérabilité des formats dans le respect des règles de territorialité et enfin accès au savoir par le développement prioritaire des licences plutôt que la prolifération sans contrôle des exceptions.

La ministre de la culture et de la communication a parallèlement mis en place un comité de liaison pour le droit d'auteur dans le marché unique numérique chargé de continuer à mener une réflexion sur les avancées du débat européen et de formuler des propositions concrètes sur certains sujets : partage de la valeur et mise en oeuvre des droits à l'ère numérique ; portabilité des offres d'accès aux oeuvres et questions d'accès transfrontière aux contenus ; enfin, accès au savoir et à la culture, notamment en matière de bibliothèques, d'éducation, de recherche, de fouille et d'exploration de textes.

Manuel Valls, Premier ministre, ne fut pas en reste. Ainsi déclarait-il en mai dernier au Festival de Cannes : « Si nous baissions pavillon sur le droit d'auteur, qui irait encore investir dans la création ? Le droit d'auteur est non seulement un mécanisme protecteur des artistes, mais aussi le vecteur de notre identité collective et un vecteur d'innovation et de compétitivité de notre économie. Ne nous trompons pas de combat. En désarmant le droit d'auteur, on affaiblirait l'Europe, sa culture, ses entreprises et ses citoyens » .

Dans ce contexte d'une belle unanimité en faveur de la défense de la culture et des auteurs , votre rapporteur pour avis s'étonne de certaines dispositions du projet de loi pour une République numérique présenté par Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique, qui devrait être examiné par le Parlement dans les prochains mois. La création d'un « domaine public informationnel » à l'américaine lui semble en particulier comporter d'importants risques pour les éditeurs.

Plus globalement, ce texte, élaboré sur les préconisations du Conseil national du numérique où ne siège aucun représentant des industries culturelles ni des artistes, lui apparaît reposer sur une idéologie de la gratuité, dangereuse pour les auteurs et dommageable à la création comme à la recherche.

Richard Malka, auteur de l'opuscule « La gratuité, c'est le vol - 2015 : la fin du droit d'auteur » , ne dit pas autre chose lorsqu'il fustige les velléités incessantes d'assouplissement du droit d'auteur sous un noble prétexte de partage des savoirs : « Une telle exception, portée par un discours généreux invoquant un accès universel et global à la connaissance, aurait aussi peu de sens que d'imposer à EDF de fournir de l'électricité gratuite aux lycées et collèges ».

Votre rapporteur pour avis sera attentive, lors des prochaines échéances législatives sur ces sujets, à ce que les bonnes intentions ne conduisent pas, par idéalisme ou par négligence, à priver les créateurs de leur juste rémunération.

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Compte tenu de ces observations, votre rapporteur pour avis propose à la commission d'émettre un avis défavorable à l'adoption des crédits du programme 334 « Livre et industries culturelles » de la mission « Médias, livre et industries culturelles » du projet de loi de finances pour 2016.

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La commission de la culture, de l'éducation et de la communication émet un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission « Médias, livre et industries culturelles » du projet de loi de finances pour 2016 .

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