EXAMEN EN COMMISSION

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14 FÉVRIER 2024

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Mes chers collègues, à la suite du scandale du « Qatargate », les institutions européennes ont - dans l'urgence - proposé plusieurs réformes relatives à l'éthique et la prévention de la corruption. Au nom de notre commission, nous avons décidé, avec Didier Marie et Claude Kern, mes corapporteurs, de mener à ce sujet un travail d'auditions approfondi pendant plusieurs mois et de présenter nos observations et conclusions dans un rapport, une proposition de résolution européenne (PPRE) et un avis politique que nous allons vous présenter aujourd'hui.

M. Claude Kern, rapporteur. - Comme vient de le souligner le président, nous avons souhaité mener depuis plusieurs mois une réflexion sur les règles éthiques applicables et les moyens de lutter plus efficacement contre la corruption dans l'Union européenne, sur le fondement de trois textes présentés récemment par la Commission européenne, à savoir : la proposition de directive relative à la lutte contre la corruption, présentée le 3 mai dernier, qui tend à renforcer les standards européens ; la communication de la Commission européenne proposant la création d'un organisme éthique européen qui serait compétent pour les institutions européennes, présentée le 8 juin dernier ; et la proposition de directive, présentée le 12 décembre dernier, qui tend à encadrer les activités de représentation d'intérêts, c'est-à-dire de lobbying, pratiquées pour le compte de pays tiers.

Ces initiatives importantes, dont on peut déplorer le caractère très tardif, font suite à un véritable appel à la mobilisation lancé par la présidente von der Leyen dans son discours sur l'état de l'Union, en septembre 2022, et qui avait été, avouons-le, peu repris à l'époque. Je la cite : « Aujourd'hui, je voudrais attirer l'attention sur la corruption, sous tous les visages. Qu'elle prenne le visage d'agents étrangers qui tentent d'influencer notre système politique. Ou celui de sociétés ou fondations écrans qui détournent les fonds publics. Si nous voulons être crédibles quand nous demandons aux pays candidats de renforcer leur démocratie, nous devons aussi éradiquer la corruption sur notre sol. »

Pourquoi un tel activisme de la Commission européenne ?

En effet, la corruption n'est ni nouvelle ni spécifique à l'Union européenne. On peut même souligner que, selon les indices développés par l'organisation Transparency international, l'Union européenne est l'ensemble politique le moins corrompu de la Planète avec onze de ses vingt-sept États membres parmi les vingt pays du monde les moins corrompus - le Danemark est premier de ce classement, la France vingtième ex æquo avec l'Autriche.

La lutte contre la corruption est, de plus, une obligation internationale et une exigence européenne. Rappelons, à titre d'exemple, l'action du Groupe d'États contre la corruption du Conseil de l'Europe (Greco), qui fait référence.

L'Union européenne elle-même, au fil des ans, a bâti un édifice de lutte contre la corruption avec des cadres juridiques spécifiques concernant les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne, le blanchiment des capitaux et le gel et la confiscation des avoirs criminels.

De plus, elle dispose de nombreux organes pour coordonner et soutenir les enquêtes des États membres : l'agence de coopération policière, Europol, l'agence de coopération judiciaire, Eurojust, ou encore le Parquet européen qui enquête et mène des poursuites sur les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne.

Enfin, notre pays peut se féliciter d'avoir un système efficace, avec la pénalisation de la corruption et, plus généralement, des atteintes à la probité, comme le trafic d'influence, et avec des dispositifs de prévention rigoureux : je citerai, par exemple, les obligations de déclarations d'intérêts et de patrimoine des responsables publics contrôlées par une autorité indépendante, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Nous avons également une stratégie nationale anticorruption mise en oeuvre par l'agence française anticorruption (AFA). Par ailleurs, la coopération opérationnelle entre services compétents est satisfaisante. On peut évoquer, à titre d'exemple, le réseau européen d'éthique public mis en place par la HATVP ou la coordination de Tracfin, la cellule de renseignement financier, avec ses homologues européens.

Mais la situation est fragile : selon la Commission européenne, le montant annuel de la corruption en Europe est estimé à 120 milliards d'euros.

Dans sa stratégie sur l'Union de la sécurité, ainsi que dans celle qui vise à lutter contre la criminalité organisée pour la période 2021-2025, l'Union européenne a reconnu la vulnérabilité spécifique, à l'égard des faits de corruption, des secteurs de la santé, des transports, de la construction, du traitement des déchets, de l'aérospatial et de la défense, de l'agriculture et de l'agroalimentaire, du travail et de la protection sociale.

En outre, la situation des États membres est variable à l'égard de la prévention et de la lutte contre la corruption. Les rapports annuels de la Commission européenne sur l'État de droit sont à cet égard des outils très utiles pour illustrer les différences de procédures et, parfois, de volonté politique des États membres sur ce dossier. Ainsi, l'Allemagne est très opposée à ces directives, ce qui ne laisse pas de nous interroger. Si, en 2023, la France a reçu une évaluation plutôt favorable, elle a été cependant incitée à veiller à ce que les règles relatives à l'encadrement du lobbying soient appliquées de manière cohérente, « y compris au plus haut niveau de l'exécutif ».

