B. DES FONDAMENTAUX QUI DEMEURENT LES MÊMES

1. Une politique étrangère définie à l'aune de préoccupations d'ordre intérieur

Le retour à une politique étrangère favorable à un réinvestissement des États-Unis sur la scène internationale ne signifie pas qu'elle bénéficie d'une priorité, bien au contraire.

Dans un pays qui a payé un lourd tribut sanitaire (plus d'un million de décès) et économique à la pandémie de Covid-19, l'urgence est de relancer l'activité et de créer des opportunités économiques. C'est l'objet des différents plans (plan de relance, plan d'investissement dans les infrastructures et plan de dépenses sociales et environnementales) aux budgets colossaux qui sont présentés par l'administration Biden en vue de créer des emplois, amorcer la transition énergétique et soutenir l'innovation technologique.

Fondamentalement, il s'agit de rénover le contrat social qui a longtemps cimenté la société américaine, mais qui s'est rompu du fait des excès de la mondialisation et des politiques dérégulatrices, lesquelles ont appauvri les classes moyennes peu ou pas diplômées, creusé les inégalités et conduit à l'élection de Donald Trump.

Désormais, la politique étrangère passe au second plan et surtout doit être une « politique étrangère pour les classes moyennes », chaque décision diplomatique devant être prise en fonction des conséquences qu'elle est susceptible d'avoir sur l'emploi et les intérêts économiques des Américains. Ainsi, si les États-Unis investissent dans des programmes de développement à l'étranger, c'est pour créer de nouveaux marchés et donc des débouchés commerciaux pour le pays. L'engagement international des États-Unis doit être au service des intérêts nationaux et donner des résultats concrets pour les citoyens.

Ce prisme explique la permanence dans la politique de Joe Biden de tendances déjà à l'oeuvre sous l'administration précédente : la priorité donnée à la compétition économique et technologique avec la Chine, dont la montée en puissance menace de déclassement l'économie américaine, la poursuite du désengagement militaire dans le reste du monde et le maintien d'une distance vis-à-vis du multilatéralisme commercial.

2. Une priorité de politique étrangère qui est et demeurera la Chine

En ce qui concerne la Chine, la continuité avec la politique de Donald Trump est complète, le Président Joe Biden n'ayant jusqu'à présent pas remis en cause les nombreuses sanctions sous forme de droits de douanes décidées par son prédécesseur.

La Chine est décrite comme la principale menace pour les États-Unis par l'ensemble des documents stratégiques américains et même comme « le défi de long terme le plus sérieux pour l'ordre international », selon les mots employés par le Secrétaire d'État Antony Blinken, le 26 mai dernier, dans sa présentation de la politique américaine vis-à-vis de la Chine.

De fait, pour la première fois, les États-Unis voient leur suprématie susceptible d'être remise en cause par un pays sur tous les plans : économique, technologique, militaire, stratégique. Au plan stratégique, les États-Unis s'inquiètent notamment de la militarisation de la présence chinoise autour de la toile d'investissement que Pékin tisse dans toutes les régions du monde, devenant le principal partenaire économique de nombreux pays. Ils constatent aussi que son rapprochement avec la Russie dans de nombreux domaines (commerce, manoeuvres militaires communes, soutiens croisés sur des campagnes de désinformation convergentes...) évolue vers la constitution d'un axe révisionniste visant à proposer un ordre international alternatif à celui promu par les Alliés au lendemain de la seconde guerre mondiale. La déclaration russo-chinoise « sur l'entrée des relations internationales dans une nouvelle ère », publiée le 4 février 2022 à l'occasion de la visite de Vladimir Poutine à Pékin pour l'ouverture des Jeux olympiques d'hiver, en atteste.

La compétition avec la Chine est donc globale , elle se déroule sur le plan stratégique et militaire, sur le plan économique et technologique (se lançant dans une course technologique, les États-Unis vont investir 117 milliards de dollars en 2022 dans la recherche et développement), mais aussi sur le terrain idéologique et des valeurs (droits de l'homme, droit international, démocratie...).

