EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 24 novembre 2021, sous la présidence de M. Philippe Paul, vice-président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport de MM. Pascal Allizard et Yannick Vaugrenard, sur les crédits de l'environnement et de la prospective de la politique de défense.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - À l'instar des programmes 146 et 178, les crédits du programme 144 s'inscrivent dans la trajectoire de la loi de programmation militaire (LPM). D'un montant de 1,77 milliard d'euros, ce programme augmentera de 5,6 % par rapport à 2021, soit un peu plus que les 3,9 % de croissance de l'ensemble du budget de la mission « Défense ».

Toutefois, cette hausse est inégalement répartie, avec 0,8 % pour le renseignement - direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) - et 11 % pour le financement des études amont et la prospective de défense.

En matière de recherche et innovation, l'engagement de porter à 1 milliard d'euros les crédits d'études amont est respecté. Pour autant, nos auditions ont mis en lumière trois points de vigilance majeurs.

Concernant la mobilisation des crédits d'études amont supplémentaires, nous avons observé, avec les groupements d'industriels de la défense, deux motifs de préoccupations. Tout d'abord, la part des crédits affectés à la recherche dans le renseignement et le terrestre régresse. Or, les études associées au développement du programme Scorpion, par exemple, ne sont pas achevées. Le chef d'état-major de l'armée de terre a rappelé devant la commission que le concept de « gagner la guerre avant la guerre » devait se traduire dans la doctrine d'emploi des forces terrestres par davantage de recherche et d'innovation dans la numérisation du champ de bataille.

Nous avons également constaté que, sur les 821 millions d'euros de crédits alloués en 2020, 121 millions d'euros d'autorisations d'engagement (AE) et 65 millions d'euros de crédits de paiement (CP) n'avaient pas été consommés ; il faudra donc veiller à ce que le milliard d'euros d'études amont soit bien fléché et dépensé.

Un autre point de vigilance concerne l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (Onera) et le nouveau contrat d'objectifs et de performance (COP) en train d'être négocié pour la période 2022-2026. Il faut signaler la validation des objectifs du précédent COP et dire que l'Onera revient de loin. Nous avions noté, l'an dernier, que l'augmentation de 106 à 110 millions d'euros en 2021 était un « revirement bienvenu, quoique tardif et limité » après des années de décroissance ; alors, que dire de la prévision en baisse pour 2022 de la subvention pour charges de service public...

Envisager une diminution de crédits dès la première année du nouveau COP ne semble pas justifié ; il y a comme une contradiction à donner moins et demander plus. Je peux citer, par exemple, le renforcement du partenariat entre l'opérateur et la délégation générale à l'armement (DGA), mais aussi sa participation au plan de relance. Le montant de la subvention pour charge de service public doit progresser, a minima , au prorata des charges nouvelles imposées par l'autorité de tutelle. L'ordre de grandeur se situe davantage autour de 120 millions d'euros que de 108 millions d'euros.

Enfin, je souhaite revenir sur les problèmes d'accès au financement bancaire des petites et moyennes entreprises (PME) et petites et moyennes industries (PMI) de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Ce sujet, que nous avions défriché l'an dernier, mérite d'être approfondi. Nous avions observé une forme de déni de la part de l'État et des banques, en décalage avec les difficultés rencontrées en particulier par les petites entreprises et start-up de défense.

On peut clairement discerner un mouvement de restriction sur le financement des activités de défense, avec le retrait officiel de certains pays - la Norvège par exemple - et de certaines banques - HSBC - de toute opération d'armement. Sur le front des organisations non gouvernementales (ONG), la pratique du « name and shame » se développe plus particulièrement encore depuis que le traité sur l'interdiction des armements nucléaires est entré en vigueur, le 22 janvier dernier. Rappelons que les pays détenteurs de l'arme nucléaire ne sont pas signataires ; ce traité ne s'applique donc pas à la France.

La direction générale du Trésor nous a confirmé qu'en aucun cas les banques françaises ne s'étaient retirées du financement des industries de défense. Pour information, la première partie de cette audition a été marquée par un déni total ; il a fallu lourdement insister pour enfin parler du sujet.

L'administration a procédé à une enquête ; celle-ci a révélé que 60 % des entreprises de défense ont rencontré des difficultés de financement à l'export. Dans la moitié des cas, ces difficultés sont dues à la nature du pays de destination des exportations d'armes - une dizaine de pays sensibles, comme l'Arabie saoudite. Dans l'autre moitié des cas, il s'agit de difficultés inhérentes à la surface ou la fragilité financière de l'entreprise.