Il faut plus généralement constater que l'absence de transparence dans la relation avec les représentants d'intérêts est mise au jour comme la principale fragilité des législations nationales dans treize États membres : Autriche ; Belgique ; Croatie ; Espagne ; Hongrie ; Italie ; Lettonie ; Luxembourg ; Pays-Bas ; Pologne ; République tchèque ; Roumanie ; Slovaquie. D'autres États membres sont incités fermement à lutter contre la corruption à haut niveau, comme la Bulgarie, la République tchèque, la Grèce, l'Espagne, la Hongrie, Malte ou la Pologne.

L'Union européenne a donc décidé d'intervenir toujours plus dans les affaires des États membres, rappelant, pour se justifier, que la transparence et l'intégrité étaient des principes nécessaires à la démocratie, aux droits de l'Homme et à l'État de droit, valeurs de l'Union européenne affirmées à l'article 2 du traité sur l'Union européenne (TUE). Les politiques nationales de lutte contre la corruption sont donc scrutées au niveau européen dans les rapports sur l'État de droit et dans le cadre du Semestre européen. En outre, dans le cadre du régime de conditionnalité État de droit, la Commission européenne peut recommander au Conseil d'imposer des mesures budgétaires aux États membres qui seraient en infraction avec le droit de l'Union européenne applicable en la matière.

En complément, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), soit lors d'une action en manquement de la Commission européenne, soit à l'occasion d'une question préjudicielle, peut rappeler un État membre à l'ordre. Elle n'a pas hésité à le faire, fin 2021, à l'égard de la Roumanie en jugeant qu'une législation du pays sur la corruption telle qu'interprétée par sa Cour constitutionnelle faisait courir un « risque systémique d'impunité ».

Cependant, le fonctionnement des institutions européennes elles-mêmes n'est pas non plus sans fragilité au regard des règles éthiques, ce qui pose des difficultés à l'heure où l'Union européenne a gagné de nombreuses prérogatives depuis 2019, dans le numérique, pour la transition verte, mais aussi dans le développement d'une politique de l'État de droit. En effet, comment la Commission européenne pourrait-elle demeurer crédible lorsqu'elle formule ses recommandations sur l'État de droit aux États membres si son propre fonctionnement n'est pas conforme à ce principe ?

Bien sûr, au sein de ces institutions, des règles et des codes de conduite déontologiques existent, ainsi que des instances internes pour veiller à leur application, mais, disons-le, ces règles et ces instances doivent aujourd'hui être mises à niveau contre les risques de corruption et d'ingérence étrangère. La Cour des comptes de l'Union européenne avait d'ailleurs demandé cette mise à niveau en 2019.

Signalons également le rôle précieux de « lanceuse d'alerte éthique » de la Médiatrice de l'Union européenne, Mme Emily O'Reilly, qui a enquêté avec courage sur certains manquements des institutions européennes : on peut citer son enquête démontrant l'absence de contrôle des « pantouflages » entre institutions européennes et secteur privé ou encore sa décision du 20 décembre dernier concluant à une « mauvaise administration », du fait de l'absence de transparence de la direction générale de la santé de la Commission européenne sur ses relations avec l'industrie du tabac.

Enfin, le scandale dit du « Qatargate », qui a éclaté en décembre 2022 et révélé que plusieurs parlementaires européens auraient accepté de monnayer leurs votes au profit de pays tiers, en l'espèce le Maroc et le Qatar, a semé le doute dans l'esprit de nos concitoyens sur l'intégrité des élus et a, de ce fait, constitué un électrochoc.

C'est dans ce cadre qu'avec Didier Marie et Jean-François Rapin, nous avons mené un travail approfondi d'auditions sur la situation de nos États membres et de l'Union européenne par rapport aux défis de la prévention et de la lutte contre la corruption. Ce travail nous conduit aujourd'hui à vous proposer un rapport, une PPRE adressée au Gouvernement et un avis politique adressé à la Commission européenne, dont la rédaction est similaire.

Soyons clairs, dans ce contexte, nous ne souhaitons pas nous dresser en donneurs de leçons par rapport aux institutions européennes, mais nous sommes soucieux de l'avenir de l'Europe. C'est pourquoi nous ne voulons pas que sa seule réponse aux fragilités évoquées soit l'inaction et le déni. Sur la base de cette évaluation réaliste de la situation, mes corapporteurs vont maintenant vous présenter les textes en discussion et nos préconisations pour mieux prévenir et mieux combattre la corruption dans l'Union européenne.

M. Didier Marie, rapporteur. - Mes chers collègues, je voudrais maintenant insister sur la nécessité de mieux prévenir la corruption dans l'Union européenne.

À cet égard, la proposition de directive de lutte contre la corruption, dans ses articles 3 et 4, demande aux États membres d'adopter de véritables mesures de prévention harmonisées - campagnes de sensibilisation et de formation, transparence des décisions administratives, encadrement strict des appels d'offres des marchés publics, ou encore établissement de règles claires de prévention des conflits d'intérêts -, et de désigner un ou plusieurs organes spécialisés pour assurer le respect de ces mesures. Disons-le tout de suite, ces dispositions ont surtout vocation à contraindre les États membres les plus en retard à bouger sur ce dossier. La France, elle, remplit déjà ces obligations ; elle va même au-delà, grâce à sa stratégie nationale, et à l'action de l'AFA et de la HATVP.

Ces exemples nous amènent à demander dans notre résolution que les organes spécialisés dans cette prévention soient bien indépendants. Sinon, les dispositions prévues seront sans effet.

