Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Bas.

M. Philippe Bas. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cinquante ans après son adoption, la loi Veil est largement entrée dans les mœurs. Nous devons cette acceptation sociale à l’équilibre sur lequel elle repose : primauté de la liberté de la femme au cours des premières semaines de grossesse, primauté de la protection de l’enfant à naître ensuite.

Cet équilibre fondamental a valeur constitutionnelle. En effet, depuis sa décision de 2001, le Conseil constitutionnel vérifie que la loi ne rompt pas « l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d’une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d’autre part, la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».

Après cinquante années d’application continue d’une loi qui n’est plus contestée et d’un contrôle constitutionnel vigilant, on ne peut pas dire que l’interruption volontaire de grossesse soit en danger ! Et, si de nombreux problèmes demeurent, ils ne sont pas d’ordre juridique.

Aussi n’est-ce pas sans circonspection que nous avons vu arriver, depuis quelque temps, des propositions d’inscription d’un droit à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, avec des rédactions qui n’étaient pas seulement destinées à protéger la loi Veil, mais qui visaient aussi à ouvrir la voie à une rupture de l’équilibre constitutionnel que j’ai décrit, en faisant de l’IVG un droit opposable, absolu, sans limites.

Malgré les réserves que m’ont inspirées les premières propositions dont nous avons discuté, j’ai admis, dans son principe, l’idée qu’une sécurité supplémentaire pouvait justifier une mention dans la Constitution – pas n’importe laquelle toutefois. Cette ouverture a été assortie de conditions simples : que l’équilibre de la loi Veil soit préservé et que l’espace constitutionnel reste suffisamment ouvert pour que le législateur puisse y faire évoluer la loi sans remettre en cause cet équilibre.

Le Sénat a adopté, l’an dernier, son propre texte, prévoyant que « la loi détermine les conditions » – c’est-à-dire aussi les limites – « dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». Il a ainsi reconnu une liberté individuelle, et non un droit opposable qui n’aurait à se confronter à aucune autre exigence constitutionnelle.

C’est d’ailleurs le lot commun de toutes les libertés que d’être limitées par le respect de principes constitutionnels de même force – ici, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation, c’est-à-dire la protection de l’enfant à naître.

Tel a été le choix du Sénat. Nous ne devons pas aujourd’hui en altérer la clarté.

Ce texte a inspiré la rédaction proposée par le Président de la République. On y retrouve, en effet, deux mots essentiels : « conditions », qui indique que la liberté de l’interruption volontaire de grossesse ne peut être sans limites ; « liberté », terme préféré à celui de « droit », pour éviter tout glissement sémantique et juridique vers un droit-créance.

Deux différences apparaissent cependant entre la proposition de chef de l’État et notre texte.

La première consiste à ne plus inscrire « la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse », mais seulement sa « liberté d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse » – et non pas, monsieur le garde des sceaux, « la liberté des femmes de disposer de leur corps », comme vous l’avez dit, peut-être par approximation de langage… (M. le garde des sceaux écarquille les yeux. – Sourires sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST.)

Cette formulation fixe dans la Constitution une terminologie conçue pour ne pas nommer l’avortement dans la loi Veil. J’en prends acte.

La seconde différence est beaucoup plus critiquable, car elle créerait une ambiguïté dans le texte constitutionnel : il s’agit du recours au concept étrange de « liberté garantie ». Il y aurait donc, dans la Constitution, des libertés et des droits « garantis », et d’autres qui ne le seraient pas.

Une telle hiérarchie entre libertés constitutionnelles laisse songeur. La mission du Conseil constitutionnel sera de rechercher l’effet utile de l’adjectif « garantie », sans faire au constituant l’injure de considérer qu’il aurait pu l’écrire pour ne rien dire.

Ne nous y trompons pas : il s’agit, en réalité, de réintroduire, de manière ambiguë, la notion de droit opposable. Mais, en démocratie, c’est à la représentation nationale, et non au juge, de veiller à ce que l’interruption volontaire de grossesse soit accessible à toutes les femmes !

Si l’adjectif « garantie » n’a aucune portée, comme vous le soutenez, monsieur le garde des sceaux, pourquoi l’ajouter ?