Dans sa présentation des directives provisoires de politique étrangère le 3 mars 2021, le secrétaire d'État avait indiqué que la relation avec la Chine devra être compétitive (« when it should be »), collaborative si possible (« when it can be ») et confrontationnelle s'il le faut (« when it must be » ). Les domaines de coopération possible (climat, santé...) sont réduits.

Par ailleurs, comme il l'a indiqué dans sa présentation du 26 mai dernier, si la rivalité stratégique avec la Chine s'inscrit dans la durée, les dix prochaines années seront décisives pour empêcher Pékin d'atteindre ses objectifs.

Les grandes orientations de la politique étrangère de l'administration Biden doivent se lire à travers le prisme de l'enjeu chinois . La priorité donnée à l'Indopacifique, à laquelle est consacrée une stratégie particulière, et les alliances nouées dans cette zone (l'objectif du QUAD est d'assurer un « Indo-Pacifique libre et ouvert»...) visent à contenir l'influence grandissante et les ambitions de la Chine dans cette région . De même, le réinvestissement par États-Unis des instances multilatérales vise à reconquérir le terrain laissé aux Chinois après quatre années de retrait américain sous la Présidence Trump. L'accent mis sur les droits de l'homme permet de dénoncer le génocide des Ouighours.

Dans ce contexte, la question de Taïwan , autour de laquelle se concentrent les tensions ces derniers mois, est cruciale pour les États-Unis tant au plan géostratégique (la conquête de l'île par la Chine lui assurerait la domination sur le Pacifique) qu'au plan économique (Taïwan, qui assure 21% de la production mondiale de puces électroniques, représente une part déterminante de l'approvisionnement américain). Les États-Unis ont récemment renforcé leur engagement à défendre Taïwan en cas d'attaque et engagé des négociations commerciales bilatérales avec Taipei.

3. Une volonté d'implication réduite dans le reste du monde

Du fait des priorités domestiques et de la nécessité de redéployer des ressources limitées pour prendre en compte la menace chinoise, Joe Biden a la volonté, comme ses deux prédécesseurs, de mettre fin aux grandes opérations militaires de longue durée à l'étranger . Il s'agit, selon le slogan démocrate prononcé pendant la campagne présidentielle, de « mettre fin aux guerres sans fin » qui se sont révélées coûteuses (2100 milliards de dollars pour la guerre en Irak et 2300 milliards de dollars pour la guerre en Afghanistan) et qui font l'objet d'un rejet dans l'opinion publique. Les jeunes, en particulier, n'adhèrent plus à « l'exceptionnalisme américain », cette idée que les États-Unis incarnent certains idéaux universels qu'ils ont pour mission de diffuser au reste du monde et qui leur confère une responsabilité particulière de résolution des problèmes globaux.

Il faut souligner que cette volonté d'en finir avec les grandes interventions militaires était déjà présente chez Barack Obama qui, dès 2011, avait tenté, avec l'intention d'opérer son « pivot asiatique », de désengager les États-Unis d'Irak mais avait dû y renoncer du fait de la montée en puissance de Daech dans la région.

C'est pourquoi l'une des premières décisions de Joe Biden en matière de politique étrangère aura été de mener à bien à l'été 2021, non sans précipitation et sans concertation avec ses Alliés, le désengagement militaire en Afghanistan conformément au plan négocié par son prédécesseur avec les Talibans.

Certes, les États-Unis, qui ont encore d'importants intérêts économiques (voies maritimes stratégiques que sont la Mer rouge et le Golfe arabo-persique) et géostratégiques (alliance avec Israël, endiguement de l'Iran) au Moyen-Orient, y conservent des moyens militaires conséquents, comme la base de d'Al-Udeid au Qatar, qui est la plus grande base militaire américaine à l'étranger.

