II. LES DEUX URGENCES LIBANAISES : LA PAIX ET LA RECONSTRUCTION ÉCONOMIQUE

A. LA VITALITÉ DU CHANTIER ÉCONOMIQUE

1. Le cadre de la reconstruction

Depuis plus de deux ans, un imposant programme de reconstruction est en cours. Il s'appuie sur un pari ambitieux, formalisé dans le cadre d'un plan « Horizon 2000 » destiné dans un premier temps à réhabiliter les infrastructures de base. Deux instances spécifiques sont chargées d'identifier les priorités, de planifier, de rassembler et de réaliser les travaux : le Conseil de développement et de la reconstruction et la Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre ville de Beyrouth (Solidere).

a) Le Conseil de développement et de la reconstruction

Le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) a été fondé dès les premières années de la guerre, en 1977 ; il est rattaché directement au Conseil des ministres. L'action de reconstruction s'organise en plusieurs étapes, pour un investissement public de 18 milliards de dollars, et des investissements privés à hauteur de 42 milliards de dollars pour la période 1995-2007.

- 1991-1995 : programme d'urgence sur 5 ans pour la réhabilitation des infrastructures de base -électricité, téléphone-

- 1995-2000 : programme de redressement sur 5 ans au terme desquels devraient être supprimées les séquelles de la guerre (eau, environnement, écoles, hôpitaux).

-2000-2007 : un plan de développement à long terme.

Le CDR a également un rôle financier : il est seul habilité à recevoir et gérer l'aide internationale. Celle-ci, qui s'élève à plus de 2 milliards de dollars aujourd'hui provient en premier lieu de l'Union européenne (20 % des financements), des Pays arabes -Fonds saoudien de développement et Fonds koweïtien de développement (13 %), et de la Banque internationale pour la Reconstruction et le développement (BIRD, 14,6 %) ; enfin, sur un plan bilatéral, principalement de l'Italie (16 %) et de la France (8 %).

b) La société libanaise pour le développement et la reconstruction de Beyrouth (Solidere)

Société foncière entièrement privée dont le capital avoisine les deux milliards de dollars, la société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre ville de Beyrouth a été créée en 1994 pour 5 ans. Elle regroupe d'une part les propriétaires et locataires du centre ville et d'autre part des investisseurs libanais et étrangers arabes. Son rôle est :

- d'acquérir des terrains et propriétés situés sur le périmètre du centre ville,

- de financer les travaux d'infrastructure sur le site ainsi acquis,

- de reconstruire le site, restaurer puis vendre les bâtiments existants, préparer les terrains pour la construction d'immeubles neufs en vue de leur vente ou de leur location,

- d'accroître une partie de la façade maritime de Beyrouth par remblaiement pour construire sur la superficie ainsi gagnée.

Au total, le projet du centre ville prévoit la construction et l'aménagement de 4 km² pour réaliser des logements, bureaux, locaux administratifs, commerces et hôtels.

2. Une démarche controversée

La reconstruction -celle du pays dans son entier, chapeautée par le CDR, celle de Beyrouth centre par Solidere- suscite des controverses à caractère politique parmi les Libanais. Il semble en effet que les responsables et animateurs du programme de reconstruction n'entendent pas voir leurs objectifs contrecarrés outre mesure par la société politique. Plus précisément, le Premier ministre M. Rafic Hariri, initiateur, promoteur, animateur actif des projets, fait l'objet de différentes critiques.

- Certains, s'appuyant sur l'importance des fonds qu'il a, à titre personnel, investis dans l'opération Solidere, dénoncent la confusion entre responsabilités publiques et intérêts privés.

- La reconstruction prévue par le plan est parfois mise en cause comme privilégiant exagérément Beyrouth -ville essentiellement sunnite-, au détriment d'autres régions libanaises habitées par d'autres communautés. Telle est notamment la critique développée par certains responsables chiites qui dénoncent le délaissement qui affecterait les régions où ils sont bien implantés : le Liban-sud ou la Bekaa.

a) Une situation sociale dégradée

La réhabilitation des infrastructures physiques -électricité, téléphone, ports, aéroport- est évidement vitale et a fait à juste titre partie des choix prioritaires. Mais par voie de conséquence, la composante sociale de la reconstruction, même si elle est intégrée en partie dans le plan, n'a pas été rangée parmi les urgences .

