II. ...QUI MÉRITERAIT D'ÊTRE DAVANTAGE EXPLOITÉE

A. UN ENJEU STRATÉGIQUE DEVENU ESSENTIEL

Si la culture et le patrimoine ont toujours constitué, pour la diplomatie française, l'un des piliers de sa stratégie d'influence et de rayonnement, la nouvelle donne géopolitique accroit considérablement l'importance stratégique de l'intervention de la France dans le domaine patrimonial au niveau international.

1. Un enjeu économique : des opportunités à ne pas laisser passer

La période récente a été marquée par un intérêt de plus en plus prononcé de l'ensemble des pays à l'échelle mondiale pour les questions patrimoniales. Le patrimoine est à la fois vu comme un marqueur d'identité, permettant de se différencier et de s'affirmer sur la scène internationale, mais aussi comme un instrument privilégié de développement humain, économique, social et territorial. Ce regard nouveau sur le patrimoine suscite une demande d'ingénierie croissante de la part des pays émergents dans le but de les accompagner dans la redécouverte, la protection, la restauration et la valorisation de leur patrimoine. L'expertise de la France a ainsi été sollicitée récemment par l'Inde pour la création d'un nouveau musée national, ainsi que par le Cambodge pour l'agrandissement et la rénovation du musée national de Phnom Penh.

Les pays du Proche et Moyen-Orient, d'Asie, au premier rang desquels la Chine et la Corée du Sud, ainsi que l'Afrique en raison du faible nombre de musées qu'elle compte, figurent parmi les marchés les plus prometteurs.

Il s'agit néanmoins d'un marché hautement concurrentiel, sur lequel les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, États-Unis), l'Italie ou l'Allemagne sont également bien positionnés. Des acteurs émergents tels que la Chine ou le Japon apportent aujourd'hui leur expertise, notamment en matière d'archéologie. La Pologne est très présente au Soudan, la République tchèque en Irak, la Hongrie au Liban.

La mise en place d'une stratégie efficace de prospection, en particulier dans les zones identifiées comme prioritaires dans l'agenda géostratégique et d'influence de la France, apparait indispensable afin de ne pas passer à côté d'éventuelles opportunités.

Recommandation : Définir une stratégie de prospection (zones stratégiques d'un point de vue géographique ou politique ; autorités en charge) et donner des instructions précises aux services concernés pour les mettre en oeuvre.

Les services de coopération et d'action culturelle (SCAC) des ambassades, par leur présence sur le terrain, sont sans doute les plus à même de remplir cette mission, en lien, le cas échéant, avec les services économiques de ces mêmes ambassades. La plupart des établissements culturels ne disposent pas des ressources humaines suffisantes pour exercer une mission de veille performante, même si la Cour des comptes soulignait, à juste titre, dans son rapport d'enquête de 2019, qu'il serait opportun d'encourager les agents à participer de manière active aux structures internationales et évènements (colloques, congrès) qui réunissent les professionnels du monde entier dans leurs domaines de compétences. L'ALIPH indique ainsi que la communauté scientifique française est insuffisamment intégrée à certains réseaux internationaux, avec pour conséquence qu'elle est peu représentée au sein de la liste d'experts qu'elle a constituée pour évaluer l'opportunité des projets les plus coûteux qu'elle finance.

Recommandation : Encourager les agents à participer aux différents réseaux internationaux dans leur domaine de compétences en leur assurant, le cas échéant, des décharges « horaire » ou en valorisant ces activités dans leur parcours de carrière.

Au-delà, le réseau de la francophonie pourrait également constituer un cadre propice pour conduire cette activité de prospection.

Une plus grande valorisation de l'expertise et des savoir-faire français à l'étranger constitue également l'une des clés du succès face à ce marché en pleine explosion. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères et le ministère de la culture ont récemment souhaité associer l'AFD, Expertise France, Business France, Atout France et l'Institut français aux réflexions relatives à la valorisation de l'expertise française.

Cette valorisation bute aujourd'hui sur une connaissance encore trop lacunaire, à la fois des actions menées par les établissements au niveau international, et de l'offre précise d'expertise que les différents établissements ont à proposer. Les interlocuteurs privilégiés du ministère de la culture sur ces sujets se limitent encore trop souvent à quelques grands opérateurs nationaux (Musée du Louvre, musée d'Orsay, Centre Pompidou, musée du Quai Branly - Jacques Chirac, musée Guimet, Centre des monuments nationaux, Bibliothèque nationale de France, INP, École de Chaillot).

