III. EXPOSITION ET EFFETS SANITAIRES SUR L'HOMME

A. RAPPEL HISTORIQUE : INCIDENT DE HOPEWELL

La toxicité de la chlordécone pour l'homme a été mise en évidence pour la première fois à la suite d'un incident survenu en 1975 sur un site de production de cet insecticide à Hopewell (Virginie, États-Unis) 80 ( * ) . Exposés à de fortes doses, plusieurs ouvriers ont présenté des atteintes neurologiques et testiculaires 81 ( * ) . Si ces symptômes ont abouti à l'interdiction de la fabrication et de la commercialisation de cette molécule aux États-Unis en 1976, les études effectuées ne démontraient qu'une toxicité aigüe de la chlordécone et ne s'intéressaient pas aux éventuels effets d'une exposition chronique ; les symptômes n'étaient observés qu'à partir d'un seuil minimal de 1 mg de chlordécone par litre de sang - dose bien supérieure à ce qui peut être observé aux Antilles - et se révélaient réversibles avec la diminution des concentrations après la fin de l'exposition.

Ainsi, bien que de nombreuses connaissances sur la nature des dangers liés à la chlordécone aient été acquises à la fin du XX e siècle - reprotoxicité, neuroxicité, toxicité développementale, cancérogénicité et effets hormonaux en tant que perturbateur endocrinien - 82 ( * ) , des études complémentaires se sont avérées nécessaires pour évaluer les impacts de l'exposition chronique à la chlordécone dans le contexte des Antilles françaises.

B. ÉVALUATION DE L'EXPOSITION AUX ANTILLES

La pollution rémanente des sols et des eaux, qui entraîne celle de la chaîne alimentaire, induit in fine la contamination de la population.

1. Exposition des travailleurs agricoles

Pour les travailleurs de la banane entre 1972 et 1993, l'exposition professionnelle liée à la manipulation de cet insecticide sans, le plus souvent, d'équipements de protection adaptés s'ajoute à l'éventuelle exposition alimentaire.

L'étude Matphyto-DOM a permis de déterminer rétrospectivement l'exposition des travailleurs agricoles antillais à la chlordécone mais également à d'autres pesticides 83 ( * ) . Ces travaux ont permis d'estimer qu'en 1989, 77 % des 12 700 travailleurs de la banane aux Antilles avaient été possiblement exposés à la chlordécone. À l'avenir, des études épidémiologiques pourront être conduites à partir de cette cohorte afin d'étudier les effets de l'exposition à la chlordécone et aux autres produits phytopharmaceutiques utilisés.

2. Exposition de la population générale
a) Imprégnation

L'étude Kannari a été la première à évaluer l'imprégnation - c'est-à-dire la concentration dans le sang - en chlordécone de la population générale antillaise et à identifier les déterminants de cette imprégnation 84 ( * ) . Ses résultats, publiés en 2018, montrent que les niveaux d'imprégnation sont similaires en Guadeloupe et en Martinique, avec une détection de la molécule chez plus de 90 % de la population (95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais) et une concentration moyenne de 0,13 ìg/L en Martinique et 0,14 ìg/L en Guadeloupe. Parmi les personnes contaminées, 5 % étaient concernées par une imprégnation dix fois plus élevée que l'imprégnation moyenne.

Bien que les résultats aient été obtenus avec des méthodes de dosage et des populations d'étude différentes, on peut tout de même remarquer une diminution de la concentration médiane en chlordécone entre les différentes études conduites en Guadeloupe au fil du temps depuis 2003 : 2,20 ìg/L chez les femmes enceintes entre 17 et 45 ans étudiées dans le cadre de l'étude Hibiscus en 2003, 0,60 ìg/L chez les hommes de plus de 45 ans de la cohorte Karuprostate entre 2004 et 2007, 0,39 ìg/L chez les femmes enceintes âgées de 17 à 46 ans inclues dans la cohorte Timoun entre 2004 et 2007 et 0,12 ìg/L chez les hommes et femmes majeurs de l'étude Kannari entre 2013 et 2014. Ces données semblent indiquer une certaine efficacité des actions mises en place, à l'échelle globale.