Tout en assurant que les États-Unis continueront à soutenir la coalition internationale contre Daech et à renforcer les forces partenaires dans la région, la Global Posture Review présentée le 29 novembre 2021 par le ministère de la défense confirme l'objectif de réduire l'empreinte américaine au Moyen-Orient , sans toutefois indiquer concrètement de quelle manière, ce point semblant renvoyé à des décisions ultérieures nécessitant des analyses complémentaires.

Ces incertitudes tiennent sans doute en grande partie à la question de l'Iran, dont le programme nucléaire ne cesse d'avancer et se rapproche désormais du seuil de l'arme nucléaire. Les négociations engagées par l'administration Biden en avril 2021, dans une perspective plus large que celle d'un simple retour des États-Unis dans le JCPOA 8 ( * ) (elle souhaiterait notamment y intégrer le programme balistique iranien), sont infructueuses et n'ont pas empêché l'Iran de s'affranchir des contraintes posées par l'accord. Pourtant, l'administration Biden, préoccupée d'éviter une confrontation militaire avec l'Iran - en faveur de laquelle Israël plaide - s'accroche à ces négociations et cherche à favoriser la poursuite du rapprochement entre l'État Hébreu et les pays arabes, initié par Donald Trump à travers les accords d'Abraham signés en septembre 2020 et facilité par la menace iranienne . Le tout récent déplacement de Joe Biden au Moyen-Orient en juillet 2022 visait notamment à faire avancer la normalisation des relations entre l'Arabie saoudite et Israël et l'établissement d'un dialogue stratégique entre ce dernier et les pays du Golfe, tendant à permettre un partage de renseignement sur les activités militaires de l'Iran dans la région. L'objectif serait d'encourager la mise en place d'un système de défense aérienne et balistique commun à ces pays mais sans participation américaine .

Dans ce contexte, le processus de paix au Proche-Orient demeure au point mort , la présidence Biden, tout en réaffirmant son soutien à la solution à deux États sur les frontières de 1967, ne prenant pas d'initiative pour relancer les négociations de paix.

Au-delà du repli au Moyen-Orient, on note le peu d'appétence des États-Unis pour s'impliquer dans d'autres régions du monde , comme l'Afrique et l'Amérique latine , où la Chine et la Russie ne cessent pourtant d'accroitre leur présence et leur influence.

En ce qui concerne l'Afrique , Joe Biden a supprimé à son arrivée au pouvoir l'interdiction de visas imposée par Donald Trump aux pays musulmans et a affirmé dans un message à l'occasion du 34 e sommet de l'Union Africaine que les États-Unis veulent être pour l'Afrique « un partenaire dans la solidarité, le soutien et le respect mutuel ». Pour autant, leurs ambitions sur le continent demeurent limitées et passent essentiellement par une approche économique (soutien au développement et aux échanges), qui s'appuie sur une législation déjà ancienne, la loi AGOA 9 ( * ) qui favorise les exportations africaines sur le marché américain et l'action de la Millennium Challenge Corporation , agence indépendante du gouvernement américain qui fournit des subventions et une assistance économique à certains pays. Si les États-Unis sont préoccupés par la présence croissante de la Russie (notamment les milices Wagner au Mali) et concernés par les crises sécuritaires notamment en Ethiopie et au Soudan, les États-Unis n'ont manifestement pas l'intention (ni sans doute les moyens) de s'impliquer réellement sur le continent africain .

Il en est de même concernant l'Amérique latine , où le président Biden ne s'est pas encore rendu depuis son investiture en janvier 2021. Le Sommet des Amériques, qui s'est tenu début juin 2022 à Los Angeles, n'a pas donné l'impulsion espérée aux relations des États-Unis avec ses voisins. De fait, ce Sommet a surtout été marqué par les protestations de nombreux États et le boycott de plusieurs chefs d'État (dont celui du Mexique, premier partenaire économique des États-Unis dans la région) à la suite de la non invitation du Nicaragua, du Venezuela et de Cuba, le seul résultat tangible de cette réunion ayant été une « déclaration sur les migrations » destinée à gérer les migrations irrégulières vers les États-Unis.