Or, l'expertise patrimoniale française ne se limite pas à la seule expertise présente au sein des principaux établissements nationaux. Si l'objectif est de promouvoir la marque « France », au-delà du seul label que représente le nom de certains grands établissements, il peut être tout aussi pertinent de valoriser l'expertise de musées relevant des collectivités territoriales ou de s'adjoindre, pour certains projets, la compétence d'entreprises privées intervenant dans le domaine de la protection, de la valorisation et de la restauration du patrimoine, qui disposent de savoir-faire dont ne disposent pas en interne les établissements publics - plusieurs entreprises privées se sont notamment spécialisées autour des enjeux de numérisation du patrimoine. Les rapporteures restent surprises que les compétences existant au sein des grands musées territoriaux n'aient pas été davantage mentionnées au cours des auditions.

Par ailleurs, notre offre d'expertise ne se réduit pas au seul champ des musées et de la restauration du patrimoine. Si ce sont effectivement les domaines dans lesquels se concentre principalement la demande d'expertise à l'international, il pourrait être opportun de susciter des besoins dans d'autres domaines d'expertise comme, par exemple, en matière d'archéologie préventive, qui reste un secteur encore peu développé dans beaucoup de pays émergents.

Afin de mieux appréhender la nature de la demande internationale et la capacité de la France à y répondre, il apparait indispensable que le ministère de la culture questionne chaque année l'ensemble des opérateurs dans le domaine du patrimoine placés sous sa tutelle afin de recenser les demandes qui leur ont été adressées, les actions qu'ils ont menées et l'offre qu'ils peuvent proposer au niveau international. Une démarche similaire devrait être conduite, par l'intermédiaire des directions régionales des affaires culturelles (DRAC), auprès des établissements territoriaux agréés par l'État, à l'instar des musées de France.

La commission de la culture constate que la Cour des comptes avait déjà recommandé au ministère de l'Europe et des affaires étrangères et au ministère de la culture « la mise en place d'un réseau numérique partagé autour de l'expertise culturelle, ouvert à l'ensemble des opérateurs nationaux et territoriaux, afin de recenser l'offre d'expertise disponible et de partager les bonnes pratiques et les ressources méthodologiques ». Cette recommandation n'a jamais été suivie d'effet.

La mise en place d'un suivi régulier apparait d'autant plus indispensable qu'il offrira une vue plus complète de la diversité de l'action de la France à l'international, permettant d'en évaluer les retombées et d'en dresser un meilleur bilan coûts/avantages. Il permettra aussi de disposer d'un vivier de professionnels préalablement identifiés par spécialité pour répondre le plus efficacement et le plus rapidement possible aux demandes étrangères, beaucoup d'entre elles appelant une grande réactivité. L'INP a également indiqué pouvoir se charger de l'identification d'un vivier d'experts pour ce qui concerne son domaine de compétences.

Recommandation : Effectuer un suivi annuel des demandes, des actions et des offres d'expertise patrimoniale susceptibles d'être proposées par les établissements nationaux et territoriaux afin de mieux appréhender la nature de la demande internationale et la capacité de la France à y répondre dans les meilleurs délais.

La promotion de l'expertise patrimoniale française pourrait s'appuyer sur la réalisation d'une plaquette de présentation, sous forme d'un catalogue intitulé « Patrimoine France - Vous accompagner sur le chemin de vos racines », présentant l'éventail des savoir-faire français, un certain nombre de ses réalisations majeures dans les différentes disciplines entrant dans le champ patrimonial, et indiquant la manière dont la France peut accompagner les partenaires étrangers dans leurs désirs de réalisation en matière patrimoniale. Un tel catalogue pourrait ensuite être distribué au sein du réseau diplomatique et culturel français à l'étranger et diffusé parallèlement en ligne.

Recommandation : Élaborer un catalogue « Patrimoine France - Vous accompagner sur le chemin de vos racines », diffusé par les acteurs chargés de la promotion de l'expertise française, en particulier le réseau diplomatique et culturel à l'étranger, permettant de mieux valoriser les savoir-faire français dans les différents champs du patrimoine et leur capacité de projection à l'international.

