CINQ PLANS POUR RECONSTRUIRE
LA SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE

INTRODUCTION
-
QUELLE SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE AUJOURD'HUI ?

La guerre en Ukraine , menée par la Russie depuis février 2022, a ravivé les inquiétudes sur la capacité de l'économie française et européenne à résister aux chocs frappant les chaînes de valeur mondiales . Cette crise, qui a fortement accru le prix des matières premières, énergétiques et agricoles, hausse se répercutant dans l'ensemble des secteurs et notamment dans le domaine de l'industrie, est survenue dans un contexte déjà très incertain.

Déjà, l'irruption de la pandémie de Covid-19 à l'hiver 2020 et ses résurgences périodiques avaient fortement perturbé les chaînes de valeur globales et le commerce international de marchandises. Les tensions d'approvisionnement engendrées ont favorisé une prise de conscience en France et en Europe de la vulnérabilité de notre approvisionnement en certains biens essentiels. Au début de l'année 2018, avec la mise en place par à-coups de barrières commerciales entre les États-Unis, la Chine et l'Europe , la division internationale des processus de production avait également été mise à l'épreuve.

La succession de ces trois épisodes a favorisé la mise - ou remise - à l'agenda politique de la « souveraineté économique » . En France, depuis le printemps 2022, la souveraineté a figuré en bonne place dans les débats de la campagne présidentielle, puis désormais dans l'intitulé et les attributions de ministères économiques 1 ( * ) , bien que cette évolution ne se soit pas traduite par un changement de configuration institutionnelle. À l'évidence, nous connaissons aujourd'hui un « moment souveraineté ».

Cette inquiétude accrue pour la capacité de notre pays à définir librement ses politiques publiques - économique, énergétique ou environnementale notamment - a poussé la commission des affaires économiques à se saisir de plusieurs thématiques liées à la souveraineté au cours des dernières années . Ainsi, en 2019, Laurent Duplomb avait présenté un rapport relatif à la place de l'agriculture française sur les marchés mondiaux, qui mettait en évidence la pénétration croissante des importations sur le marché agricole et agroalimentaire français. En 2019 également, le rapport Le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique : éviter l'erreur stratégique, construire l'avenir de Sophie Primas avait mis en garde face aux risques pesant sur la vente de ce champion national, en termes de souveraineté militaire comme de leadership technologique. Le rapport d'Alain Chatillon et Olivier Henno Moderniser la politique européenne de concurrence (2020) avait également appelé à mieux articuler la politique de concurrence avec l'impératif de souveraineté économique.

En dépit de ces alertes et de la volonté affichée - si ce n'est d'affichage... - par le Gouvernement de restaurer notre souveraineté à grands coups de milliards d'euros , celle-ci figurant en bonne place au sein du plan de Relance et du plan France 2030, le constat reste sans appel : d'année en année, de crise en crise, les Français découvrent de nouvelles vulnérabilités, de nouvelles dépendances insoupçonnées . Celles qui étaient déjà connues - pour certains métaux, pour le paracétamol par exemple - ont été bien vite oubliées. Surtout, combien d'entre elles ignorons-nous toujours ? Une action volontariste de cartographie des risques, mais aussi d'identification de nos opportunités (par exemple pour réindustrialiser nos territoires), fait défaut, tout comme des plans concrets et ambitieux pour remettre enfin notre économie sur les rails de la souveraineté économique.

Cette dépendance est en effet source de risques multiples pour notre économie . Elle est source d'imprévisibilité et de fragilité pour le socle productif de notre Nation jusqu'aux activités les plus essentielles comme la production de notre alimentation, de nos produits de santé, de notre énergie. Elle expose nos entreprises, et les hommes et femmes qui y travaillent, aux aléas des échanges et de la conjoncture mondiale, pesant sur notre effort en faveur de l'emploi. Elle contribue à la dégradation inexorable de notre solde commercial, qui met en péril notre autonomie financière et budgétaire et nous impose une dette publique non soutenable. Elle est enfin une menace pour notre compétitivité lorsqu'elle confère à des acteurs ou États étrangers un pouvoir démesuré sur les prix de marché, subi de plein fouet par nos acteurs économiques . À l'heure où le pouvoir d'achat est une préoccupation majeure pour l'ensemble des Français , où notre pays renoue avec l'inflation et les pénuries, que l'on pensait reliques d'une période révolue, ces dangers revêtent une urgence toute particulière. Le projet de loi relatif au pouvoir d'achat que le Gouvernement devrait présenter au Parlement dans les semaines à venir ne peut faire l'économie d'une réflexion préalable sur notre stratégie de reconquête de la souveraineté .

