B. CONTAMINATION DES MILIEUX AQUATIQUES ET DE LEUR FAUNE

1. Un transfert vers les eaux de surface et souterraines

Malgré son affinité pour la matière organique et sa faible solubilité, la chlordécone reste tout de même partiellement mobilisable et peut être lessivée à petite dose par les flux pluviométriques. À titre d'exemple, les flux sortants de chlordécone mesurés sur les bassins de l'Observatoire de la pollution agricole aux Antilles (Opale) sont compris entre 5 et 38 kg par an. Bien que cette quantité soit significative pour la contamination des milieux avals et côtiers, elle ne représente qu'une faible fraction de la chlordécone contenue dans les sols antillais, estimée à 1 600 kg dans l'un des bassins de l'observatoire.

En raison de l'importante perméabilité des sols antillais 19 ( * ) , la voie de transfert principale est la percolation, qui représente de 92 à 100 % du flux sortant, tandis que le ruissellement n'en représente que de 0 à 8 %. Aussi, la chlordécone est majoritairement transférée vers les aquifères 20 ( * ) , qui se retrouvent assez fortement contaminés 21 ( * ) , et est mise en mouvement en phase dissoute par écoulement hypodermique et écoulement de nappe. Le faible transfert par ruissellement présente l'avantage de limiter les transferts latéraux entre parcelles. En revanche, les aquifères contribuant au débit des rivières, ces dernières sont également concernées par la contamination qui, du fait de ce mode de transfert, résulte de la contamination des différentes parcelles du bassin versant associé et non uniquement des parcelles attenantes 22 ( * ) . De même, les eaux de source, qui sont d'origine souterraine, sont également fortement contaminées.

Comme pour les sols, la diversité des contextes conduit à une importante variabilité de la contamination. Celle-ci dépend évidemment de la géographie des sols contaminés mais est également influencée par les pratiques agricoles actuellement utilisées : le travail du sol et l'usage de glyphosate ont montré avoir une incidence sur les transferts de chlordécone vers l'hydrosphère 23 ( * ) .

Le niveau de contamination des eaux souterraines est aussi impacté par le temps de résidence moyen des eaux au sein des aquifères 24 ( * ) . En comparant différents aquifères, on peut observer des variations dans la proportion de 5b-monohydrochlordécone : une faible quantité de ce produit de transformation suggère une recharge datant des périodes d'application de la chlordécone, avant qu'une part significativement importante de cette molécule ne se soit dégradée. Ces travaux témoignent des durées importantes qui peuvent s'avérer nécessaires pour renouveler certains aquifères antillais. Aussi, même après la disparition de la chlordécone contenue dans les sols, la pollution des eaux pourra se poursuivre pendant plusieurs dizaines d'années, en raison des stocks déjà présents dans les aquifères, même si ceux-ci n'ont pu être quantifiés.

Dans les rivières, une variabilité temporelle importante de la concentration en chlordécone peut être observée (d'un facteur 1 à 10), avec une corrélation vis-à-vis du débit 25 ( * ) . Celle-ci peut s'expliquer par les contributions relatives des différents flux. Lors des périodes d'étiage, quand l'eau des rivières provient majoritairement des eaux souterraines qui sont fortement polluées, la concentration en chlordécone y est particulièrement importante. De même, les forts épisodes pluvieux, qui entrainent d'importants ruissellements qui charrient des particules de sol contaminé, expliquent l'observation de concentrations en chlordécone anormalement élevées lorsque le débit est important.

2. Une contamination qui se prolonge dans les eaux marines

Inéluctablement, cette contamination des eaux de surface et souterraines se répercute in fine dans les eaux marines et les sédiments marins. Une certaine variabilité a pu être observée selon les zones côtières, en fonction de la contamination des différents bassins versants mais également des courants maritimes. En 2015, une étude conduite par l'Ifremer a établi une cartographie de la contamination à la chlordécone dans le milieu marin antillais grâce au suivi de la contamination des espèces marines 26 ( * ) .