S'il apparait nécessaire que ce catalogue fasse la part belle aux projets déjà menés par la France à l'étranger, il pourrait être opportun d'y faire également figurer certains chantiers majeurs conduits sur le territoire français permettant de démontrer notre savoir-faire. À cet égard, il serait judicieux de profiter de la grande visibilité acquise à l'étranger par le chantier de Notre-Dame, compte tenu de l'émotion internationale qu'avait suscitée l'incendie de la cathédrale, pour partager l'expérience française acquise à l'occasion de ce chantier et valoriser l'ensemble des savoir-faire qui ont collaboré à cette entreprise (archéologues, artisans d'art, architectes, maîtres d'ouvrage, restaurateurs, facteurs d'instruments, etc.). La France passerait sans doute à côté d'une belle opportunité si elle ne profitait pas de l'achèvement du chantier pour mener des actions de promotion de l'expertise dont elle a su faire preuve. Les rapporteures suggèrent, par exemple, que soit organisé un colloque international consacré au retour d'expérience de ce chantier hors norme, ayant nécessité la combinaison d'un grand nombre de métiers du patrimoine, et valorisant la capacité de la France à mener des chantiers situés au carrefour des enjeux en matière de restauration et de valorisation du patrimoine, d'archéologie préventive, d'urbanisme, de développement touristique et de transmission des savoir-faire.

Recommandation : Utiliser la visibilité internationale du chantier de Notre-Dame pour communiquer autour de l'expérience acquise par la France afin de contribuer à la promotion de l'expertise française à l'étranger.

Les rapporteures appuient par ailleurs la proposition du président du Mobilier national, Hervé Lemoine, de confier aux soins de son établissement la décoration d'un certain nombre d'ambassades identifiées comme symboliques ou stratégiques dans l'objectif de promouvoir l'art de vivre à la française et le savoir-faire français en matière d'artisanat d'art et de design. Elles sont convaincues que les ambassades, qui incarnent l'image de la France à l'étranger, sont des lieux à investir pour servir de vitrine aux savoir-faire français. Il ne s'agirait pas nécessairement d'une opération coûteuse, d'autant qu'il s'agit d'un sujet sur lequel il pourrait y avoir matière à recourir à du mécénat.

Recommandation : Faire de nos ambassades la vitrine de nos savoir-faire en confiant au Mobilier national le soin de décorer nos ambassades les plus stratégiques.

2. Un enjeu diplomatique : maintenir notre capacité d'influence

Dans un contexte où la profonde recomposition en matière géopolitique et géoéconomique à l'oeuvre fragilise l'influence de la France, le patrimoine apparait comme un levier essentiel pour continuer à rayonner. D'une part, parce qu'il s'agit d'un sujet moins sensible, qui rend envisageables des coopérations même lorsque les relations politiques sont tendues. D'autre part, parce que les coopérations patrimoniales ne reposent pas uniquement sur un dialogue avec les autorités des pays partenaires, mais permettent de bâtir des liens avec la société civile.

Malgré les contestations dont elle fait l'objet, au même titre que les autres pays occidentaux, dans les instances internationales en matière culturelle, à l'instar de l'UNESCO ou d'organisations professionnelles comme le Conseil international des musées (ICOM), la position de la France reste scrutée avec attention. La question des restitutions l'a démontré. Pour maintenir son influence culturelle, la France ne doit pas se tenir à l'écart des discussions. Compte tenu du recul de l'usage de la langue française sur la scène internationale, il apparait primordial de tirer parti de la solide expertise de la France dans le domaine patrimonial afin de continuer à promouvoir sur la scène internationale les valeurs auxquelles nous sommes attachés de paix, d'universalité et de dialogue des cultures.

Il en résulte deux conséquences.

D'une part, la France doit parvenir à maintenir un juste équilibre entre les actions de coopération dans le domaine patrimonial et la valorisation de son expertise. En dépit de l'apparition d'un marché international de l'ingénierie culturelle, la coopération n'est pas un axe à négliger, d'une part, parce qu'un certain nombre de partenaires ont des besoins sans avoir les moyens de rémunérer l'expertise française, et, d'autre part, parce que les actions de coopération revêtent une dimension symbolique et politique forte pour les pays partenaires. Il s'agit d'une stratégie d'influence qui s'inscrit dans un temps long, et dont les retombées, que l'on peut espérer nombreuses en termes de partenariat compte tenu des liens qu'elle permet de tisser avec des professionnels sur le terrain, ne sont véritablement mesurables que sur le long terme.

D'autre part, la coopération patrimoniale ne peut plus être considérée comme un enjeu subalterne sur le plan diplomatique. Il est impératif que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères intègre ce changement de paradigme en n'opérant aucune distinction entre ce qui relève du « hard power » de ce qui relève du « soft power ». Il importe aussi que le ministère de la culture, qui concentre traditionnellement son action sur le territoire français, ne mésestime pas le caractère désormais impérieux de ces enjeux internationaux et s'en saisisse davantage. Le décret n° 2017-1077 du 24 mai 2017 relatif aux attributions du ministère de la culture lui octroie spécifiquement une mission en matière de rayonnement de la culture française dans le monde, en collaboration avec les autres ministères intéressés, et de contribution à l'action culturelle extérieure de la France.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page