Par ailleurs, s’il doit en avoir une, il vaut mieux le retirer ! C’est tout le sens de l’amendement que j’ai déposé avec Bruno Retailleau, président de notre groupe, et de nombreux collègues, à l’instar de notre rapporteur.

Mes chers collègues, je le dis à chacune et à chacun d’entre vous, y compris à celles et à ceux qui, en conscience, veulent s’opposer à toute inscription constitutionnelle (Marques dimpatience sur les travées du groupe GEST.) : si cet amendement n’était pas voté, …

Mme la présidente. Il faut conclure.

M. Philippe Bas. … c’est une version ambiguë de la révision constitutionnelle qui risquerait finalement d’être adoptée, ce qui reviendrait à faire le jeu de ceux qui sont le plus éloignés de l’équilibre fondateur de la loi Veil. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à M. Loïc Hervé. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Loïc Hervé. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je veux, en préambule, vous relire le début de l’article 1er de la loi Veil : « La loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi. »

Près de cinquante ans nous séparent de l’intégration de cette phrase dans la loi française. Or la terminologie choisie par le Gouvernement nous éloigne fortement de l’équilibre fondamental auquel Simone Veil était tant attachée.

Pourtant, cet après-midi, nous n’aurions pas le choix. Il faudrait voter le texte qui nous est soumis, pour de multiples raisons : ne pas passer pour un militant anti-avortement ; privilégier le symbole au droit ; être le relais d’une opinion publique qui serait très favorable à une constitutionnalisation, même partielle, de la loi Veil ; être les seuls au monde à inscrire l’interruption volontaire de grossesse dans notre texte fondamental, et prétendre que cela ferait de notre pays l’avant-garde du progrès…

Permettez-moi d’exprimer quelques doutes.

Peut-on voter ce texte malgré la piètre qualité d’une énième proposition de rédaction de l’article constitutionnel, dont le seul mérite était de mettre d’accord Mathilde Panot et Marine Le Pen à l’Assemblée nationale ? (Protestations sur les travées des groupes SER et GEST.)

M. Loïc Hervé. Peut-on le voter malgré le fait que l’équilibre intrinsèque de la loi de 1975 ne soit absolument pas repris ?

Peut-on le voter malgré l’absence de réponse précise sur la portée juridique de l’adjectif « garantie », comme Philippe Bas vient de le rappeler ?

Peut-on le voter malgré le risque de voir les pouvoirs du Conseil constitutionnel, déjà étendus, depuis 2008, par l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité, encore renforcés ? Voulons-nous faire de notre Conseil constitutionnel une Cour suprême, sur le modèle américain, alors même que cette institution n’est pas étrangère à nos débats de cet après-midi ?

En cas d’avènement d’un président illibéral, d’un gouvernement illibéral, d’une majorité illibérale, combien de temps faudrait-il à ceux-ci pour prendre le contrôle politique du Conseil constitutionnel ?

Mes chers collègues, rappelons-nous la parabole de la paille et de la poutre : ce n’est certainement pas cette inscription constitutionnelle qui répondra à la fermeture de 130 centres IVG qui a eu lieu ces dix dernières années dans notre pays (Bravo ! et applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.) ou qui empêchera CNews de faire des comparaisons stupides !

Le débat de l’accès est le seul qui vaille – je le dis comme membre et même comme militant de la délégation aux droits des femmes du Sénat.

Un sénateur du groupe SER. Eh bien !

M. Loïc Hervé. Mes chers collègues, la volonté de mettre « quelque chose » dans la Constitution ne saurait l’emporter sur le raisonnement juridique le plus simple.

C’est la seule raison pour laquelle certains membres du groupe Union Centriste ne voteront pas ce projet de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur quelques travées des groupes UC et Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Pierre de La Gontrie. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, quatre minutes : c’est le temps de parole dont je dispose, en ce jour historique (Exclamations sur les travées des groupes Les Républicains et UC.),…

M. Philippe Bas. Vous perdez du temps !

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. … pour tenter de convaincre les derniers indécis, les hésitants sur le sujet qui nous occupe. J’irai donc droit au but.

Non, la volonté française d’inscrire l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution n’est pas une réaction à une décision de la Cour suprême des États-Unis. Elle lui préexistait !