Il y a donc clairement un double langage des banques qui acceptent de financer les « gros contrats » - Rafale, frégates et autres -, mais pas les « petits contrats » pour lesquels le risque prime.

Nous estimons que l'autonomie stratégique de notre industrie impose une réflexion sur l'articulation entre la procédure d'autorisation d'exportation délivrée par la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) et les méthodes d'analyse et de conformité mises en oeuvre par les banques.

Nous sommes arrivés à cette situation paradoxale où l'autorisation gouvernementale d'exportation ne produit aucun effet sur l'autorisation de financement. Quand un pays est capable de ce genre de contradiction, il est grand temps qu'il se remette en question. Cela doit aussi nous inciter à réfléchir à une solution de fonds souverain de défense.

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur. - J'ajoute aux observations de Pascal Allizard que le contexte stratégique nous impose de décrypter des signaux qui peuvent apparaître comme faibles aujourd'hui, afin de prévenir les menaces de demain et aussi de tester la fiabilité de nos propres alliés. Cependant, les propos de notre ministre des affaires étrangères et de notre ministre des armées n'avaient rien de rassurant quant à notre capacité à être écouté et respecté.

J'en viens au volet budgétaire du renseignement. Fixés à 409 millions d'euros, les crédits de l'action « Recherche et exploitation du renseignement intéressant la sécurité de la France » sont en hausse de seulement 0,8 %. Cette hausse s'avère très contrastée. On observe ainsi une baisse des dépenses de fonctionnement, d'équipement et d'intervention de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et une progression de 92 % de celles de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) ; pour cette dernière, l'année 2022 correspondra à un saut qualitatif majeur.

Après une hausse de 11 % de ses crédits en 2021, qui ont atteint le montant de 388 millions d'euros, le budget de la DGSE fléchira de 3,6 % en 2022. Cette baisse intervient peut-être au plus mauvais moment, alors que s'accumulent les comportements agressifs et les menaces de potentiels adversaires, mais aussi parfois de nos propres alliés, comme en témoignent le retrait américain précipité d'Afghanistan ou encore la survenue de coups d'État au Mali et dans d'autres pays partenaires d'accord de défense avec la France.

La course technologique et l'augmentation des effectifs techniques sont la condition sine qua non pour ne pas décrocher par rapport à nos alliés, notamment britannique et américain. Cela pose la question de l'attractivité des conditions de recrutement et de fidélisation par rapport au niveau de rémunération du secteur privé dans le numérique et le cyber ; et cela suppose un effort accru au niveau des crédits pour le personnel.

Si notre ambition en matière de souveraineté nationale doit rester élevée, la question se pose de réorienter nos moyens pour se maintenir à niveau dans la compétition internationale. Ce maintien à niveau passe par l'expérimentation de capacités spatiales, la poursuite de l'effort sur les technologies de rupture et de dissuasion, et surtout, pour rattraper nos compétiteurs directs et nos partenaires, par le développement d'une solution souveraine d'outils cyber, de nos capacités d'observation sur tout le spectre des moyens de renseignement, ainsi que par le renforcement de nos effectifs en personnels techniques chargés des systèmes d'information et de communication. À titre d'exemple, les effectifs de la direction technique de la DGSE ne représentent aujourd'hui qu'à peine la moitié de ceux de notre homologue britannique en charge des communications.

Il s'agit d'un point crucial, dont la ministre des armées semble avoir pris la mesure, puisqu'elle a annoncé le recrutement de 770 cyber-combattants, en plus des 1 100 initialement prévus par la LPM d'ici à 2025.

Le projet de déménagement du siège de la DGSE du boulevard Mortier à Paris vers le fort de Vincennes participe aussi de cette montée en puissance d'ici à 2028. À titre de comparaison, les Britanniques ont procédé à leur grande opération immobilière en 2014 et les Allemands ont déménagé leur siège à Berlin en 2018.

À une autre échelle, il faut noter la priorité donnée à la DRSD en 2022. Cette direction chargée de la sécurité des emprises militaires ainsi que des entreprises de la BITD connaîtra une transition majeure et inédite, avec la construction d'un nouveau bâtiment pour la direction centrale, le développement d'un système d'information de renseignement de contre-ingérence de défense (Sircid) et de capacités techniques cyber.