En revanche, une même tendance n'est pas observée concernant la concentration maximale détectée au cours de ces études : 16,6 ìg/L pour Hibiscus, 49,1 ìg/L pour Karuprostate, 19,7 ìg/L pour Timoun et 18,5 ìg/L pour Kannari. Ces mêmes actions semblent donc inefficaces pour réduire les plus fortes imprégnations susceptibles d'apparaître dans la population.

Les conclusions de cette étude Kannari montraient que le niveau de chlordécone dans le sang augmentait avec la consommation de poissons, notamment s'ils étaient issus de la pêche amateur et des circuits informels de distribution (dons, achats en bord de route). En revanche, la consommation de légumes racines et tubercules ne semblait pas associée à l'augmentation des niveaux d'imprégnation par la chlordécone, suggérant une efficacité des recommandations émises pour leur culture et leur préparation dans le cadre du programme JaFa. Enfin, il a été estimé que les personnes qui résidaient en zone terrestre contaminée ou à proximité d'une zone de contamination maritime présentaient des concentrations de chlordécone dans le sang supérieures.

b) Exposition alimentaire

Un volet de l'étude Kannari a été consacré à l'exposition alimentaire de la population 85 ( * ) , dans le but d'évaluer les risques liés à cette exposition et d'émettre des recommandations sur les habitudes alimentaires. Il est important de rappeler que l'interruption de l'exposition permet à l'imprégnation en chlordécone de diminuer de moitié en environ 6 mois (le temps moyen de demi-vie dans le sang est compris entre 96 et 165 jours) 86 ( * ) , ce qui justifie d'émettre des recommandations de consommation permettant de minimiser l'exposition alimentaire.

Cette étude a permis de déterminer que l'exposition moyenne était comprise entre 0,08 et 0,13 ìg de chlordécone par kg de poids personnel par jour (ìg/kg pc/j) pour les adultes et entre 0,06 et 0,21 ìg/kg pc/j pour les enfants de 3 à 15 ans. Seuls les enfants guadeloupéens résidant en zone non contaminée ne présentaient pas de dépassement de la valeur toxicologique de référence (VTR) chronique externe (alors fixée à 0,5 ìg/kg pc/j), qui correspond à la quantité de chlordécone ingérée quotidiennement via l'alimentation en dessous de laquelle, sur une longue période, le risque d'apparition d'effets néfastes dans la population est jugé négligeable.

L'analyse des résultats montrait que les grands consommateurs de produits de la mer issus des circuits informels, les consommateurs de produits d'eau douce issus de l'autoproduction et du don et les autoconsommateurs de racines, de tubercules, d'oeufs et de volailles résidant en zone contaminée étaient les personnes qui étaient les plus exposées. A contrario , un plus faible niveau d'exposition était observé chez les personnes suivant les recommandations alimentaires émises par l'Afssa en 2007 87 ( * ) .

c) Révision des valeurs toxicologiques de référence

En 2021, à la lumière de nouvelles connaissances, en particulier d'une étude montrant des effets reprotoxiques de la chlordécone chez la souris 88 ( * ) , l'Anses a recommandé d'abaisser la valeur toxicologique de référence chronique externe de 0,5 à 0,17 ìg de chlordécone par kg de poids corporel par jour 89 ( * ) . Elle a également établi pour la première fois une valeur toxicologique de référence chronique interne (0,4 ìg/L), qui correspond à la concentration de chlordécone dans le sang en dessous de laquelle, sur une longue période, le risque d'apparition d'effets néfastes dans la population est jugé négligeable.

À l'aune de ces nouveaux repères toxicologiques, l'Anses a entrepris de réévaluer les risques liés à l'exposition à la chlordécone 90 ( * ) . En comparant ces valeurs aux données obtenues dans le cadre de l'étude Kannari en 2013 et 2014, il a été estimé que, respectivement, 14 % et 25 % de la population adulte en Guadeloupe et en Martinique présentaient un dépassement de la VTR chronique interne et que de 2 à 12 % de la population antillaise présentaient des dépassements de VTR chronique externe. L'analyse des profils de consommation indiquait un rôle prépondérant des oeufs autoproduits en zone contaminée et des poissons et crustacés dans le dépassement des valeurs toxicologiques de référence. Ces résultats confirment l'efficacité des recommandations de réduction des expositions émises en 2007. Leur non-respect - observé chez environ un quart de la population - entraine un risque important de dépassement de la VTR chronique externe (taux de dépassement d'environ 8 à 10 %) alors qu'au contraire, leur respect permet de réduire significativement les risques (taux de dépassement d'environ 1 %). En conséquence, l'Anses recommandait de renforcer l'adhésion des populations aux prescriptions émises et les actions des programmes d'accompagnement, notamment pour l'élevage de volailles en zone contaminée, et d'étudier les éventuels freins au suivi des recommandations actuelles.