Cette contamination des eaux marines décroît avec l'éloignement de la côte. De plus, à l'instar de la pollution des rivières, la contamination du milieu marin varie avec le temps 27 ( * ) . En saison humide, une contamination plus importante est observée, particulièrement perceptible en mangrove et en herbier.

Dans le cadre de la directive cadre sur l'eau, la contamination des eaux littorales de Martinique et de Guadeloupe est régulièrement suivie. Bien que les concentrations observées en mer soient plutôt faibles, elles s'avèrent supérieures à la norme de qualité environnementale (0,0005 ng/L). Aussi, lors du diagnostic 2019, la quasi-totalité des masses d'eau côtières martiniquaises (à l'exception d'une masse d'eau, où le dépassement de la norme était indéterminé) et six masses d'eau côtières guadeloupéennes ont été classées comme ayant un état écologique « moyen » 28 ( * ) . L'état écologique des cinq autres masses d'eau côtières guadeloupéennes a quant à lui été classé comme « médiocre ». En raison de la forte rémanence de la chlordécone ne permettant pas d'envisager une réduction des teneurs en chlordécone et l'atteinte d'un « bon » état écologique avant 2027, les masses d'eau contaminées bénéficient d'un report de délais au-delà de 2039 pour conditions naturelles dans le cadre des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (Sdage) 2022-2027 de Martinique et de Guadeloupe.

3. Des conséquences pour les espèces aquatiques

La contamination des eaux de surface et des eaux marines impacte logiquement les organismes aquatiques autochtones qui peuvent présenter une contamination importante, même dans les milieux faiblement pollués 29 ( * ) .

Ainsi, dans les rivières contaminées, les mollusques, les crustacés et les poissons présentent des concentrations en chlordécone supérieures à la limite maximale de résidus. Cette exposition s'accompagne de conséquences pour ces organismes, en particulier une désorientation des larves des espèces diadromes et des effets physiologiques chez les crevettes géantes d'eau douce ( Macrobrachium rosenbergii ), via un mécanisme d'action de type perturbateur endocrinien 30 ( * ) . Ce même mode d'action a été observé sur des poissons ( Gobiocypris rarus ) 31 ( * ) , sans que les éventuels impacts sur les populations locales aient été étudiés. Enfin, des publications ont indiqué une modification de la structure du biofilm de rivière (communauté de micro-organismes) qui représente un apport nutritif très important pour diverses espèces 32 ( * ) .

En milieu côtier, il a été montré que plus d'une centaine d'espèces étaient contaminées par la chlordécone, que celles-ci se trouvent en mangrove, en herbier ou en récif 33 ( * ) . Le lieu de vie des espèces et leurs éventuels déplacements constituent un paramètre important du niveau de contamination de la faune halieutique. En effet, un gradient décroissant de contamination est observé depuis la côte vers le large : les organismes de mangrove, très proches de la côte, sont plus contaminés que les organismes d'herbier, eux-mêmes plus contaminés que les organismes de récif. En milieu pélagique, les espèces sont assez peu concernées par la contamination à la chlordécone, bien qu'il ait été montré que des cétacés pouvaient présenter une contamination - relativement faible - en chlordécone. Le niveau trophique des espèces joue également un rôle dans leur contamination, celle-ci s'expliquant par deux mécanismes : d'une part, par un mécanisme de balnéation, qui dépend de la concentration en chlordécone de l'eau et représente donc la source majeure de contamination à proximité de la côte (mangrove et herbier), d'autre part, par voie trophique du fait de l'ingestion de proies contaminées, qui explique la contamination d'espèces dans les milieux éloignés. Enfin, une variation temporelle de la contamination est également constatée, du fait d'apports en chlordécone différents entre les saisons sèche et humide 34 ( * ) .