À Cuba, malgré quelques gestes récents en matière de délivrance des visas et de facilitation des transferts d'argent interfamiliaux, l'administration Biden n'a pas renoué avec la politique d'ouverture de l'ère Obama . Ainsi Cuba reste sur la liste des États soutenant le terrorisme et donc soumis à de lourdes sanctions.

Elle a également procédé à un allégement limité des sanctions contre le Venezuela , dans le but de faciliter une reprise du dialogue entre le régime de Nicolas Maduro et l'opposition soutenue par les États-Unis. En pratique, cette dérogation limitée à l'embargo pétrolier imposé en 2019 doit bénéficier à un groupe pétrolier américain dans le contexte de pénurie d'hydrocarbures liée aux sanctions prises récemment à l'encontre de la Russie, ce qui illustre aussi un certain pragmatisme de la Présidence Biden.

Il faut noter cependant que sur le Venezuela comme sur Cuba, l'administration Biden n'a pas de marge de manoeuvre pour aller plus loin que ces concessions limitées du fait de l'opposition forte à toute politique d'ouverture au Congrès.

4. Une méfiance persistante à l'égard du libre-échange et du multilatéralisme commercial

L'arrivée au pouvoir de Joe Biden n'a pas signifié un retour des États-Unis dans le multilatéralisme commercial .

Elle a certes permis la nomination de la nouvelle directrice de l'OMC, en février 2021, qui avait été bloquée par Donald Trump. En revanche, la nomination de juges à l'organe d'appel du mécanisme de règlement des différends de même que l'engagement de discussions sur la réforme de l'OMC ont été repoussées à l'horizon 2024 lors de la 12 e conférence ministérielle de l'OMC en juin 2022.

En outre, il n'y a pas de perspective de relance des grands traités multilatéraux de libre-échange comme le partenariat transatlantique (ou de retour dans l'accord de partenariat transpacifique, quitté par Donald Trump en 2016). Sur le fond, l'administration Biden manifeste de la réticence à l'égard du libre-échange, compte tenu de ses conséquences sur l'emploi au plan intérieur, mais aussi des distorsions qu'il provoque comme l'illustre le cas de la Chine, qui a mis à profit les règles du commerce international de manière déloyale, au détriment des États-Unis.

Désormais, la priorité est donnée aux considérations nationales : élargissement de la préférence nationale dans la commande publique à travers un durcissement du « Buy American Act », renforcement de la résilience des chaînes d'approvisionnement par la consolidation des capacités de production nationale...

Pour développer leurs échanges, les États-Unis privilégient les instruments bilatéraux et les coopérations bilatérales qu'ils jugent plus efficaces, voire des cadres ad hoc à leur main, comme le Cadre économique pour l'Indopacifique (IPEF pour Indopacific economic framework ) lancé en mai 2022, rassemblant 13 pays de la région (dont le Japon, la Corée du Sud, l'Australie, la quasi-totalité des pays de l'Asean, l'Inde...) et proposant des coopérations en matière de chaînes de valeurs, numérique, technologies...

En revanche, l'administration Biden se montre favorable à la prise en compte de l'environnement et du développement durable dans la politique commerciale internationale , que ce soit à travers l'application effective des dispositions déjà prévues dans les accords - à l'exemple des clauses sociales et environnementales de l'accord USMCA passé avec le Mexique et le Canada - ou par l'inclusion de dispositions semblables dans de nouveaux instruments. Par ailleurs, les États-Unis ont rejoint en novembre 2021 les discussions structurées sur la durabilité environnementale (TESSD), une initiative plurilatérale à l'OMC visant à l'intégration de la durabilité dans la politique commerciale.


* 8 Joint Comprehensive Plan of Action.

* 9 African Growth and Opportunity Act (AGOA).

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