Je veux ensuite m'arrêter sur la proposition de création d'un organisme éthique de l'Union européenne, qui constituait une promesse de la Commission von der Leyen au début de son mandat, mais qui n'a été présentée que le 8 juin dernier, en réaction au « Qatargate ».

En pratique, la création de cet organisme serait rendue effective par un accord interinstitutionnel signé par neuf institutions européennes -Parlement européen ; Conseil européen ; Conseil de l'Union européenne ; Commission européenne ; Cour de justice de l'Union européenne ; Banque centrale européenne ; Cour des comptes de l'Union européenne ; Comité économique et social ; Comité des régions. Cet organisme servirait de forum d'échanges de bonnes pratiques entre ces institutions dans le domaine de la transparence et de l'intégrité, et proposerait des lignes directrices déontologiques pour leurs membres - mais pas pour leurs personnels -, le tout sur la base du consensus. Concernant la composition de l'organisme, un représentant de chaque institution concernée y siégerait pour cinq ans et cinq experts participeraient à ses débats, mais avec un statut d'observateur. Enfin, les moyens administratifs alloués à la structure seraient très faibles : 600 000 euros de budget annuel et un secrétariat dirigé par la Commission européenne composé de 2 équivalents temps plein (ETP), aidés en tant que de besoin par les chefs de service compétents des institutions participantes. L'organisme serait même hébergé dans les locaux de la Commission, qui invoque des contraintes budgétaires pour justifier ces choix.

Parlons franchement, ce qui est présenté par la Commission européenne comme un premier pas vers un renforcement des règles européennes de transparence et d'intégrité est une déception. Dans le fond, comme l'a avoué la vice-présidente Jourová lorsque nous avons échangé avec elle, toutes ces institutions européennes veulent rester souveraines pour décider de leurs règles, par exemple en matière de « pantouflage » ou de conflits d'intérêts. Toutes invoquent les principes d'équilibre et d'autonomie institutionnels pour justifier le fait que l'organe éthique envisagé ne pourrait rien leur imposer, mais à notre sens, cet argument juridique cache surtout une faible volonté d'aboutir. Seul le Parlement européen, en première ligne dans l'affaire du « Qatargate », milite pour un organe éthique qui aurait des pouvoirs de contrôle.

Nous partageons cette position, surtout que, depuis 2019, à traité constant, les institutions européennes ont vu leurs prérogatives s'accroître sensiblement pour assurer les transitions numérique et écologique, répondre en urgence aux déstabilisations liées à la guerre en Ukraine et développer une politique de l'État de droit. Dans le même temps, les règles de transparence et d'intégrité de ces institutions, qui étaient déjà présentées comme largement perfectibles en 2019 dans le rapport précédemment évoqué de la Cour des comptes de l'Union européenne, n'ont, elles, pas évolué.

À l'heure actuelle, dans son rapport annuel sur l'État de droit, la Commission européenne évalue la situation de la justice, les actions de lutte contre la corruption ou encore l'équilibre des pouvoirs dans chaque État membre, et émet des recommandations à ce titre. Pour qu'une telle évaluation soit crédible, les institutions européennes doivent à tout le moins respecter elles-mêmes strictement les principes de transparence et d'intégrité résultant des valeurs proclamées à l'article 2 du traité sur l'Union européenne.

Nous sommes convaincus de la nécessité impérative de maintenir la confiance des citoyens dans les institutions européennes et de garantir que ces dernières leur rendent des comptes sur leur fonctionnement ; nous sommes donc favorables à la mise en place d'un organe éthique indépendant et plus ambitieux, que nous souhaitons, pour des raisons de clarté, appeler « comité d'éthique de l'Union européenne », formulation plus lisible que celle d'« organisme éthique interinstitutionnel ».

Dans notre rapport, sur la base d'une étude juridique poussée établie pour le Parlement européen, ainsi que de la jurisprudence récente de la Cour de justice de l'Union européenne, nous constatons que les principes d'équilibre et d'autonomie institutionnels ne s'opposent pas à l'application pleine et entière des principes de transparence et d'intégrité issus de l'État de droit. Ce constat est avéré tant pour les États membres que pour les institutions européennes. Je vous renvoie à l'arrêt Commission contre Pologne du 5 juin 2023, dans lequel la CJUE affirmait que « l'article 2 du TUE contient des valeurs qui relèvent de l'identité même de l'Union en tant qu'ordre juridique commun, valeurs qui sont concrétisées dans des principes contenant des obligations juridiquement contraignantes ».

Par ailleurs, la doctrine Meroni, dégagée par la Cour depuis 1958, permet aux institutions européennes de déléguer certaines de leurs prérogatives à un organisme tiers. Il n'y a donc pas d'obstacle juridique à la création d'un comité d'éthique avec des pouvoirs d'enquête.

Pour des raisons de cohérence, nous proposons que le comité d'éthique soit compétent pour examiner les règles déontologiques applicables aux membres de ces institutions, mais aussi à leurs agents publics. Les statuts de la fonction publique européenne ne s'y opposent pas ; il suffirait d'y ajouter une référence au comité.