Or, la situation sur ce plan est préoccupante. L'écart se creuse entre d'une part une minorité assez aisée qui trouve son compte dans la reconstruction et d'autre part une partie importante de la population, environ le tiers, singulièrement à Beyrouth, qui vit sous le seuil de pauvreté estimé à 500 dollars par habitant , sans espoir, à court terme, de voir sa situation s'améliorer -en particulier chez les 800 000 déplacés, qui ne sont pas en mesure de retourner dans leurs régions d'origine, dans un pays qui compte par ailleurs 20 % de chômeurs-. Le Liban pâtit en outre de la disparition d'une classe moyenne qui était indispensable à l'équilibre politique et économique de la société libanaise.

b) L'Etat dévitalisé :une réhabilitation urgente du secteur public

Au Liban, l'essentiel de l'éducation, de la santé, est aujourd'hui assuré par le secteur privé : écoles religieuses, cabinets médicaux ou hôpitaux privés, ces derniers bénéficiant de praticiens excellemment formés par l'Université de Beyrouth ou l'Université St Joseph. Le secteur public, dans les domaines éducatif et sanitaire, est proche de la déliquescence.

La situation de l'administration libanaise traduit la dévitalisation de l'Etat libanais. Effectifs pléthoriques, procédures lourdes, rigueur aléatoire, elle souffre particulièrement de l'application du confessionnalisme administratif qui conduit souvent à privilégier l'appartenance communautaire à la compétence. Les projets de M. Hariri en ce domaine se sont heurtés à l'opposition du Parlement et en particulier de son Président. Aujourd'hui, on assiste à un contournement de fait de l'administration traditionnelle. Le CDR en est l'illustration la plus éclatante : organisme planificateur, ayant un rôle de catalyseur financier, il est placé auprès du Premier ministre et réalise ce qu'il serait aléatoire de confier à l'administration officielle. Sans doute est-ce un gage d'efficacité et de productivité ; en revanche, le contrôle, notamment parlementaire, sur de telles administrations parallèles est évidemment sujet à caution.

Enfin, les fonctionnaires -et ceci peut expliquer cela- sont les seuls à percevoir un traitement libellé en livres libanaises. Compte tenu des évolutions qu'a connu cette devise, ils ont été les grands perdants de ces dernières années. Les mouvements sociaux, graves, qu'a connu le pays en 1994 ont conduit M. Hariri à décider un accroissement des recettes de l'Etat -hausse de 37,5 % du prix de l'essence- pour financer une majoration de 20 % des salaires des fonctionnaires à compter de novembre 1995.

B. LE LIBAN DANS LES NÉGOCIATIONS DE PAIX : LA GUERRE PLUS QUE LES AUTRES, LA PAIX APRÈS LES AUTRES

1. Une guérilla persistante au Sud-Liban

Alors que se multiplient les signes concrets d'une paix retrouvée dans la région par la normalisation des rapports entre Israël et les Palestiniens d'une part, la Jordanie d'autre part, et par la relance, semble-t-il, prometteuse des négociations avec la Syrie, le Liban se retrouve dans une situation singulière. Son territoire du sud est encore le théâtre d'affrontements fréquents et souvent graves ; ce pays, qui a souffert plus que tous les autres de la guerre israélo-arabe, sera le dernier à participer à des négociations bilatérales de paix, après, en tout cas, que son tuteur syrien sera parvenu à un accord dont le Liban aura, peut-être, à souffrir.