À titre de comparaison, si un déclin relativement rapide de la contamination des eaux de la James River, contaminée lors de l'incident de Hopewell en 1975 aux États-Unis a été observé, les poissons y restent relativement contaminés, de telle sorte que leur consommation continue de faire l'objet de préconisations 35 ( * ) . Aussi, il est probable que, même après l'épuisement des transferts de chlordécone vers les eaux douces et marines, la contamination de la faune halieutique antillaise subsiste encore pendant plusieurs dizaines d'années.

Autres territoires d'outre-mer

Dans le cadre de travaux de recherche, la présence de chlordécone dans des espèces marines a été observée en Polynésie française en 2009-2010 36 ( * ) et en Nouvelle-Calédonie, à Moorea et à Wallis en 2012 37 ( * ) , à des quantités cependant très inférieures aux limites maximales de résidus (jusqu'à plus de 11 ìg/kg de poids sec en Nouvelle-Calédonie et plus de 5 ìg/kg de poids frais en Polynésie française).

Ces observations, relativement surprenantes puisque la chlordécone n'a officiellement jamais été utilisée dans ces territoires, pourraient résulter d'usages isolés de chlordécone ou de l'oxydation de mirex, dérivé de la chlordécone utilisé pour la lutte anti-parasitaire à l'intérieur des habitations.

Par ailleurs, d'après les informations fournies au cours de son audition par le Pr Benoît Vallet, directeur général de l'Anses, un capteur passif mis en place dans le cadre d'un projet de recherche aurait détecté la présence de chlordécone dans des eaux de mangrove à Mayotte en novembre 2022. Des analyses permettant de confirmer et de quantifier cette présence sont en cours.


* 19 P. Cattan et al., J. Hydrol. 2009, 368, 251 ( https://doi.org/10.1016/j.jhydrol.2009.02.020 ).

* 20 a) J. B. Charlier et al., Hydrol. Process. 2008, 22, 4355 ( https://doi.org/10.1002/hyp.7040 ) ; b) J. B. Charlier et al., J. Hydrol. 2011, 398, 155 ( https://doi.org/10.1016/j.jhydrol.2010.10.006 ).

* 21 E. Civallero et al., « Observatoire pour la Pollution Agricole aux AntilLEs (OPALE) Volet eaux souterraines Rapport d'activité 2020-2021 », Rapport BRGM RP-71130-FR, 2021 ( http://ficheinfoterre.brgm.fr/document/RP-71130-FR ).

* 22 O. Della-Rossa et al., Sci. Total Environ. 2017, 574, 1232 ( https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2016.07.065 ).

* 23 a) C. Mottes et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2019, 27, 40999 ( https://doi.org/10.1007/s11356-019-06247-y ) ; b) P. Sabatier et al., Environ. Sci. Technol. 2021, 55, 2296 ( https://doi.org/10.1021/acs.est.0c05207 ).

* 24 J. B. Charlier et al., « CHLOR-EAU-SOL - Caractérisation de la contamination par la chlordécone des eaux et des sols des bassins versants pilotes guadeloupéen et martiniquais », Rapport BRGM RP-64142-FR, 2015 ( http://ficheinfoterre.brgm.fr/document/RP-64142-FR )

* 25 a) L. Ponchant et al., « Transfert des pesticides par voies dissoutes et particulaires aux Antilles. Évaluation de la contamination par la chlordécone en rivière : rôle des voies de transfert dissout et particulaire » 2020 ( https://hal.inrae.fr/hal-02945573 ) ; b) A. Crabit et al., Environ. Pollut. 2016, 212, 615 ( https://doi.org/10.1016/j.envpol.2016.02.055 ).

* 26 C. R. Dromard et al., « Consolidation des connaissances sur la contamination de la faune halieutique par la chlordécone autour de la Martinique et de la Guadeloupe (Projet « CHLOHAL ») » 2015 ( https://archimer.ifremer.fr/doc/00429/54058/55370.pdf ).

* 27 C. R. Dromard et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2022, 29, 81546 ( https://doi.org/10.1007/s11356-022-21528-9 ).