À cet égard, je salue de nouveau notre ancienne collègue Laurence Cohen, présente en tribune, qui, en 2017, déposait un premier texte en ce sens. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST, ainsi que sur des travées du groupe RDPI.)

Il est vrai que la décision américaine a été un électrochoc pour la société française. Comment, dans une démocratie avancée, l’IVG pouvait-elle être menacée ?

Oui, comme l’ont rappelé plusieurs intervenants, il existe, en France et en Europe, un risque de remise en cause du droit à l’avortement. Les pays ont été cités : la Hongrie, la Pologne, l’Italie ou l’Espagne, plus rarement évoquée, où ce droit a été menacé en 2014.

Dominique Vérien et d’autres sénateurs ont aussi rappelé de quelle manière les médias français actuels pouvaient aussi prêter leur voix aux militants anti-avortement.

Non, le droit à l’interruption volontaire de grossesse n’est pas déjà garanti constitutionnellement. Il me semble que plus personne n’affirme désormais le contraire – je ne l’ai d’ailleurs pas entendu aujourd’hui. De fait, il ne faut pas confondre une décision du Conseil constitutionnel validant la constitutionnalité d’une loi et l’inscription de son principe dans le texte.

Oui, la Constitution proclame des droits sociaux et sociétaux. J’ignore s’il faut parler d’un catalogue, mais je pense, bien entendu, au droit à l’emploi, à la parité, au droit de grève, à l’abolition de la peine de mort, au droit syndical… Depuis le préambule de 1946 jusqu’à ses articles mêmes, la Constitution en est pleine.

Deux amendements ont été déposés sur ce projet de loi, auxquels je veux répondre, dans l’espoir, mes chers collègues, de vous dissuader de les voter.

Le premier concerne l’adjectif « garantie », que notre collègue Philippe Bas souhaiterait supprimer, au motif que son sens serait flou.

Il est exact que ce terme n’est accolé nulle part dans la Constitution au terme « liberté ».

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Cependant, les libertés que j’ai évoquées précédemment s’exercent de manière autonome, individuelle, tandis que la liberté d’avoir accès à l’interruption volontaire de grossesse est particulière, en ce qu’elle nécessite toujours l’intervention d’un tiers, que ce soit le pharmacien qui vend les pilules abortives, le médecin ou encore la sage-femme qui assiste la patiente.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Le mot « garantie » vise à empêcher l’État de décider de mettre un terme à l’accès à tous ces dispositifs pour rendre impossible tout avortement de facto.

Le second amendement concerne la clause de conscience des médecins. Celle-ci est d’ores et déjà protégée par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais n’est visée spécifiquement dans aucun article de la Constitution.

Mes chers collègues, si vous votez cet amendement, qui vise à réaffirmer la liberté de conscience pour les médecins dans le cadre de l’interruption volontaire de grossesse, vous viderez de sa portée le concept figurant à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’objet de cet amendement est finalement pervers : il atteindrait l’inverse de l’objectif fixé. (Marques dimpatience sur les travées du groupe Les Républicains.)

J’en termine, madame la présidente. Alors que nous allons fêter le cinquantième anniversaire de la loi Veil, à laquelle beaucoup sont attachés et que tous ont mentionnée, quel bel hommage à ce qui s’est passé en 1974 serait le vote de cette constitutionnalisation ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST, ainsi que sur des travées du groupe RDPI.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Muriel Jourda. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Muriel Jourda. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, il m’appartient de présenter la position des sénateurs du groupe Les Républicains qui sont opposés au texte qui nous est présenté aujourd’hui.

Il me semble que notre position doit d’abord tenir à l’idée que nous nous faisons du rôle du législateur – pas n’importe quel législateur : le législateur auquel nous demandons de modifier la norme juridique supérieure en droit français qu’est la Constitution.

À cette fin, certains préceptes peuvent nous guider. Certains résonnent assez souvent dans cet hémicycle. Montesquieu a encore été cité tout à l’heure par tous les groupes : « Il ne faut [toucher aux lois] que d’une main tremblante. […] Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. »

En outre, nous devons nous comporter non pas comme des militants, mais comme des êtres de raison qui travaillent dans l’intérêt général.

