II. DES STRATÉGIES À BASCULER VERS UNE ÉCONOMIE CIRCULAIRE ADAPTÉE AUX TERRITOIRES ULTRAMARINS

Les auditions et les déplacements ont mis en exergue la forte volonté de tous les acteurs (collectivités, État, associations, porteurs de projets, chambres consulaires ...) de faire de la gestion des déchets une priorité et de prendre le virage de l'économie circulaire, mais en l'adaptant aux particularités des outre-mer.

A. LA PRÉVENTION, UN POTENTIEL INEXPLOITÉ

La prévention intervient à plusieurs niveaux : la conception des produits (quantité, types de matériau, durabilité), les comportements d'achat (lutte contre le gaspillage notamment) et l'autogestion des déchets (compost individuel, réparation...).

1. Le parent pauvre de la politique des déchets en outre-mer comme ailleurs

Dans son rapport précité de septembre 2022 sur les déchets ménagers, la Cour des comptes constate le décalage entre le code de l'environnement, qui affirme la priorité donnée à la prévention, et la réalité, qui relègue ce mode de traitement au second rang.

Pourtant, conformément à la loi Agec du 10 février 2020, l'objectif est de réduire de 15 % la production de déchets ménagers et assimilés en 2030 par rapport à 2010. Au niveau national, l'objectif paraît difficilement atteignable, la quantité de DMA par habitant étant pratiquement stable depuis 10 ans.

La prévention présente aussi l'avantage de réduire les coûts du service public des déchets, ce qui devrait constituer une forte incitation à faire, les outre-mer souffrant structurellement de coûts plus élevés. Selon l'Ademe, les « territoires pionniers » de la prévention des déchets auraient deux fois moins d'ordures ménagères résiduelles que la moyenne nationale et des coûts de gestion inférieurs de 22 %.

Pourtant, le constat est identique à celui de l'Hexagone. Les quantités par habitant n'évoluent pas ou peu et il est très difficile de chiffrer la part des financements et moyens consacrés à cet axe d'action .

Au niveau national, le rapport d'activité de l'Ademe pour 2021 chiffre à 9 % 78 ( * ) la part des dépenses du service public des déchets consacrée aux coûts de « structure, communication et prévention ». La part dédiée à la prévention est donc très faible, probablement autour de 2 %.

Pourtant, la prise de conscience existe et progresse. En Martinique, Belfort Birota, président du SMTVD, a notamment déclaré que « La politique qui consiste à enfouir n'est pas la bonne. On ne pourra pas indéfiniment creuser des trous. On doit mettre en place une vraie politique de réduction et de valorisation des déchets, avec les éco-organismes et les différents partenaires. C'est la priorité des priorités en matière de développement pour la Martinique et notamment de développement touristique » 79 ( * ) .

Le point d'étape réalisé en 2022 sur la mise en oeuvre du PRPGD de Martinique adopté en 2019 contient quelques indicateurs : 45 actions conduites pour un montant total de 1,2 million d'euros, 7 conventions entre les déchetteries et des structures de réemploi, une ressourcerie ouverte, 3 000 tonnes de DEEE réparées, 674 tonnes de pneus réemployés, 176 tonnes de textiles. Mais ces données restent fragiles et ne sont pas mises en perspective. On observe d'ailleurs que la quantité de DMA par habitant a augmenté entre 2016 et 2019. Les données disponibles ne permettent pas encore de savoir si le volet prévention aura permis d'inverser cette tendance depuis 2019.

En Guadeloupe, 15 % de la population régionale est couverte par un Programme local de prévention des déchets. Des projets sont en cours pour porter cette couverture à 100 %. L'évaluation des résultats obtenus par ces programmes n'existe pas encore.

À La Réunion, des initiatives ponctuelles existent également. Dans les lycées de l'île, un diagnostic a été réalisé en 2022 pour mesurer le taux de gaspillage. Il serait de 21 %. Il faudra voir si des actions dans la durée avec des résultats significatifs sont obtenues.

En Polynésie française, l'association Zéro Déchet Tahiti avait organisée le défi « Famille Zéro Déchet ».

Des dizaines d'initiatives peuvent ainsi être citées. Mais elles restent ponctuelle, peu évaluées et peinent à s'inscrire dans une stratégie et une trajectoire d'ensemble et pérenne .