Le comité d'éthique devrait pouvoir s'autosaisir d'une difficulté éthique et enquêter à son sujet, avant de rendre un avis à l'institution concernée, qui demeurerait seule en droit de prendre des décisions de conformité. Cet organisme pourrait également, comme la HATVP en France, contrôler les déclarations d'intérêts des membres des institutions européennes concernées, ainsi que le registre commun où doivent s'enregistrer les représentants d'intérêts qui souhaitent rencontrer les membres des institutions européennes. Ce registre existe déjà, mais son contrôle semble très léger aujourd'hui. Enfin, ce comité indépendant pourrait être chargé d'évaluer chaque année le respect effectif de l'État de droit par les institutions européennes, dans un rapport qui pourrait être joint à celui de la Commission européenne sur les États membres.

Afin que le comité d'éthique assume ces pouvoirs en toute indépendance, nous proposons d'inverser les règles retenues pour sa composition : nous recommandons que les cinq experts indépendants, désignés d'un commun accord par les institutions, en soient les membres permanents ; les représentants des institutions participantes devraient venir se joindre à leurs débats en tant que de besoin, avec un statut d'observateur. Nous suggérons aussi que la Médiatrice de l'Union européenne puisse siéger intuitu personæ au comité.

Le financement du comité d'éthique serait rendu possible par des redéploiements de budgets et d'effectifs. Ainsi, la dizaine d'agents européens qui travaillent aujourd'hui au secrétariat du registre commun de transparence pourraient être détachés auprès du comité. Par ailleurs, pour mener ses enquêtes, celui-ci devrait pouvoir s'appuyer sur les services existants de la Médiatrice de l'Union européenne, de la Cour des comptes de l'Union européenne et de l'Office européen de lutte antifraude (Olaf).

En complément, nous souhaitons saluer les réformes éthiques internes menées au sein du Parlement européen tout au long de 2023 pour tirer les leçons du « Qatargate », avec, par exemple, l'adoption d'un nouveau format de déclarations d'intérêts plus précis pour les députés européens, une transparence nouvelle sur leurs réunions avec des lobbyistes, ou encore des restrictions nouvelles dans l'accès aux locaux du Parlement, en particulier pour les anciens députés faisant du lobbying.

Enfin, nous estimons que la prévention de la corruption passe aussi par un meilleur encadrement des règles de financement des partis politiques européens et nous rappelons les observations de notre résolution européenne du 21 mars 2022, adoptée sur le rapport de Jean-François Rapin et Laurence Harribey et marquant notre opposition à l'assouplissement proposé du financement de ces partis européens par des partis installés dans des pays du Conseil de l'Europe. Le Sénat s'interrogeait aussi, dans cette résolution européenne, sur la pertinence du maintien de l'autorisation du financement de ces partis par des personnes morales, donc par des entreprises, ONG ou fondations susceptibles de travailler pour le compte de pays tiers.

Voilà nos principales propositions quant à la prévention de la corruption. Jean-François Rapin va maintenant évoquer la proposition de la Commission européenne visant à encadrer le lobbying exercé pour le compte de pays tiers, ainsi que les mesures opérationnelles contre la corruption.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - De fait, toujours pour prévenir la corruption, la Commission européenne a également décidé d'encadrer les activités de représentation d'intérêts pour le compte de pays tiers. C'est l'objet de la proposition de directive COM (2023) 637 final.

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'Union européenne et les États membres ont pris conscience de l'ampleur des ingérences étrangères - russes, mais aussi chinoises, par exemple - qui ont pu perturber le fonctionnement de nos institutions démocratiques. Au Sénat, après les travaux de notre ancien collègue André Gattolin sur de telles ingérences dans le milieu universitaire et ceux qui ont été menés sur les agissements du réseau social TikTok, je rappelle qu'une nouvelle commission d'enquête sur les ingérences étrangères va mener ses investigations au cours des prochains mois. Nos réflexions pourront l'éclairer utilement.

Le texte de la Commission européenne concerne la fourniture d'un service de représentation d'intérêts dans l'UE à une entité d'un pays tiers, cette dernière notion recouvrant à la fois le gouvernement central et les pouvoirs publics d'un tel pays, mais aussi les structures publiques ou privées qui en relèvent, ainsi que toute activité de représentation d'intérêts directement exercée par une telle entité. En revanche, le dispositif proposé exclut les activités diplomatiques officielles et les activités de conseil juridique dans le cadre d'un contentieux.

La réforme consiste à instituer une procédure d'enregistrement unique pour les personnes exerçant une activité de représentation d'intérêts pour le compte d'un pays tiers, qui comprendrait une inscription de la personne concernée sur le registre national de l'État membre où elle a son lieu d'établissement principal, ainsi que la transmission des informations nécessaires à son identification et à celle de ses clients, dont certaines seraient rendues publiques. Ensuite, si ces informations étaient complètes, l'inscription serait effectuée par l'autorité nationale compétente dans un délai de cinq jours et l'entité se verrait alors délivrer un numéro d'identification unique. La procédure d'enregistrement vaudrait alors pour les vingt-sept États membres. Enfin, il faut noter que la proposition de directive est un texte d'harmonisation maximale : son article 4 interdit aux États membres de maintenir ou conserver des dispositions légales plus souples, mais également plus strictes, que son dispositif.

Le principe d'une régulation européenne des représentants d'intérêts doit assurément être soutenu. Cependant, la réforme proposée comporte plusieurs défauts structurels.