La guérilla en cours au sud du Liban est liée à la présence, sur quelque 1 000 km 2 le long de la frontière nord d'Israël -zone de sécurité-, des forces armées israéliennes, assistées des éléments de l'armée du Liban sud. Entraînée et armée par Israël, ses cadres sont souvent chrétiens et les hommes de troupe comprennent de nombreux musulmans chiites. Situation paradoxale puisque ces forces s'opposent aux combattants chiites du Hezbollah, seule milice non désarmée après Taef, dont les mouvements sont contrôlés par la Syrie et qui bénéficient de financements iraniens. Cette guerre qui alterne embuscades et tirs d'artillerie, provoque chaque année une quarantaine de morts de part et d'autre.

2. Un pays sous contrôle

Si la guerre libanaise et son ultime et tragique épisode, qui vit s'affronter le camp chrétien, a cessé en 1990, si un document d'entente nationale avait pu être conclu, un an auparavant à Taef, c'est à la Syrie qu'en revient, respectivement, la paternité militaire et politique.

Cette prééminence syrienne sur le dossier libanais, qui s'était traduite, tout au long de la guerre libanaise, par un jeu subtil à l'égard des différentes factions chiites, sunnites, druzes, palestiniennes et chrétiennes et qui avait permis à la Syrie de réduire l'Etat libanais à son profit, a des ressorts tout à la fois historiques et immédiats.

Le ressort historique remonte au mandat français qui avait élargi l'entité libanaise à un « grand Liban » dont la Syrie n'a jamais reconnu la validité. La non-reconnaissance syrienne de l'Etat libanais, concrétisée par l'inexistence de liens diplomatiques, symbolise, depuis 1943, cette attitude constante. Le document de Taef rappelle opportunément que le Liban « entretient avec la Syrie des relations privilégiées qui tirent leur force du voisinage, de l'Histoire et des intérêts fraternels communs ».

Entre les alaouites d'une part, minoritaires dans la Syrie qu'ils dirigent, les druzes et les chiites libanais d'autre part, existe un lien historique particulier en ce que chacune de ces communautés est une dissidence de l'islam originel ; c'est cette tradition de réfugiés minoritaires qui, comme d'ailleurs les maronites à l'égard de l'église chrétienne, dessine un aspect de la spécificité libanaise. Le maintien de cette configuration communautaire au Liban a été, pour le président syrien, le moyen de prévenir l'hégémonie d'une communauté sur les autres qui l'aurait, à terme, menacé lui-même .

Cette tutelle répond également à des préoccupations plus immédiates . Outre que c'est du Liban que sont longtemps parties les tentatives de déstabilisation du régime alaouite, celui-ci n'est pas indifférent à l'avantage économique que la Syrie peut retirer de la reconstruction en cours au Liban : 300 000 travailleurs syriens sont installés au Liban où ils perçoivent des salaires sans comparaison avec ceux qu'ils recevaient chez eux. La Syrie prélève une part sur les grands contrats ou sur les droits de douane. On assistera peu à peu à une libanisation de l'économie syrienne qui ne pourra que lui être favorable.

Enfin, dans la négociation avec Israël, la maîtrise politique et militaire de la Syrie sur le Liban est un atout décisif : sa capacité à garantir la sécurité au nord d'Israël incite celui-ci à souhaiter voir se pérenniser, au Liban, cette occupation stabilisante.

Ces « liens privilégiés » entre la Syrie et le Liban, que l'histoire et la géographie concourent à légitimer, se traduisent aujourd'hui de plusieurs façons. Sur le plan militaire, la Syrie déploie 35 000 hommes. Sur le plan politique , le Président Assad a confié le soin de gérer le dossier libanais au vice-président Khaddam qui arbitre les moindres divergences au sein des équipes dirigeantes libanaises . Il a également été l'artisan principal de la prorogation de trois ans du mandat du Président de la République. Le tutorat de fait a, au demeurant, été juridiquement consacré par la conclusion, le 22 mai 1991, du traité de coopération et de coordination entre le Liban et la Syrie dont certaines dispositions marquent explicitement la soumission de celui-là à celle-ci.