2. L'exemple de Saint-Pierre-et-Miquelon

Saint-Pierre-et-Miquelon est sans doute le territoire ultramarin où la prévention et la réduction des déchets ont été le plus au coeur de la stratégie de gestion des déchets. Avec des résultats très significatifs.

En 2014, la commune de Saint-Pierre, qui gère la quasi-intégralité des déchets de ce territoire, a en effet obtenu le label Zéro Déchet Zéro Gaspillage. Elle s'engageait ainsi à déployer un ensemble d'actions pour réduire le volume des déchets et développer la collecte sélective.

L'Ademe a mis à disposition un expert. Un chargé de mission fut recruté.

Les éco-organismes se sont regroupés, notamment pour organiser des expéditions groupées (des déchets non dangereux valorisables).

La collecte du verre fut la première étape et a été accompagnée par la création d'une filière en aval (broyeur et clause dans les marchés publics routiers pour réemploi). Puis ce fut les emballages plastiques, papiers et cartons. Enfin les biodéchets.

Le résultat a été spectaculaire. Entre 2015 et 2020, la quantité de déchets ménagers non valorisables mis en décharge a été divisée par 5. Les quantités d'ordures ménagères résiduelles (OMR) - le sac gris à Saint-Pierre-et-Miquelon - est d'environ 72 kg par habitant et par an. Le reste, l'immense majorité, est orienté vers la collecte sélective, y compris les biodéchets des particuliers depuis 2018.

Par ailleurs, chaque habitant de Saint-Pierre produit en moyenne 219 kg par an de déchets ménagers et assimilés contre environ 570 en moyenne nationale. Pourtant, le niveau de vie est élevé et la collecte est efficace. Peu de flux échappe au service public des déchets.

Pour obtenir ces résultats, la municipalité a développé des campagnes de communication permanentes et élaboré un guide Zéro Déchet, largement diffusé et mis à jour chaque année. L'étroitesse du territoire et la population réduite rendent plus aisées la mise en place de ce type de stratégie.

L'expérience démontre que la communication est essentielle. Elle doit être personnalisée, massive et permanente. Dès que l'effort de communication se relâche, les comportements se dégradent (nouveaux arrivants, négligence...).

Ces résultats - réduction globale du volume et tri sélectif performant - ont été obtenus sans la mise en place d'une TEOM incitative. Toutefois, la municipalité a instauré un système qui s'y apparente et envoie un signal fort aux particuliers. La municipalité attribue chaque année une dotation de 60 sacs gris par foyer. Il n'est pas possible d'utiliser d'autres sacs. Les foyers qui dépassent ce quota doivent racheter des sacs auprès de la mairie.

Ce cercle vertueux permet de limiter la fréquence de la collecte en porte-à-porte et donc les coûts (le bac gris est ramassé une fois par semaine, de même pour le bac des biodéchets). Le climat de Saint-Pierre-et Miquelon tolère plus facilement une fréquence hebdomadaire, mais la réduction du volume et la sécurisation des bacs sont aussi des éléments clefs.

3. Le décollage du réemploi

Les outre-mer connaissent des taux de pauvreté beaucoup plus élevés qu'au niveau national. Dans ce contexte, le réemploi, la réparation et la réutilisation devraient repondre aux besoins, en particulier dans la période actuelle de hausse des prix.

La mesure de ces pratiques est toutefois difficile, car une grande partie échappe aux circuits officiels. Les petites annonces, sites en ligne ou le bouche-à-oreille sont prédominants, tout particulièrement sur des territoires insulaires.

À côté des échanges directs entre particuliers ou entreprises, les structures se multiplient : ressourceries, écopoles, recycleries émergent un peu partout dans les outre-mer, comme en métropole.

Dans la province Sud en Nouvelle-Calédonie, le secteur du réemploi est en pleine expansion depuis deux ans avec notamment le développement et la structuration du secteur associatif (La Ressourcerie, AJMD, SSVP, Croix Rouge, Hanvie...) et de quelques entreprises (vêtements de seconde main ...). La province Sud a lancé depuis trois ans un appel à projets sur l'économie circulaire avec une montée en puissance des subventions attribuées au réemploi. Un projet de création d'une pépinière d'entreprises pour le réemploi (ECOPOLE) est en cours, avec un financement de l'État important.

En Polynésie française, des expériences très intéressantes sont actuellement menées concernant les recycleries et ressourceries, notamment sur l'île de Bora Bora.