En premier lieu, le texte est fondé sur une base juridique insuffisante, à savoir les dispositions de l'article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), relatif au développement du marché intérieur. En effet, la réforme est relative à une activité spécifique dont l'objectif est d'influencer les décisions politiques nationales et européennes et, par conséquent, notre fonctionnement démocratique. La base juridique de la proposition de directive devrait donc a minima être complétée par une référence à l'article 2 du TUE relatif à la démocratie et aux valeurs de l'Union européenne.

En deuxième lieu, la proposition ne tient pas compte de la réalité de l'activité de représentation d'intérêts. En pratique, les cabinets et lobbyistes professionnels exercent des activités de représentation d'intérêts à la fois pour le compte de pays tiers et pour des acteurs européens, publics et privés. En scindant artificiellement cette activité en deux, le texte risque de créer deux régimes juridiques distincts et, ce faisant, des charges inutiles pour les États membres, telle l'obligation de mise en oeuvre d'une procédure d'enregistrement spécifique aux délais très serrés, cinq jours contre deux mois en France aujourd'hui.

En troisième lieu, la proposition est fondée sur le choix d'une uniformisation des législations nationales, choix d'autant plus contestable qu'elle ne consiste pas en un alignement vers le haut des règles européennes sur celles des États membres les plus avancés, tels que l'Allemagne, l'Irlande ou la France, qui dispose d'un répertoire national des représentants d'intérêts contrôlé par la HATVP.

Or ces États membres conserveront certainement des exigences légales distinctes pour réguler les autres activités de représentants d'intérêts. En outre, les 27 ont mis en place des modalités de contrôle, plus ou moins rigoureuses, du lobbying. De fait, les représentants d'intérêts vont comparer ces différences et seront enclins à s'établir et s'enregistrer dans l'État membre le moins exigeant.

Voilà pourquoi nous demandons, dans notre proposition de résolution européenne, que soit affirmé le principe de l'enregistrement des représentants d'intérêts agissant pour le compte de pays tiers sur un registre national - ce n'est pas encore le cas dans tous les États membres -, mais aussi que soit supprimée la disposition de l'article 4 qui empêche les États membres de conserver des dispositions plus ambitieuses. Nous souhaitons également une harmonisation des critères exigés, sur la base des règles applicables en France, et nous entendons promouvoir le principe de l'échange d'informations entre autorités nationales compétentes dans le cadre du réseau européen d'éthique publique des autorités européennes instauré autour de la HATVP. Nous y rappelons enfin la nécessité d'intégrer les institutions européennes et leur registre des lobbyistes dans le champ de ce dispositif.

Enfin, il me revient de présenter rapidement les mesures opérationnelles nécessaires pour mieux lutter contre la corruption, une fois qu'elle a été détectée, si les dispositifs de prévention ne sont pas suffisants à l'empêcher.

À cet égard, je rappellerai deux constats importants : d'une part, l'infraction de corruption est souvent invisible et sert presque toujours à commettre une autre infraction grave, du blanchiment de capitaux au trafic de drogue ; d'autre part, la corruption est massivement pratiquée par les réseaux de criminalité organisée. Selon Europol, 60 % de ces réseaux en font usage.

D'où la nécessité de réprimer sévèrement la corruption et les autres atteintes à la probité, telles que le trafic d'influence, les détournements de fonds publics ou l'entrave à la justice. C'est le sens des principales dispositions de la proposition de directive relative à la lutte contre la corruption, qui, pour la première fois, définit ces infractions au niveau européen et prévoit des sanctions dissuasives, là encore parfaitement compatibles avec le droit français.

Nous vous proposons de soutenir ces dispositions, qui sont parmi les plus importantes qu'ait proposées la Commission von der Leyen. Quel dommage qu'elles aient été présentées en fin de mandat, ce qui oblige les négociateurs européens à se presser !

Nous faisons, sur ce point, deux observations de fond dans notre proposition de résolution.

Tout d'abord, après avoir constaté que la proposition de directive étend les possibilités de poursuivre les personnes morales au pénal pour corruption, non seulement lorsque l'un de leurs dirigeants a entrepris des actions de corruption en leur nom, ce qui est déjà possible aujourd'hui, mais également lorsque les faits de corruption ont été permis par un « défaut de surveillance ou de contrôle » de la part de ces personnes morales, nous demandons solennellement que ce nouveau cadre européen maintienne les règles équilibrées qui existent aujourd'hui en France pour rechercher la responsabilité pénale des collectivités territoriales - qui sont des personnes morales - et de leurs élus : pour rappel, la responsabilité pénale des collectivités territoriales est limitée aux infractions commises dans l'exercice d'activités susceptibles de faire l'objet de conventions de délégations de service public. Quant aux élus locaux, en vertu des dispositions du code pénal issues de la loi du 10 juillet 2000, dite loi Fauchon, en cas de délit non intentionnel, ils ne peuvent être mis en cause que s'il est établi qu'ils ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'ils ne pouvaient ignorer.

Ensuite, les délais de prescription prévus dans la version initiale du texte - dix et quinze ans pour les principales infractions - sont excessivement longs au regard de tous ceux qui existent en Europe ; nous demandons leur alignement à six ans, durée prévue en droit français pour de telles infractions. Ce délai s'est en effet révélé pertinent dans les affaires de délinquance financière.

