II. UNE LÉGISLATION NOVATRICE MAIS À RENFORCER

La proposition de règlement constitue une première réponse relativement ambitieuse à la prolifération des contenus illicites et préjudiciables sur internet. Elle mériterait cependant d'être précisée et amendée sur plusieurs points.

Le périmètre des acteurs concernés devrait être précisé afin de mieux adapter les obligations au niveau de risque (A). Les dispositions concernant la modération devraient être amendées afin de les rendre plus efficaces et de mieux garantir la liberté d'expression (B). Les spécificités posées par les systèmes algorithmiques devraient être mieux prises en compte (C). Enfin, les modalités de contrôle du règlement devraient être améliorées (D).

A. MIEUX ADAPTER LE PÉRIMÈTRE DU RÈGLEMENT À LA RÉALITE DES RISQUES EN LIGNE

1. Élargir le périmètre des opérateurs de service en ligne concernés
a) Les moteurs de recherche

Les moteurs de recherche ne sont pas explicitement inclus dans la proposition de la Commission. Il semble cependant justifié de les soumettre a minima aux obligations communes prévues par le règlement pour l'ensemble des fournisseurs de services intermédiaires.

Ø Inclure les moteurs de recherche dans la liste des fournisseurs de services intermédiaires concernés par le règlement.

En effet, les moteurs de recherche les plus répandus, loin de simplement transmettre des informations, contribuent, par le biais de leurs algorithmes d'ordonnancement des résultats de recherche, à classer et sélectionner ces contenus . Surtout, la position quasi monopolistique du moteur de recherches de Google, qui capte plus de 90 % des recherches sur internet, en fait un véritable « contrôleur » de l'accès à l'information . Il serait donc souhaitable, ainsi du reste que l'a proposé le Gouvernement français lors des négociations au Conseil, que les moteurs de recherche dépassant un certain nombre d'utilisateurs au sein de l'Union puissent être soumis aux mêmes obligations que celles imposées aux très grandes plateformes, notamment en termes d'évaluation et d'atténuation des risques systémiques.

Ø Soumettre les très grands moteurs de recherche à des obligations supplémentaires calquées sur celles des très grandes plateformes.

b) Les services de vente en ligne

La vente de produits contrefaits, non conformes et dangereux constitue un enjeu majeur, dans la recherche d'un environnement en ligne plus sûr .

Or la dernière enquête sur la sécurité des produits de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), publiée le 15 octobre 2021, a montré que près des deux tiers des produits vendus en ligne sur les dix places de marché en ligne les plus utilisées en France étaient n'étaient pas conformes à la réglementation , près de 30 % étant en outre dangereux. Il convient qu'au-delà des obligations qui incombent aux vendeurs eux-mêmes, les places de marché puissent également être contrôlées.

Plus récemment, la DGCCRF a, sur la base du droit des consommateurs 42 ( * ) , demandé, en dernier recours, le déréférencement du site de vente en ligne Wish , en raison de la non-conformité d'un nombre important de produits.

Dans la proposition de règlement présentée par la Commission européenne, les dispositions spécifiques à la vente en ligne sont réduites à la portion congrue :

- par exception au principe de responsabilité limitée des hébergeurs , il serait possible d'engager celle d'une plateforme permettant la vente en ligne, lorsque le consommateur pourrait être amené à croire que la transaction s'effectue avec la plateforme elle-même (art. 5 (3)) ;

- les plateformes permettant la vente en ligne seraient également tenues de vérifier , dans la mesure du raisonnable, l'identité, les coordonnées et la qualité des vendeurs utilisant leurs services et d'organiser leur interface de manière à permettre à ces derniers de se conformer à la législation européenne en matière de protection des consommateurs et de sécurité des produits (art. 22).

La modestie de ces mesures se justifie par l'existence d'une abondante réglementation sectorielle, existante et à venir 43 ( * ) , au niveau européen comme au niveau national : les relations entre les consommateurs et les entreprises restent, en l'état actuel des choses, liées à la réglementation européenne générale concernant la protection des consommateurs 44 ( * ) , ainsi que, au plan national, au Code de la consommation.

Néanmoins, prenant acte du fait qu'au-delà des places de marché en ligne, de nombreux fournisseurs de services sur internet, permettent, quand bien même il ne s'agit pas de leur activité principale, de conclure des contrats de vente en ligne (y compris les réseaux sociaux, par exemple Facebook Marketplace 45 ( * ) ), vos rapporteures partagent l'opinion de la plupart des associations de consommateurs, selon laquelle le DSA peut être un bon instrument pour introduire un certain nombre de dispositions horizontales en matière de vente en ligne , en complément des autres textes européens spécifiques. Les dispositions concernant spécialement les services de vente en ligne devraient s'appliquer à l'ensemble des plateformes en ligne permettant la mise en relation d'un client et d'un vendeur professionnel et la conclusion de contrats de vente de biens ou de services avec un vendeur professionnel, au-delà des seules places de marché en ligne, dont c'est l'activité principale.