L'approche des rapporteurs, il convient de le dire clairement, ne constitue pas une remise en cause du bien-fondé des échanges mondialisés ni une posture de repli national. Souveraineté n'est pas synonyme d'autarcie. Une France souveraine est une France capable de conduire une politique économique qui ne soit pas captive ni d'une autre puissance ni d'un déclin inexorable qui nous contraigne et nous résigne. Pour cela, notre pays a besoin de ses partenaires commerciaux , car il ne pourra assurer seul l'ensemble de ses besoins. Il a également besoin de la coopération européenne , pour être en mesure de rivaliser avec d'autres blocs économiques, afin de construire un marché intérieur de poids et qui puisse exporter ses normes et ses valeurs.

L'Union européenne a récemment inscrit son action économique et politique dans la continuité de la politique française de souveraineté, y préférant toutefois le concept « autonomie stratégique » économique . Il désigne « la capacité à agir de manière autonome et à choisir quand agir, dans quels domaines et avec quels partenaires partageant les mêmes valeurs 2 ( * ) ». Il s'approche, en ce sens, de notre souveraineté « à la française » désignant, en théorie politique, la capacité de « faire et de défaire les lois ». Certains voient, en l'autonomie stratégique, alternativement, un ensemble de moyens permettant d'atteindre notre objectif de souveraineté économique. Dans tous les cas, l'Union européenne a certainement retenu avec « l'autonomie stratégique » ou encore la « résilience », une sémantique plus consensuelle et « moins menaçant[e] pour les paradigmes existants 3 ( * ) » que celle de « souveraineté », trop facilement rattachable à son caractère national. Ce nouveau vocabulaire démontre quoi qu'il en soit la volonté de la Commission européenne de signaler sa bonne prise en compte du nouveau contexte international, sans fondamentalement remettre en cause sa ligne traditionnelle d'ouverture commerciale . La notion nouvelle d' « autonomie stratégique ouverte », au centre de la nouvelle stratégie commerciale de l'Union européenne adoptée en février 2021, témoigne de la difficulté à faire admettre à certains États membres la notion d'autonomie 4 ( * ) .

Par le passé, en donnant la priorité à la politique de concurrence sur les politiques industrielles, dans un contexte où pourtant, les autres blocs économiques de la planète tendaient plutôt à l'inverse, la Commission européenne n'a pas toujours été motrice dans la recherche de souveraineté économique. Elle a même parfois été perçue comme entravant certaines actions des États membres en ce sens, comme la constitution de « champions économiques », le financement public de l'innovation, ou encore la protection de nos entreprises face à des pratiques commerciales déloyales.

Cette conception de la souveraineté économique uniquement réduite à la « souveraineté du consommateur » 5 ( * ) a pu se retourner contre ce dernier, constat récemment admis par la commissaire européenne Margrethe Vestager en ce qui concerne les approvisionnements énergétiques et industriels : « Nous n'avons pas été naïfs, nous avons été cupides . Notre industrie s'est beaucoup construite autour de l'énergie russe avant tout car elle n'était pas chère. Idem avec la Chine pour de nombreux produits ou avec Taïwan pour les puces, où nous sommes avant tout allés chercher des coûts de production plus bas. Mais derrière toutes ces économies, il y avait une grosse prime de risque - la dépendance - que nous payons aujourd'hui . La leçon à tirer, c'est qu' il faudra désormais plutôt payer une prime à la sécurité . Nous devons diversifier notre approvisionnement et cela aura forcément un coût. Le gaz naturel liquéfié (GNL), par exemple, sur lequel nous allons devoir plus miser, sera plus cher. Mais avec ces coûts viendront la stabilité et la prédictibilité , qui amèneront des investissements 6 ( * ) . »

LA PRISE EN COMPTE DE LA VARIABLE (GÉO)POLITIQUE DANS LES MODÈLES ÉCONOMIQUES

Les concepts de souveraineté économique ou d'autonomie stratégique économique ont pour point commun d'être nés hors du champ de la recherche académique dans le domaine de l'économie. Jusqu'à récemment encore, seul un faible nombre d'études économiques de référence existait sur le sujet, les économistes ne s'étant approprié que récemment ce vocable d'origine juridico-politique, géopolitique voire militaire .