À Mayotte, le conseil départemental a lancé une étude de faisabilité.

À La Réunion, la délégation a pu visiter une ressourcerie sur la commune du Tampon. Ce local accueille aussi des ateliers de réinsertion à travers la réparation de DEEE ou le réemploi de textiles.

Dans une démarche plus économique, voire industrielle, l'association REUTILIZ à La Réunion porte le projet REUNIVERRE, en développant une solution de réemploi des contenants en verre. L'objectif du projet repose sur la mise à disposition d'un service de collecte, de lavage et de redistribution de bouteilles, barquettes et pots en verre pour les producteurs, les cafés-hôtels-restaurants et les commerçants locaux. L'objectif est double : réduire l'utilisation des barquettes plastiques et ne pas gaspiller des tonnes de verre.

Ce projet est à mi-chemin du réemploi, de la consigne et de la prestation de service.

Ce secteur du réemploi et de la réparation devrait encore connaître un essor important, au rythme de l'entrée en vigueur progressive de la loi Agec. Les fonds de réparation, financés par les éco-organismes 80 ( * ) , se mettent en place cette année et vont financer les structures de l'économie sociale et solidaire orientées vers la réparation des biens. Les outre-mer devraient en profiter eux-aussi. L'enjeu est de construire un modèle économique moins dépendant des subventions.

4. L'insularité, une opportunité : adopter ses propres normes pour prévenir l'importation de produits polluants

Au niveau national, plusieurs lois ont récemment banni l'usage de certains usages ou matières. Les plastiques à usage unique en sont l'exemple le plus connu. La loi Agec proscrit progressivement certains usages du plastique.

Des territoires ultramarins non soumis au code de l'environnement ont adopté dans leur réglementation des dispositions analogues.

Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, une loi de pays relative à l'interdiction de mise sur le marché de divers produits en matière plastique a été adoptée en 2019 ; une loi de pays avait précédemment interdit l'utilisation des ampoules à incandescence. Un projet d'interdiction de mise sur le marché des bouteilles de boisson en plastique et des piles salines est actuellement étudié. En Polynésie française et à Saint-Barthélemy, des dispositions proches sont aussi en vigueur.

Comme cela a déjà été développé à propos de la taxation de certains produits polluants (voir I.C.5.d), presque tous les biens de consommation étant importés dans les outre-mer, l'interdiction de mettre sur le marché certains produits, et donc de les importer, est une piste à approfondir.

Actuellement, c'est au Parlement et au Gouvernement qu'il appartient d'arrêter les types de produits ou usages prohibés. L'application est uniforme sur le territoire national. Toutefois, dans le cadre de l'adaptation des lois, voire d'habilitations législatives ou réglementaires accordées aux DROM 81 ( * ) , des dispositions spécifiques pourraient être prises.

Le domaine de la prévention des déchets, et en particulier de l'interdiction de certains matériaux polluants ou compliqués à recycler dans des milieux insulaires, se prêterait parfaitement à une habilitation .

Cette habilitation pourrait être sollicitée simultanément par tout ou partie des six territoires concernés (Guadeloupe, Martinique, Mayotte, Guyane, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon), chacun engageant une réflexion propre sur les matériaux et les usages qu'il souhaite interdire.

Ce travail commun, mais différencié, serait accompagné par une équipe juridique et technique dédiée au sein des ministères de la transition écologique et des outre-mer, afin de traduire dans la bonne forme juridique les souhaits exprimés.

L'usage des plastiques est le premier exemple cité. Mais certaines batteries ou piles pourraient aussi être concernées. Par ailleurs, la méthode consistant à habiliter de manière groupée plusieurs territoires sur un même sujet favoriserait les échanges entre territoires et mutualiserait les expertises. Elle permettrait aussi d'associer les entreprises des territoires à cet effort général de prévention des déchets et de changement des habitudes de consommation.

Proposition n° 16 : Habiliter les outre-mer à adopter leurs propres normes en matière d'interdiction de mise sur le marché , de consigne ou de réemploi.


* 78 Chiffres 2018.

* 79 Édition de France Antilles -- Le journal de la Martinique du jeudi 5 mai 2022.

* 80 5 % des éco-participations.

* 81 À l'exception de La Réunion qui ne peut faire usage des facultés d'habilitation prévues aux troisième et quatrième alinéas de l'article 73 de la Constitution.

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