3. Les thèmes d'une négociation à venir pour la paix

Lorsque s'ouvriront les négociations bilatérales entre Israël et le Liban, le débat devrait porter principalement sur 6 points :

- La question des frontières : contrairement à ce qui fut au coeur du débat avec l'Egypte et qui le demeure avec la Syrie sur le Golan, Israël et le Liban n'ont pas de contentieux territorial : Israël ne revendique pas de territoire au Liban et n'a jamais exploité économiquement la partie du territoire qu'elle occupe. L'objectif à atteindre est donc le retour aux frontières internationales .

- Les conditions du retrait israélien : le débat portera sur le calendrier de retrait ; en revanche, contrairement à ce qui figurait dans le traité israélo-libanais du 17 mai 1983 -abrogé en 1984 -, aucune atteinte à la souveraineté libanaise ne serait acceptée par les autorités de Beyrouth et ce quelle qu'en soit la forme : patrouilles mixtes, système de stations de pré-alerte, zones démilitarisées, etc ...

- Le sort des Libanais de l'armée du Liban sud (ALS) : la nécessaire réconciliation interlibanaise qui suivra l'accord de paix avec Israël pourrait se traduire par une amnistie générale, accordée aux membres de l'ALS qui, depuis 1978, représentent et défendent les intérêts militaires d'Israël sur ses frontières nord. Comme ce fut le cas avec les différentes milices, les membres de l'ALS pourraient être intégrés au sein des Forces armées libanaises.

- Le problème de l'eau et de son partage entre Israël et le Liban . Si le Liban ne souffre pas de problèmes de ressources en eau, tel n'est pas le cas d'Israël. La paix à venir pourrait être l'occasion pour les deux pays de définir des arrangements concernant deux fleuves 6 ( * ) qui prennent leur source au Liban et qui, en se déversant dans le lac de Tibériade permettent d'éviter sa salinisation à condition que son débit ne soit pas entravé excessivement en amont, sur le territoire libanais.

- La question des réfugiés palestiniens . Le Liban accueille aujourd'hui sur son sol quelque 400 000 réfugiés palestiniens (10% de la population), demeurés au pays des cèdres après le départ de la majorité des combattants, en septembre 1982. Le problème de leur présence au Liban est considérable puisque les Palestiniens y cristallisent encore une opposition résolue et unanime. Cela étant, certains des réfugiés vivant au Liban depuis les exodes massifs de 1948 et 1967 ne pourront espérer se voir reconnaître un droit au retour vers les territoires palestiniens. Les autorités libanaises souhaiteraient cependant que la majorité des réfugiés, installés après 1967, quitte le territoire libanais.

- La démilitarisation du Hezbollah. A l'instar de ce qui fut fait pour les autres milices, le Hezbollah serait désarmé. Toutefois, le Liban ne procéderait pas à une dissolution du mouvement -à la façon des forces libanaises de S. Geagea-, alors même que le mouvement de résistance chiite s'insère progressivement dans un cadre politique et parlementaire. La pacification du sud et la neutralisation du mouvement armé nécessiteront l'envoi d'importants effectifs de l'armée libanaise avec, éventuellement, un soutien international. La capacité réelle ou supposée du Liban à assurer, par lui-même, la sécurité au sud de son territoire, est un enjeu essentiel : Israël, qui doute de l'efficacité libanaise sur ce point, est tenté de reconnaître à la Syrie un rôle prééminent au Liban comme meilleur garant de sa sécurité. En sens inverse, le déploiement de la seule armée libanaise pour assurer la sécurité sur son propre territoire sera à la fois le critère et le signe d'une souveraineté recouvrée.

Ces différents points nourriront les négociations israélo-libanaises lorsque celles-ci s'ouvriront officiellement. Il n'est cependant pas exclu, bien que les deux parties s'en défendent, que tel ou tel dossier soit d'ores et déjà évoqué dans l'actuel débat israélo-syrien, réduisant à due concurrence la marge d'action des responsables libanais.

* 6 le Hasbani et le Wazzani

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