La plupart des modèles économiques prennent ainsi pour hypothèse une situation idéale, sans frictions aux échanges, ou agendas politiques, ou difficultés logistiques, soit une « terre plate » pourtant éloignée de la réalité vécue par les entreprises au quotidien.

C'est particulièrement le cas en matière de commerce extérieur : le risque d'attitude non coopérative d'États tiers, qui augmente en période de crise, est rarement intégré au calcul des gains associés au libre-échange. Les services de la DG commerce de la Commission européenne assument ainsi que « l'impact des tensions politiques n'a en général pas été comptabilisé dans les exercices de modélisation des gains liés à la conclusion d'un accord de libre-échange effectués jusqu'ici. Nos études d'impact sont fondées sur des projections à long terme dont l'horizon (en général d'une dizaine d'années) est découplé des évolutions conjoncturelles. »

Cette prise de position, que complètent la nouvelle stratégie commerciale de l'Union, les revues stratégiques en matière d'intrants critiques, les projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC) et les instruments de défense commerciale (règlement antisubventions distorsives, mécanisme ajustement carbone aux frontières et réciprocité dans les marchés publics) témoigne d'un changement progressif des perceptions et des objectifs au sein de l'UE, à l'initiative en particulier de notre pays .

Ce changement de « logiciel » politique est d'autant plus souhaitable que la souveraineté économique ne se fera pas sans action à l'échelle européenne , comme évoqué plus haut. Le marché unique et la régionalisation des chaînes de valeur et des échanges sont des atouts nécessaires pour rivaliser avec nos compétiteurs internationaux.

Ainsi, certains concepts récents, comme celui de « relocalisation », doivent être maniés avec prudence . Il est à la fois restrictif, puisque centré sur l'activité existante - et non sur l'innovation ou la création d'activité nouvelle - et sur l'activité située à l'étranger, au détriment parfois des considérations économiques du marché national (comme les caractéristiques de la consommation domestique). On pourrait y préférer plutôt une réindustrialisation profonde, bien que ne portant pas sur l'ensemble des produits ; une réflexion portant sur la valeur ajoutée et le raccourcissement des chaînes de valeur ; ou encore le nearshoring , c'est-à-dire la production rapprochée du marché de consommation. La souveraineté économique ne doit pas être le prétexte à un retour du protectionnisme , qui réunit contre lui le consensus des économistes et des expériences passées. Les bénéfices de l'ouverture réciproque des marchés, de la diversification de l'approvisionnement et de l'élargissement des choix du consommateur sont un acquis certain de l'ère des échanges mondialisés.

Enfin, les rapporteurs partagent la conviction qu'à long terme, il n'est pas de souveraineté sans compétitivité dans une économie ouverte. Seule une amélioration durable de l'environnement économique, fiscal, institutionnel et même culturel de l'activité en France saura l'ancrer sur le territoire. Au-delà des cinquante recommandations formulées par le présent rapport, l'effort de compétitivité doit donc être poursuivi, au service de notre souveraineté économique.


* 1 Ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire ; Ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

* 2 Suzana Anghel, Beatrix Immenkampf, Elena Lazarou, Jérôme Leon Saulnier, Alex Benjamin Wilson, « Sur le chemin de l'autonomie stratégique. L'Union européenne dans un environnement géopolitique en mutation », septembre 2020, Service de recherche du Parlement européen. En ligne : https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2020/652096/EPRS_STU(2020)652096_FR.pdf

* 3 Suzana Anghel, Beatrix Immenkampf, Elena Lazarou, Jérôme Leon Saulnier, Alex Benjamin Wilson, « Sur le chemin de l'autonomie stratégique. L'Union européenne dans un environnement géopolitique en mutation », septembre 2020, Service de recherche du Parlement européen. En ligne : https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2020/652096/EPRS_STU(2020)652096_FR.pdf

* 4 Dans sa contribution à la consultation ouverte par la Commission européenne, la Confédération des entreprises suédoises indiquait par exemple « se sentir peu à l'aise avec le mot « autonomie », qui fait allusion à l'idée de se fermer de l'économie mondiale ».

* 5 Niklas Olsen, The Sovereign Consumer , 2019.

* 6 Derek Perrotte, « Vestager : "Avec l'énergie russe, l'Europe n'a pas été naïve, elle a été cupide" », 24 mai 2022, Les Échos . En ligne : https://www.lesechos.fr/monde/europe/avec-lenergie-russe-leurope-na-pas-ete-naive-elle-a-ete-cupide-1409154

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page