3. Un nouvel outil de suivi et de prévention : la chlordéconémie

Grâce à un amendement au projet de loi finances pour 2020 présenté par Mme Victoire Jasmin 91 ( * ) , le plan chlordécone IV offre à la population antillaise la possibilité d'effectuer gratuitement des dosages sanguins de la chlordécone (chlordéconémie). Il convient cependant de souligner qu'en raison d'une certaine variabilité, une chlordéconémie supérieure à la VTR chronique interne, a fortiori ponctuelle, n'est pas nécessairement synonyme d'impacts futurs sur la santé d'un individu. La chlordéconémie doit donc être vue comme un outil de prévention et non de prédiction ou de diagnostic 92 ( * ) .

Afin de pouvoir interpréter les analyses réalisées dans ce cadre à l'échelle populationnelle et ainsi suivre à intervalles réguliers l'évolution de l'imprégnation de la population, Santé publique France devrait prochainement proposer une méthode de calcul statistique permettant de comparer des groupes de population similaires. Ces analyses fourniront un outil supplémentaire permettant d'évaluer l'efficacité des actions mises en place pour protéger la population.

À l'échelle individuelle, dans les cas où les analyses révèlent une imprégnation supérieure à la VTR chronique interne, soit 0,4 ìg/L, un accompagnement est mis en place afin d'informer la personne, de comprendre les causes de cette imprégnation importante et de l'aider à la réduire, notamment par un accompagnement nutritionnel. Une nouvelle analyse est alors proposée 9 mois plus tard pour suivre l'évolution.

Pour les personnes présentant une imprégnation en chlordécone particulièrement élevée, l'utilisation de cholestyramine, permettant une décontamination plus rapide 93 ( * ) , pourrait être envisagée en complément des conseils diététiques. Cette molécule n'offre cependant qu'une solution temporaire pour des cas de contamination aiguë puisqu'elle interfère également avec l'absorption de certaines vitamines, notamment la vitamine K.

Fin 2022, près de 10 000 analyses avaient été effectuées au total sur les deux îles. Des sessions de formation ont été organisées à destination des professionnels de santé afin qu'ils puissent mieux orienter la population vers les dispositifs de dépistage et d'accompagnement. De plus, l'Agence régionale de santé de Martinique a annoncé le 16 décembre 2022 le lancement d'une campagne de chlordéconémie dans les exploitations agricoles, afin d'encourager les travailleurs agricoles à se saisir de cet outil. Il apparait important d'encourager activement les populations sensibles et exposées à réaliser ces analyses, afin qu'elles puissent évaluer leur éventuelle imprégnation et être accompagnées par des professionnels de santé et des équipes formées pour réduire celle-ci .

4. Études en cours

L'étude ChlorExpo, précédemment citée, a pour but de préciser les expositions par voie alimentaire grâce à la prise en compte des habitudes d'approvisionnement, de préparation et de cuisson des aliments. Elle permettra de formuler des recommandations pratiques visant à poursuivre la diminution de l'exposition à la chlordécone.

Une nouvelle étude Kannari, dite Kannari 2, est également en cours afin de réévaluer l'imprégnation sanguine de la population antillaise. Outre la description de l'évolution de la distribution des niveaux d'imprégnation, cette étude a pour ambition de caractériser plus finement le niveau d'imprégnation et les déterminants de l'exposition des sous-groupes de population sensibles (femmes en âge de procréer, enfants) ou à risque d'exposition possiblement plus élevée du fait de leurs métiers ou lieux de résidence (travailleurs agricoles, pêcheurs, personnes résidant en zone contaminée).