La lutte contre la corruption nécessite des mesures opérationnelles plus fermes, visant à en éradiquer les causes, qui tiennent, le plus souvent, à l'action des réseaux de criminalité. Nous préconisons ainsi un soutien renforcé aux services de police et de douane, ainsi qu'aux procureurs chargés de combattre ces réseaux, et nous souhaitons une mise en oeuvre rapide des initiatives de coopération européenne annoncées, telles que l'Alliance européenne des ports présentée le 24 janvier dernier, qui vise à permettre à la police, aux douanes, aux compagnies maritimes et aux autorités portuaires d'établir des stratégies communes pour chasser le trafic de drogue des enceintes portuaires et y détruire les chaînes de corruption que les trafiquants ont instaurées à Anvers, Rotterdam ou Hambourg. Nous demandons que cette alliance concerne aussi les grands ports français, en particulier Le Havre, Marseille, Calais et Dunkerque, afin que ceux-ci ne subissent pas un déplacement de l'activité des trafiquants.

Parmi les mesures opérationnelles efficaces contre les corrupteurs, on compte aussi les règles permettant de suivre l'argent de la corruption et de le confisquer. À cet égard, nous approuvons l'accord européen intervenu en trilogue, le 12 décembre dernier, pour actualiser les règles de gel et de confiscation des avoirs criminels, et celui qui est intervenu le lendemain pour rendre plus efficace le cadre européen de lutte contre le blanchiment de capitaux. Nous affirmons aussi notre soutien à la candidature de Paris pour accueillir la nouvelle autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

Par notre proposition de résolution européenne, nous souhaitons également saluer et conforter l'action du Parquet européen, qui enquête et poursuit les atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne. Cette institution résulte en partie des travaux de nos prédécesseurs au sein de cette commission. Or, depuis sa mise en place effective, au cours de 2021, le Parquet européen a démontré toute son utilité : au 31 décembre 2022, il avait ouvert 1 117 enquêtes et, à l'heure actuelle, 1 933 dossiers sont en cours de traitement, pour un préjudice total qui s'élève à 19 milliards d'euros. En outre, sa compétence va s'étendre très prochainement à la Pologne et, très probablement, à la Suède et à l'Irlande - rappelons que ce dispositif repose sur une adhésion spontanée des États membres.

S'il n'est pas un parquet anticorruption, le Parquet européen peut avoir à traiter de dossiers de blanchiment et de corruption. Au 31 décembre 2022, 116 de ses enquêtes concernaient des affaires de blanchiment, 87 des faits de corruption. Malheureusement, le Parquet européen n'a pas été associé à l'élaboration de la réforme. Nous avons pu échanger hier avec Frédéric Baab, le procureur européen désigné par la France, qui nous a fait part de ses préoccupations sur une éventuelle limitation des prérogatives du Parquet européen dans l'hypothèse où la proposition de directive de lutte contre la corruption serait adoptée sans modification.

C'est pourquoi nous vous proposons d'amender le projet de proposition de résolution qui vous a été adressé en amont de notre réunion de ce jour pour y manifester notre souci de laisser intactes les prérogatives du Parquet européen. Il s'agirait de faire débuter l'alinéa n° 184 de notre proposition par la phrase suivante : « Demande que le dispositif résultant des négociations de la proposition de directive COM (2023) 234 final relative à la lutte contre la corruption préserve l'intégralité des compétences actuelles du Parquet européen. »

Il en est ainsi décidé.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Enfin, nous estimons que la lutte contre la corruption doit également être une priorité de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), dans la mesure où elle fait partie de l'acquis communautaire. Ainsi, les pays candidats à l'adhésion à l'Union européenne devront, eux aussi, respecter intégralement les règles européennes en la matière s'ils souhaitent devenir un État membre de l'Union.

Le sujet que nous vous avons présenté aujourd'hui peut sembler pointu, mais il n'est pas sans conséquence ; en tout cas, il nécessite d'être clarifié, à quelques mois des élections européennes, pour nous permettre, sinon d'éviter tout à fait que des dérives comme le « Qatargate » se reproduisent, du moins de disposer d'outils pour améliorer la situation.

M. Jacques Fernique. - Merci à nos rapporteurs pour ce travail impressionnant, qui leur a permis de formuler des propositions pertinentes, ainsi que des critiques judicieuses. Je suis stupéfait par le montant annuel de la corruption en Europe, estimé au moins à 120 milliards d'euros, voire beaucoup plus si l'on y ajoute tout ce qui est lié au trafic de drogue et au blanchiment de capitaux afférent. Il est nécessaire de secouer des institutions européennes qui n'ont pas trop envie de se remettre en question : il ne faudrait pas que tout change pour que rien ne change !

J'approuve votre proposition de création d'un vrai comité d'éthique indépendant, doté des moyens financiers et logistiques nécessaires pour assurer un véritable contrôle ; il est en particulier très judicieux de faire des experts indépendants les chevilles ouvrières de ce comité, à l'inverse de la proposition de la Commission, où ils auraient un statut d'observateurs. Doter le comité de compétences d'enquête et d'une faculté d'autosaisine est également pertinent.

Concernant le contrôle des représentants d'intérêts, vous souhaitez revenir sur les nombreuses restrictions que d'aucuns voudraient mettre à l'information des autorités nationales de contrôle. Quels arguments sont avancés pour justifier de telles restrictions ?

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - La proposition émise par la Commission européenne tient compte, à l'évidence, de la grande disparité des législations nationales relatives à l'encadrement des représentants d'intérêts, en particulier de celles des États membres les moins volontaristes dans ce domaine.