En outre, lorsqu'elle ne se sont pas conformées aux obligations concernant la traçabilité des professionnels utilisant leurs services prévues par le règlement (art. 22), et qu'en conséquence, aucun tiers basé dans l'Union ne peut être tenu responsable pour les dommages causés à un consommateur, la responsabilité des plateformes ayant permis la conclusion du contrat de vente devrait pouvoir être engagée , notamment lorsqu'il s'agit de produits dangereux.

Ø Permettre que les plateformes en ligne permettant la conclusion de contrats de vente puissent être tenues pour responsables des dommages causés par la vente de produits illicites par le biais de leurs services, lorsqu'elles ont manqué à leurs obligations de diligence.

Par ailleurs, afin d'améliorer la lutte contre la vente de produits contrefaits en ligne, il serait utile de retirer des critères de définition des « signaleurs de confiance » la « représent[ation] des intérêts collectifs » (art. 19). Cela permettrait à des entreprises particulièrement affectées par la contrefaçon, autant qu'à des groupements professionnels défendant leurs intérêts, de bénéficier, après accord des autorités de régulation nationales compétentes, d'un traitement préférentiel de leurs signalements, propre à accélérer le signalement et le retrait de produits contrefaits.

Ø Élargir la définition des « signaleurs de confiance » afin de permettre à des entreprises d'y prétendre.

2. Détermination des seuils pour les petits opérateurs et les très grandes plateformes
a) Les petites entreprises et microentreprises bénéficient de certaines exemptions
(1) Revoir la définition des petites entreprises pouvant être exemptées de certaines obligations

Dans un souci de ne pas faire peser sur les petites entreprises, et en particulier sur les startups, une charge administrative trop lourde , susceptible d'entraver leur développement, la proposition de la Commission dispense les petites entreprises et microentreprises 46 ( * ) de l'ensemble des obligations applicables spécifiquement aux plateformes (art. 16), ainsi que de la publication du rapport de transparence sur la modération prévu à l'article 13 (art. 13 (2).

Dans sa résolution de 2018 sur la responsabilité partielle des hébergeurs 47 ( * ) , le Sénat avait déploré que le même souci d'alléger la charge pesant sur les petites entreprises numériques, alors en plein développement, ait abouti 20 ans plus tard à l'écrasement de l'écosystème européen par les GAFAM. La situation est cependant ici différente, dans la mesure où le franchissement de certains seuils prévus par le règlement induira immédiatement une soumission aux obligations de droit commun .

En outre, les exemptions prévues pour les petites plateformes ne concernent pas la mise en place du mécanisme de notification et action ni, a fortiori , les conditions d'engagement de leur responsabilité .

Ainsi, même si vos rapporteures remarquent que certaines dispositions, comme les obligations de transparence concernant la publicité ciblée et les systèmes de recommandation, intégrées dès la conception ( by design ), n'engendreraient quasiment aucun coût supplémentaire pour les petits opérateurs , dans la mesure où ces coûts seraient absorbés dans le développement des systèmes 48 ( * ) , elles conviennent que d'autres dispositions risqueraient de représenter une charge excessive pour les petites entreprises.

En revanche, elles s'interrogent sur les critères retenus pour qualifier les entreprises exemptées d'obligations. En effet, dans l'écosystème numérique, l'audience d'une plateforme n'est pas forcément proportionnelle à son chiffre d'affaire ou à son nombre d'employés . La Commission ayant choisi une approche fondée sur le risque, il semblerait plus pertinent, à défaut de pouvoir matériellement procéder à l'évaluation du risque pour chaque petite entreprise, de retenir comme critère d'exemption un critère d'audience, plus simple à mesure.

Ø Substituer aux critères de chiffre d'affaire et de nombre d'employés un critère d'audience, pour qualifier les petites entreprises dont les obligations seraient allégées.

(2) Restreindre ces exemptions pour la vente en ligne

Compte tenu des risques de préjudices individuels directs et immédiats susceptibles d'être causés par la vente en ligne de produits ou services illicites , en particulier de produits dangereux , il semble en revanche inapproprié que les obligations spécifiques applicables aux activités de vente en ligne soient différenciées en fonction de la taille des opérateurs. De telles exemptions ne sont d'ailleurs pas prévues dans les réglementations sectorielles concernant la protection des consommateurs.

En outre, une telle approche pourrait in fine aboutir à miner la confiance des consommateurs envers les petites places de marché en ligne , réputées plus permissives, et entraver leur développement, leur portant ainsi préjudice sur le long terme.

Ø Supprimer les exemptions prévues pour les petites entreprises, en ce qui concerne les obligations relatives à la vente en ligne.

b) Définition des très grandes plateformes

Les très grandes plateformes sont définies à l'article 25 du règlement comme ayant un nombre mensuel moyen d'utilisateurs actifs dans l'Union supérieur ou égal à 10 % de la population, soit actuellement 45 millions (art. 25 (1)).

(1) Préciser les modalités de calcul du seuil en annexe du règlement

Cette assiette de 45 millions d'utilisateurs devrait être précisée , afin d' éviter que des sociétés détenant plusieurs types de services , telles que par exemple Facebook et Instagram, Google et YouTube, ne requalifient opportunément certaines parties de leurs activités afin d'échapper aux obligations spécifiques associées au franchissement de ce seuil.