* 80 Des études antérieures avaient pu montrer une toxicité chez l'animal mais uniquement à travers l'administration orale de fortes doses. Les symptômes comprenaient alors des troubles neurologiques, une atrophie testiculaire et des lésions hépatiques tumorales. Voir : a) National Cancer Institute, « Report on the carcinogenesis bioassay of technical grade chlordecone (Kepone) » 1976 ( https://ntp.niehs.nih.gov/ntp/htdocs/lt_rpts/trchlordecone(kepone).pdf ) ; b) E. E. Good et al., J. Econ. Entomol. 1965, 54, 754 ( https://doi.org/10.1093/jee/58.4.754 ) ; c) J. J. Huber, Toxicol. Appl. Pharmacol. 1965, 7, 516 ( https://doi.org/10.1016/0041-008X(65)90036-0 ).

* 81 a) S. B. Cannon et al., Am. J. Epidemiol. 1978, 107, 529 ( https://doi.org/10.1093/oxfordjournals.aje.a112572 ) ; b) J. R. Taylor et al., Neurology 1978, 28, 626 ( https://doi.org/10.1212/WNL.28.7.626 ).

* 82 Inserm, « Pesticides et effets sur la santé : Nouvelles données. », Collection Expertise collective, Montrouge : EDP Sciences, 2021 ( https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/ ).

* 83 C. Gentil et al., « Évaluation des expositions professionnelles aux pesticides utilisés dans la culture de la banane aux Antilles et description de leurs effets sanitaires. Projet Matphyto DOM. », 2018 ( https://www.santepubliquefrance.fr/determinants-de-sante/exposition-a-des-substances-chimiques/pesticides/documents/rapport-synthese/evaluation-des-expositions-professionnelles-aux-pesticides-utilises-dans-la-culture-de-la-banane-aux-antilles-et-description-de-leurs-effets-sanita ).

* 84 C. Dereumeux et al., « Imprégnation de la population antillaise par la chlordécone et certains composés organochlorés en 2013-2014 : Étude Kannari » 2018 ( https://www.santepubliquefrance.fr/regions/antilles/documents/rapport-synthese/2018/impregnation-de-la-population-antillaise-par-la-chlordecone-et-certains-composes-organochlores-en-2013-2014-etude-kannari ).

* 85 Anses, « Exposition des consommateurs des Antilles au chlordécone, résultats de l'étude Kannari » 2017 ( https://www.anses.fr/fr/system/files/ERCA2014SA0029Ra.pdf ).

* 86 a) J. Adir et al., Life Sci. 1978, 22, 699 ( https://doi.org/10.1016/0024-3205(78)90494-0) ; b). J. Cohn et al., N. Engl. J. Med. 1978, 298, 243 ( https://doi.org/10.1056/nejm197802022980504 ).

* 87 Afssa, « Actualisation de l'exposition alimentaire au chlordécone de la population antillaise » 2007 ( https://www.anses.fr/fr/system/files/RCCP-Ra-ChlAQR2007.pdf ).

* 88 A. Gely-Pernot et al., Sci. Rep. 2018, 8, 10274 ( https://doi.org/10.1038/s41598-018-28670-w ).

* 89 Anses, « Avis révisé de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail relatif aux valeurs sanitaires de références pour le chlordécone » 2021 ( https://www.anses.fr/fr/system/files/ERCA2018SA0166Ra.pdf ).

* 90 Anses, « Avis de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail relatif à la réévaluation des risques sanitaires prenant en compte la construction et la mise à jour de valeurs sanitaires de référence (externe et interne) du chlordécone. » 2022 ( https://www.anses.fr/fr/system/files/ERCA2018SA0166.pdf ).

* 91 Amendement n° II-726 rect. du 30 novembre 2019 présenté par Mme Jasmin et MM. Lurel et Antiste ( https://www.senat.fr/amendements/2019-2020/139/Amdt_II-726.html ).

* 92 L. Multigner et al., « Chlordéconémie : portée et limites », IRSET, 2022 ( https://www.irset.org/sites/www.irset.org/files/medias/files/Chlrod%C3%A9con%C3%A9mie%2C%20port%C3%A9e%20et%20limites%20-%202022.pdf ).

* 93 Cette molécule avait été notamment utilisée pour traiter les ouvriers contaminés lors de l'incident de Hopewell aux États-Unis. Voir : P. S. Guzelian, J. Toxicol. Environ. Health 1981, 8, 757 ( https://doi.org/10.1080/15287398109530111 ).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page