* 28 a) Impact Mer, « Suivi chimique des stations du Réseau de Surveillance des Masses d'Eau Côtières et de Transition de Martinique au titre du marché 2019 », Rapport de campagne, 2021 ( https://www.observatoire-eau-martinique.fr/base-documentaire/document/1059 ) ; b) Observatoire de l'eau Guadeloupe, « État des eaux littorales » ( https://www.observatoire-eau-guadeloupe.fr/milieux-aquatiques/eaux-littorales/ ).

* 29 a) S. Coat et al., Environ. Pollut. 2011, 159, 1692 ( https://doi.org/10.1016/j.envpol.2011.02.036 ) ; b) C. Dromard et al., « Consolidation des connaissances sur la contamination de la faune halieutique par la chlordécone autour de la Martinique et de la Guadeloupe (Projet « CHLOHAL ») » 2015 ( https://archimer.ifremer.fr/doc/00429/54058/55370.pdf ).

* 30 a) A. Lafontaine et al., Ecotoxicol. Environ. Saf. 2017, 141, 306 ( https://doi.org/10.1016/j.ecoenv.2017.03.043 ) ; b) A. Lafontaine et al., Chemosphere 2017, 185, 888 ( https://doi.org/10.1016/j.chemosphere.2017.07.099 ) ; c) A. Lafontaine et al., Aquat. Toxicol. 2016, 176, 53 ( https://doi.org/10.1016/j.aquatox.2016.04.006 ) ; d) A. Lafontaine et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2016, 23, 20661 ( https://doi.org/10.1007/s11356-016-7273-1 ).

* 31 L. Yang et al., Chemosphere 2016, 161, 372 ( https://doi.org/10.1016/j.chemosphere.2016.07.034 ).

* 32 a) D. Monti et al., Sci. Rep. 2020, 10, 17309 ( https://doi.org/10.1038/s41598-020-73948-7 ) ; b) C. Hubas et al., Sci. Total Environ. 2022, 825, 153942 ( https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2022.153942 ).

* 33 a) S. Coat et al., Aquat. Living Resour. 2006, 19, 181 ( https://doi.org/10.1051/alr:2006016 ) ; b) X. Bodiguel et al., « Devenir de la chlordécone dans les réseaux trophiques des espèces marines consommées aux Antilles (CHLORETRO). Rapport final de Convention Ifremer. » 2011 ( https://archimer.ifremer.fr/doc/00036/14684/ ) ; c) S. Coat et al., Environ. Pollut. 2011, 159, 1692 ( https://doi.org/10.1016/j.envpol.2011.02.036 ) ; d) C. Dyc et al., Reg. Stud. Mar. Sci. 2015, 2, 158 ( https://doi.org/10.1016/j.rsma.2015.09.004 ) ; e) C. R. Dromard et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2016, 23, 73 ( https://doi.org/10.1007/s11356-015-4732-z ) ; f) C. R. Dromard et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2018, 25, 14294 ( https://doi.org/10.1007/s11356-017-8924-6 ) ; g) P. Méndez-Fernandez et al., Mar. Pollut. Bull. 2018, 137, 56 ( https://doi.org/10.1016/j.marpolbul.2018.10.012 ).

* 34 C. R. Dromard et al., Environ. Sci. Pollut. Res. 2022, 29, 81546 ( https://doi.org/10.1007/s11356-022-21528-9 ).

* 35 a) B. Salvat et al., Revue d'Ecologie 2012, 67, 12 ( https://doi.org/10.3406/revec.2012.1629 ) ; b) Virginia Department of Health, « Fish Consumption Advisory » ( https://www.vdh.virginia.gov/environmental-health/public-health-toxicology/fish-consumption-advisory/ ).

* 36 a) H. Roche et al., Revue d'Ecologie 2011, 66, 3 ( https://doi.org/10.3406/revec.2011.1553 ) ; b) B. Salvat et al., Revue d'Ecologie 2012, 67, 12 ( https://doi.org/10.3406/revec.2012.1629 ).

* 37 P. Fey et al., Sci. Total Environ. 2019, 667, 208 ( https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2019.02.311 ).

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