M. Mickaël Vallet. Et pourquoi ? Ce n’est pas contradictoire !

Mme Muriel Jourda. Nous ne pouvons pas réagir sous le coup de l’émotion. Il nous faut avoir du recul.

Tous ces éléments, nous devons les avoir à l’esprit lorsque nous légiférons. À ce titre, Mme le rapporteur a lancé une première alerte, relayée par plusieurs intervenants, sur l’incertitude juridique dans laquelle nous plonge ce projet de loi constitutionnelle dans la rédaction qui nous est proposée.

Que nous apprêtons-nous à faire par cette modification de la loi fondamentale ?

Sommes-nous en train de remédier à une imperfection juridique qui empêcherait la liberté des femmes de recourir à l’IVG de s’exercer ? Je ne crois pas. Je crois même à l’inverse que l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui figure dans le bloc de constitutionnalité permet de puiser la force constitutionnelle de cette liberté. C’est en tout cas comme cela que le Conseil constitutionnel l’a écrit.

Sommes-nous en train de clore un débat qui agiterait la société et, en conséquence, notre vie politique sur l’accès à l’interruption volontaire de grossesse ? Je ne crois pas non plus. Bien sûr, il y a encore en France des gens hostiles à l’interruption volontaire de grossesse. Ils ont parfaitement le droit de le penser,…

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Oui !

Mme Muriel Jourda. … cela s’appelle la liberté d’expression.

Une fois n’est pas coutume, je suis d’accord avec notre collègue Mélanie Vogel : oui, ils ont perdu la bataille. Nous vivons dans une société qui, majoritairement, reconnaît la légitimité de la liberté des femmes d’avoir accès à l’IVG. Ce débat n’existe pas, il n’existe plus.

Mme Muriel Jourda. Il existe tellement peu que, je ne l’invente pas, lorsque des textes ont été déposés pour constitutionnaliser cette liberté, ils faisaient allusion non pas à des faits, assez rares au demeurant, qui se produisent en France, mais bien à la décision de la Cour suprême des États-Unis dans un pays où, oui, le débat sociétal sur l’IVG est extrêmement fort.

Mme Laurence Rossignol. C’est la mondialisation !

Mme Muriel Jourda. Ces textes font aussi référence à des faits qui se passent dans des pays qui sont sans doute proches du nôtre, mais qui n’ont ni notre culture, ni nos institutions, ni notre corpus juridique et qui n’ont pas non plus, j’ose le dire, la laïcité, ce principe fort qui est le nôtre.

Par conséquent, nous ne sommes pas plus en train de mettre fin à un débat que de remédier à une imperfection juridique.

Alors, que faisons-nous ? Mme le rapporteur l’a indiqué d’une façon assez claire : il s’agit de la consécration constitutionnelle d’un symbole – ou d’une consécration constitutionnelle symbolique.

Est-ce le rôle de la Constitution que d’émettre des symboles ? (Oui ! sur de nombreuses travées des groupes SER, GEST et CRCE-K.)

M. Mickaël Vallet. C’est un symbole de la République !

Mme Muriel Jourda. Est-ce le rôle de la Constitution que d’envoyer des signaux au reste de l’humanité ? Pour ma part, je ne le crois pas.

Pardonnez-moi d’être un peu terre à terre, mais, une fois que nous aurons acquis ce merveilleux symbole, que dirons-nous aux femmes qui ne peuvent pas accéder à l’IVG du fait de la paupérisation médicale actuelle et de l’organisation du système de santé ? (Exclamations sur les mêmes travées.)

Mme Émilienne Poumirol. C’est un autre problème !

Mme Muriel Jourda. Que dirons-nous aux femmes qui souffrent d’avoir subi une IVG ? (Nouvelles exclamations.) En effet, l’IVG n’est pas un acte médical anodin : il entraîne des souffrances à la fois physiques et psychiques pour un certain nombre de femmes,…

Mme la présidente. Il faut conclure, ma chère collègue.

Mme Muriel Jourda. … alors même qu’elle est en augmentation dans notre pays comme dans aucun autre.

Je crains fort, mes chers collègues, que nous n’ayons aucune réponse à apporter aux femmes et que nous réussissions seulement la double prouesse, en donnant à cette mesure une simple portée symbolique, de ne rien changer à leur sort, tout en affaiblissant notre Constitution. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – MM. Philippe Bonnecarrère et Loïc Hervé applaudissent également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Elsa Schalck. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP et RDPI.)