M. Jacques Fernique. - Cela revient à dire que l'on est gangréné par la corruption et qu'on veut le rester !

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - De nombreux États membres n'ont pas la même perception de la corruption que nous. Lors de nos auditions, il nous a été rapporté qu'un maire élu dans une commune d'un État membre que je ne citerai pas est perçu comme ayant raté son mandat s'il n'est pas riche au terme de celui-ci ! Nous partons donc de très loin pour normaliser la situation et il n'est pas question pour nous d'accepter de revenir sur nos règles, qui sont exigeantes et ont fait la preuve de leur efficacité.

M. Jacques Fernique. - L'idée est donc d'opérer une uniformisation par le haut, plutôt sur les standards allemands, français et irlandais. Il s'agit, si j'ai bien compris, d'éviter une forme de « dumping », dans laquelle on pourrait choisir son lieu d'enregistrement pour obtenir un label constituant une porte d'entrée pour agir dans toute l'Union européenne.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - En effet, il n'est pas question d'offrir un « golden visa » à la corruption.

M. Jacques Fernique. - Même si nous ne voulons pas passer pour des donneurs de leçons, force est de constater que cette proposition de résolution, tout comme l'avis politique et le rapport d'information qui l'accompagnent, sont combatifs sur cet enjeu démocratique.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Effectivement, nous ne voulons pas passer pour des donneurs de leçons, mais nous souhaitons présenter des propositions fortes, afin de dépasser « le consensus mou » qui semble aujourd'hui exister entre les institutions européennes sur le sujet, bien loin des demandes de nos concitoyens.

Les règles éthiques applicables ne sont pas les mêmes selon les institutions européennes. Quant aux organismes de contrôle internes, ils se contrôlent eux-mêmes ! Un cas exemplaire est celui de l'Olaf qui, aux termes de son statut, est indépendant pour enquêter contre les fraudes au budget européen ou pour mener des investigations sur d'éventuels manquements administratifs dans les institutions européennes : en réalité, il travaille à titre principal pour la Commission européenne, en la conseillant ou en la représentant dans certaines instances. Son directeur est nommé par la Commission européenne et, de ce fait, il contrôle peu, contrôlant seulement le Parlement européen ou les agences européennes, où il ne compte aucun donneur d'ordre. Ce sont ces questions que nous avons essayé de régler.

L'organe d'éthique qui a été proposé par la Commission européenne est juste une tentative de synthèse a minima entre les souhaits des uns et des autres. Les 600 000 euros de budget qui lui seraient attribués, les locaux et les deux temps pleins mis à disposition montrent simplement que la Commission avait un besoin de communication politique démontrant son engagement dans la lutte contre la corruption. A contrario, nous avons souhaité saluer la réaction du Parlement européen à l'issue du « Qatargate », qui a présenté tout de suite quatorze mesures pour renforcer la prévention de la corruption dans son fonctionnement interne.

Il était temps : un article paru récemment dans plusieurs organes de presse européens, dont Le Monde, indiquait qu'environ un quart des députés européens avait été impliqué dans des faits délictueux, certains après avoir été contactés par des lobbyistes ou avoir subi des pressions de leur part

M. Claude Kern, rapporteur. - Sur place, on constate que les lobbyistes sont souvent d'anciens parlementaires.

Mme Pascale Gruny. - Lorsque j'étais députée européenne, aucun lobbyiste ne m'a jamais rien proposé. Il faut dire qu'on approche ceux qui veulent bien accepter la corruption !

M. Didier Marie, rapporteur. - Dans un certain nombre d'États membres de l'est de l'Union européenne, la culture de l'intégrité n'est pas la même que chez nous et les écarts sont plus grands que ce que l'on imagine. Le procureur français auprès du Parquet européen que nous avons vu hier nous expliquait que, dans l'un de ces pays, un maire faisant une demande de subvention européenne pouvait en détourner la moitié à son profit, et que cette pratique était courante. Sauf exception, on n'imagine pas, en France, un élu envisager de commettre un tel délit.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Il nous a également expliqué qu'il pouvait exister d'autres formes de corruption liées aux subventions européennes, contre lesquelles lutte le Parquet européen. Les montants correspondant à l'ensemble des atteintes aux intérêts financiers de l'Union européenne, poursuivies aujourd'hui par ce dernier, s'élèvent à 19 milliards d'euros dans des affaires pouvant impliquer la mafia chinoise ou italienne.

M. Olivier Henno. - Je voudrais formuler plusieurs observations qui m'apparaissent comme autant de paradoxes. La numérisation des échanges monétaires n'a pas réduit la corruption, contrairement à ce que l'on aurait pu croire. Par ailleurs, je suis surpris que la notion d'exemplarité, intrinsèque à la démocratie, compte si peu au sein des institutions européennes. Enfin, et c'est une inquiétude pour les peuples européens, la transparence et l'intégrité constituent - outre le fait, bien sûr, de pouvoir choisir ses dirigeants - la plus-value de la démocratie. Au moment où les peuples ont parfois des doutes sur cette plus-value, il est d'autant plus important d'inviter chacun au respect de ces principes.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Je suis d'accord. On n'imagine pas un seul instant en France, qu'un vote envisagé au Sénat puisse être modifié à la suite de la réception par plusieurs sénateurs « d'une valise de billets ». Or, dans certains pays, parfois proches, cette pratique constitue presque la règle.