De manière plus générale, en vue d'une meilleure sécurité juridique , vos rapporteures recommandent - comme elles l'avaient, du reste, demandé dans leur proposition de résolution européenne sur la proposition de règlement sur les marchés numériques (DMA) 49 ( * ) - que la méthodologie pour calculer le nombre mensuel moyen d'utilisateurs actifs soit annexée au règlement, plutôt que déterminée ultérieurement par actes délégués (art. 25 (3)).

Cela aurait en outre l'avantage de ne pas retarder l'entrée en application des règles spécifiques applicables aux très grandes plateformes après entrée en vigueur du règlement.

La Commission conserverait par ailleurs la possibilité d'adopter ultérieurement des actes délégués pour ajuster le seuil en fonction des variations de la population européenne.

Ø Annexer au règlement la méthodologie de calcul des seuils qualifiant les « très grandes plateformes »

(2) Confier la mesure du nombre d'utilisateurs à des tiers

Le règlement prévoit actuellement que la qualification de « très grande plateforme » soit déterminée par l'autorité de régulation nationale du pays d'établissement du fournisseur (art. 25 (4)), sur la base de déclarations faites par les plateformes elles-mêmes (art. 23 (2) et (3)).

Même si les autorités nationales seraient habilitées à demander aux plateformes relevant de leur compétence des informations complémentaires et des justifications quant aux chiffres transmis, il serait préférable que le calcul du nombre d'utilisateurs des plateformes soit effectué par des tiers certifiés par les autorités nationales compétentes.

Ø Confier la mesure du nombre d'utilisateurs à des tiers certifiés.

(3) Prendre en compte des critères complémentaires pour désigner les plateformes présentant des risques systémiques

Le critère d'audience retenu par la Commission européenne pour qualifier les « très grandes plateformes », susceptibles de présenter des risques systémiques, a l'avantage d'une relative simplicité .

Il apparaît cependant insuffisant pour déterminer l'ampleur des risques systémiques représentés par telle ou telle plateforme, car il ne prend pas en compte :

- d'éventuelles disparités régionales au sein de l'Union : dans certains pays ou certaines régions d'Europe, des plateformes de taille relativement modeste en valeur absolue pourraient avoir un taux de pénétration important, présentant ainsi des risques systémiques susceptibles d'affecter l'ensemble de l'Union ;

- de la nature des publics visés : des services s'adressant spécifiquement à de jeunes publics , plus vulnérables - comme le réseau TikTok, dont près de 40 % des utilisateurs seraient âgés de 13 à 17 ans - sont susceptibles de poser des risques systémiques accrus.

Une analyse plus fine devrait pouvoir être proposée, tenant compte, notamment, du type de services proposé par la plateforme, et des publics visés. Ces critères complémentaires devraient pouvoir être pris en compte par les régulateurs nationaux et européen pour déterminer au cas par cas si une plateforme n'atteignant pas le seuil de 45 millions d'utilisateurs devrait néanmoins être soumise aux mêmes obligations renforcées que les très grandes plateformes .

Ø Permettre aux autorités de régulation de soumettre certaines plateformes n'atteignant pas le seuil de 45 millions d'utilisateurs aux mêmes obligations renforcées que les très grandes plateformes, sur la base de critères complémentaires, notamment le taux de pénétration chez les mineurs.


* 42 Art. L. 521-3-1 du Code de la consommation.

* 43 Cf. ci-dessus. D'autres textes en discussion, comme le futur règlement général sur la sécurité des produits (RGSP) (proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la sécurité générale des produits, modifiant le règlement (UE) n° 1025/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 87/357/CEE du Conseil et la directive 2001/95/CE du Parlement européen et du Conseil, COM(2021) 346 final), contiennent des dispositions spécifiques sur ce sujet.

Les relations entre les vendeurs professionnels utilisant des plateformes de vente en ligne et ces dernières ont déjà fait l'objet d'une réglementation européenne, via le règlement « P2B », entré en application en juillet 2020, qui prévoit pour les plateformes des obligations de transparence et d'équité envers leurs utilisateurs professionnels.

* 44 Directive (UE) 2019/2161 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2019 modifiant la directive 93/13/CEE du Conseil et les directives 98/6/CE, 2005/29/CE et 2011/83/UE du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne une meilleure application et une modernisation des règles de l'Union en matière de protection des consommateurs.

* 45 Dans la proposition de RGSP, par exemple, les réseaux sociaux ayant une activité de place de marché sont également couverts.

* 46 Au sens de l'annexe de la recommandation 2003/361/CE, soit employant moins de 50 employés et réalisant un chiffre d'affaire annuel inférieur à 10 M€.

* 47 Résolution européenne du Sénat n° 31 (2018-2019) du 30 novembre 2018, sur la responsabilisation partielle des hébergeurs.

* 48 Étude d'impact, p. 52.

* 49 Proposition de résolution européenne n° 33 (2021-2022) précitée, devenue résolution européenne du Sénat n° 32 (2021-2022) précitée.

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