Mme Elsa Schalck. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, c’est la troisième fois que nous avons à répondre dans cet hémicycle à la question suivante : souhaitons-nous inscrire l’interruption volontaire de grossesse dans notre Constitution ?

Il y a un an, ici même, au Sénat, nous y répondions positivement. Depuis, l’Assemblée nationale s’est prononcée à une très large majorité pour approuver ce projet de loi constitutionnelle.

Aujourd’hui, une étape importante reste à franchir, celle de concrétiser cette volonté commune en nous accordant sur le texte. Je forme le vœu que nous y parvenions.

Le texte constitutionnel qui nous est soumis est le fruit d’un débat parlementaire nourri, engagé depuis plus d’un an. Notre travail législatif aura permis de cheminer collectivement dans l’écoute et le respect des différentes sensibilités. C’est une belle démonstration de la vitalité du débat parlementaire.

Je veux ici saluer l’engagement de notre rapporteur Agnès Canayer sur un sujet sensible, complexe, qui touche à l’intime. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP et RDPI.)

Je tiens également à saluer la position de la commission des lois, qui a pris acte du texte sans proposer de le modifier.

Pour ma part, je crois profondément que le droit à l’IVG a toute sa place dans notre Constitution.

En effet, notre Constitution est le texte au sommet de notre hiérarchie des normes. Elle consacre des droits et des libertés fondamentaux et définit les modalités de leur protection. Elle est aussi le socle des grands principes de notre pays. La Constitution est cet acte fondateur par lequel notre société se constitue une identité et décide de l’ordre sociétal voulu.

Le droit à l’IVG y a toute sa place, car il fait partie intégrante de la liberté fondamentale des femmes à disposer de leur corps.

La question qui nous est posée est donc finalement assez simple : souhaitons-nous inscrire dans notre texte fondamental cette liberté pour les femmes à laquelle nous sommes tous profondément attachés ?

Il me semble que le Conseil d’État, au travers de son avis, nous éclaire en affirmant que l’IVG ne fait l’objet d’aucune consécration constitutionnelle en tant que telle. Dès lors, élever ce droit au rang constitutionnel est indéniablement une protection supplémentaire.

Si la situation américaine n’est à mon sens pas comparable à la situation française, faut-il réellement que pèse une menace pour sécuriser un droit ou une liberté ? Je ne le crois pas.

Notre Constitution a cette force de sanctuariser des principes auxquels il ne doit pas pouvoir être dérogé. Sa force, c’est aussi de savoir s’adapter aux évolutions et aux attentes de notre société.

Enfin, sa position au sommet de notre ordre juridique est un rempart à d’éventuelles difficultés qui pourraient survenir dans le futur. Il suffit pour s’en convaincre de se tourner vers des pays européens comme la Pologne ou la Hongrie. Ces exemples illustrent à quel point la situation peut évoluer défavorablement pour le droit des femmes en général, et le droit à l’avortement en particulier. Alors même que nous pensions tous que ces droits étaient acquis, nous découvrons qu’ils peuvent soudainement être remis en cause.

C’est pourquoi, mes chers collègues, il me semble nécessaire de continuer à réaffirmer et à protéger ces droits fondamentaux acquis par des générations de femmes.

Ce texte constitutionnel nous livre une rédaction équilibrée, qui reprend quasi intégralement les termes votés ici même au Sénat il y a un an, grâce à l’amendement de notre collègue Philippe Bas. Le terme « garantie » doit s’entendre comme une protection supplémentaire et non comme un droit opposable. C’est notre volonté aujourd’hui de législateur, demain de constituant.

En tout état de cause, l’inscription de l’IVG dans la Constitution ne doit pas éluder les difficultés préoccupantes de l’effectivité du droit à l’avortement : cent trente centres IVG ont fermé ces quinze dernières années. Ces chiffres appellent vigilance et action, comme l’a rappelé notre président Gérard Larcher.

Ma conviction n’en demeure pas moins que le vote d’aujourd’hui est un rendez-vous important, attendu par nos concitoyens. Aussi, mes chers collègues, je souhaite que nous puissions aboutir dans quelques instants à un vote conforme. (Bravo ! et vifs applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER, CRCE-K et RDPI, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE et INDEP.)