M. Claude Kern, rapporteur. - J'ai vécu une expérience en Azerbaïdjan, lors d'une observation d'élections. Le président espagnol de notre mission d'observation a clairement été corrompu, moyennant la réception d'une valise de 1,4 million d'euros, pour modifier les conclusions de notre rapport sur le déroulement du scrutin. Il est d'ailleurs actuellement en prison.

M. Didier Marie, rapporteur. - Dans le même esprit, ce que l'on a appelé la « diplomatie du caviar » a valu l'exclusion temporaire de la délégation du pays qui en était l'auteur du Conseil de l'Europe. En outre, plusieurs personnes ont été condamnées.

On détecte mieux la corruption quand on se donne les outils pour le faire. Le plus dangereux est d'entendre que, dans certains pays, la corruption n'existe pas. Or, les tentatives de corruption par des acteurs économiques ou par des pays tiers sont des pratiques courantes. Seuls des procédures et des organismes dédiés à la lutte contre la corruption, comme ceux qui ont été instaurés en France avec l'AFA et la HATVP, peuvent réduire les opportunités de corruption et les délits.

Il y aura toujours des corrupteurs, on ne pourra pas les empêcher de corrompre, et le corrompu, sans barrière difficilement franchissable face à lui, se laissera corrompre. Il ne faut pas compter exclusivement sur l'honnêteté intellectuelle et la probité des acteurs publics, même si elles suffisent pour une grande majorité d'entre eux. D'où l'importance du cadre juridique.

On ne peut pas en conclure que la vice-présidente de la Commission européenne, Mme Vìra Jourová, et les services de la Commission européenne facilitent la corruption en ne faisant rien. Il faut constater en revanche un fonctionnement en « silo » de chaque institution, qui conduit leurs services à négliger les risques de corruption et à ne pas se donner les moyens de lutter contre ces phénomènes. C'est pourquoi nous préconisons la mise en oeuvre d'un véritable comité d'éthique de l'Union européenne, à l'instar des organes de prévention de la corruption qui ont été instaurés en France, il faut le dire, parfois après des scandales. Nous en avons tiré les conséquences. Ce comité doit être vraiment indépendant, pour éviter toute forme de pression sur son action.

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Les échanges d'informations et de bonnes pratiques entre autorités de lutte contre la corruption sont aussi essentiels, à l'exemple de ceux mis en place par Tracfin, la cellule de renseignement financie,r avec ses homologues européennes, ou par les services de police nationaux des États membres avec Europol, pour dépister les réseaux mafieux.

Mme Marta de Cidrac. - Merci pour ce rapport très fourni. Je ne peux que souscrire à vos conclusions et propositions.

Le constat de l'existence de règles différentes au sein des institutions européennes soulève de nouveau la question de la nécessité d'une réforme de l'Union européenne. En effet, pourquoi chaque organisation européenne a-t-elle ses propres règles ? Vos réflexions seront très utiles à cet égard. J'ose espérer que notre gouvernement entendra et soutiendra cette proposition de résolution.

Par ailleurs avez-vous réfléchi à ce qu'il se passera ensuite, selon la réponse qui sera apportée à vos travaux ? Le risque serait qu'à l'issue de leur présentation, le Gouvernement et les institutions de l'Union européenne se contentent d'afficher quelques mesures et que tout redevienne ensuite comme avant. Que pourrait faire notre commission des affaires européennes pour faire vivre ses propositions dans le débat européen ?

Enfin, savez-vous si nos représentants auprès des institutions européennes soutiendront vos travaux ? Avez-vous déjà des échos de l'accueil qui en est fait au sein des autorités françaises ou d'autres États membres ?

M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Du côté français, nous avons perçu des réactions plutôt positives, par exemple de Didier Migaud, président de la HATVP, ou du ministère de la justice. Tout le monde s'accorde sur la nécessité d'agir. Cependant, du côté de la Commission européenne, les réactions ont été plus réservées.

Le Gouvernement soutiendra-t-il pour autant nos suggestions ? Je l'ignore. Tout dépendra des négociations qui se joueront à l'échelle du Conseil européen. Nous tâcherons de fixer prochainement la date d'une rencontre avec le nouveau ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Nous pourrons alors évoquer ce dossier essentiel avec lui.

La stratégie que nous essayons de proposer est assez proche du modèle français, qui peut susciter des oppositions. Le Gouvernement pourrait donc, s'il la soutient, se heurter aux objections d'autres États membres qui n'accepteraient pas un tel niveau de rigueur. Cependant, il pourrait difficilement ne pas le faire, car nous y serons attentifs.

M. Didier Marie, rapporteur. - Le risque, alors que la fin de la mandature approche et que plusieurs textes arrivent à leur aboutissement, est que l'on manque de temps pour étudier ce texte. Or il ne faut pas d'accord « au rabais ». Le gouvernement français est en phase avec ce que nous disons. Le modèle français est très vertueux, mais n'est pas partagé par tout le monde.

M. Claude Kern. - C'est juste. Le texte sur l'organe d'éthique européen a été revu à la baisse à la suite de l'intervention de plusieurs États membres qui n'en voulaient pas, dont nos voisins allemands.

La commission des affaires européennes autorise la publication du rapport d'information et adopte, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne ainsi modifiée, disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

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