Mme la présidente. La discussion générale est close.

Nous passons à la discussion de l’article unique.

projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse

Discussion générale
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse
Article unique

Avant l’article unique

Mme la présidente. L’amendement n° 3 n’est pas soutenu. (Exclamations ironiques sur les travées des groupes SER, CRCE-K, GEST et RDSE.)

M. Mickaël Vallet. Du grand guignol !

Avant l’article unique
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse
Explications de vote sur l'ensemble (début)

Article unique

Après le dix-septième alinéa de l’article 34 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. »

Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Pierre Monier, sur l’article unique.

Mme Marie-Pierre Monier. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je me félicite que nous soyons réunis ce soir dans l’espoir de faire aboutir la constitutionnalisation de l’IVG. J’ai la certitude qu’avec le recul nous regarderons cette soirée comme un moment précieux de l’histoire de notre République, tout comme l’inscription dans notre Constitution de l’abolition de la peine de mort en 2007.

Si le séisme provoqué par la révocation de l’arrêt Roe v. Wade aux États-Unis a donné toute sa force à cette revendication, soutenue d’ailleurs depuis 2018 par les socialistes, les menaces qui pèsent sur l’IVG n’épargnent pas non plus le continent européen. Je pense notamment à la Pologne où seules les IVG en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère sont autorisées, à la Hongrie où les femmes souhaitant avorter sont obligées d’écouter battre le cœur du fœtus.

Au regard de la montée de l’extrême droite dans notre pays, il est illusoire d’imaginer que nous serons éternellement à l’abri de telles régressions.

C’est pour cela que nous appelons, tant qu’il est encore possible de le faire, à cette constitutionnalisation qui enverra ce message fort : le droit des femmes à disposer de leur corps est inaliénable.

J’espère qu’une telle victoire nous donnera l’impulsion nécessaire pour garantir l’effectivité de ce droit pour toutes les femmes, y compris celles qui vivent en zone rurale. Faute d’offre de soins suffisante, l’accès à l’IVG est en effet marqué aujourd’hui par de fortes inégalités territoriales, qui pénalisent surtout les femmes isolées et les femmes précaires. Rappelons que treize départements ne comptent aucun gynécologue et que 18 % des femmes réalisent leur IVG hors de leur département.

« Je me bats pour le droit de la femme à choisir ses maternités », déclarait Gisèle Halimi. Soyons ce soir à la hauteur de cette ambition. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Anne Souyris, sur l’article unique.

Mme Anne Souyris. « L’injustice est l’hypocrisie patronnée par la morale. » C’est par ces mots que la gynécologue Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, fondatrice de ce qui deviendra plus tard le Mouvement français pour le planning familial, évoquait l’arrivée à l’hôpital des femmes qui venaient d’avorter clandestinement.

Aujourd’hui, soixante ans après et malgré la légalisation de l’avortement qui a suivi, cette phrase résonne toujours dans notre actualité.

L’« injustice » est toujours d’actualité, au regard des inégalités d’accès géographiques et sociales à l’IVG sur notre territoire.

L’« hypocrisie » est toujours d’actualité, lorsque, d’un côté, il est dit que le droit à l’IVG n’est pas menacé dans notre pays et que, de l’autre, le corps des femmes fait l’objet d’un débat public incessant et redevient soudain l’instrument d’un « réarmement » dit démographique.

« Patronnée par la morale », c’est toujours d’actualité, lorsque, voilà quelques jours encore, les femmes étaient accusées d’être à l’origine de la première cause de mortalité dans le monde.

Toujours d’actualité, mais peut-être plus pour longtemps, si nous décidons aujourd’hui de prendre ce tournant historique en constitutionnalisant l’IVG. En votant aujourd’hui en ce sens, nous commençons à graver dans le marbre de la République « mon corps m’appartient », « notre corps nous appartient ».

Cette liberté de choix doit dépasser tous les débats partisans, religieux et individuels. Ce doit être enfin une réalité constitutionnelle, parce que les droits fondamentaux concernent aussi les femmes.

« Il suffira d’une crise », disait Simone de Beauvoir.