L'année 2022 marquera la montée en puissance de la DGSE - recrutements et développements cyber - et de la DRSD - crédits d'investissement presque quintuplés, hausse des effectifs. Cependant, deux motifs de vigilance demeurent : d'une part, peut-on escompter une stabilisation des dépenses de fonctionnement pour la DGSE ? D'autre part, l'objectif stratégique de la LPM 2019-2025 est-il à la hauteur des besoins de rattrapage capacitaire ou se limite-t-il à un simple maintien à niveau ?

L'effort à accomplir dans la prochaine LPM devra être particulièrement conséquent.

M. Cédric Perrin. - Ma remarque concerne les projets de technologies de défense (PTD), le nouveau nom des programmes études amont (PEA). Les crédits sont passés à 1 milliard d'euros, comme cela avait été annoncé dans la LPM. Je m'interroge sur la réalité de ce milliard d'euros. En 2017, les crédits s'élevaient à 750 millions d'euros. Depuis, le Gouvernement a créé l'Agence de l'innovation de défense (AID). Avec le recul, ne considérez-vous pas que cette agence manque d'autonomie hiérarchique et financière ?

Aujourd'hui, la captation de l'innovation est le grand défi. Nous avons bien conscience que la DGA n'est pas réformée de manière à pouvoir capter cette innovation. Ce milliard d'euros dédié aux PTD correspond-il à une réalité ? Ou dissimule-t-il le fonctionnement d'une AID créée sans qu'on lui attribue de budget particulier ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Lors des auditions que nous avons menées avec Cédric Perrin, les petites et moyennes entreprises (PME) en capacité d'exporter nous ont expliqué qu'elles avaient un énorme souci avec les banques. Bien sûr, les banques étant des institutions privées, nous ne pouvons pas faire pression. La création d'un fonds souverain est-elle une proposition ? Une réelle volonté existe-t-elle ?

Les Britanniques investissent le double de ce que nous faisons dans les services de renseignement. Le déficit de la France est criant, malgré des augmentations. Mais comme nous n'avons pas procédé à la clause de revoyure de la LPM, nous restons sur le budget voté en 2018. Cela va-t-il poser des problèmes dans les prochaines années ? Nous devrions sans doute investir beaucoup plus sur cette ligne budgétaire et faire en sorte qu'elle soit prioritaire.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Je partage complètement votre commentaire, monsieur Perrin. Je rappellerai quand même qu'à la différence d'un opérateur, l'AID ne dispose pas de budget propre - il a un rôle de pilotage des crédits autour des PTD que vous avez mentionnés. En dépenses réelles, l'expérience des années précédentes démontre que cette croissance de crédits n'est pas toujours consommée, une réalité dommageable que nous retrouvons dans le développement de certains programmes, et qui a d'ailleurs fait l'objet d'un commentaire de votre part sur le programme 146.

La question du fonds souverain revient depuis quelque temps. Le fonds Definvest et le Fonds Innovation Défense (FID) existent mais sommes-nous à la hauteur de l'enjeu ? Les professionnels de la défense, avec leur groupement, sont en train d'essayer de constituer un fonds souverain à la hauteur de la problématique.

Nous avons affaire à une forme un déni. Effectivement, les banques sont privées, et toutes nos grandes banques françaises sont exposées au risque d'extraterritorialité du droit américain. Je rappelle d'ailleurs que, dans notre rapport sur la Chine, l'une de nos propositions consiste à la création d'une extraterritorialité du droit européen.

Contrairement à l'Allemagne, nous ne disposons pas d'un réseau de banques régionales, qui sont dissociées de ce risque et qui peuvent donc accompagner les entreprises allemandes qui souhaitent exporter. Par ailleurs, si nos grands industriels n'ont pas de problème de financement pour exporter, leurs fournisseurs en ont.

Il s'agit d'un vrai sujet qui peut fragiliser notre base industrielle de défense ; c'est la raison pour laquelle nous ne lâcherons pas. L'audition des trois représentants de la direction générale du Trésor a été révélatrice, nous avons dû insister pour pouvoir aborder le sujet.

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur. - L'ambiance de l'audition de la direction générale du Trésor était particulière, avec des non-dits et une non-reconnaissance de ce qui apparaissait comme une évidence après l'audition des représentants des petites entreprises, en particulier.

Il ne faut pas lâcher l'affaire, notamment pour des raisons économiques. Nous pouvons comprendre que les banques soient parfois un peu frileuses, car elles peuvent être sollicitées de manière un peu particulière par un certain nombre d'organisations non gouvernementales (ONG). Néanmoins, un budget de la défense a été voté et il faut le dépenser.

Au-delà du fonds souverain qui a été évoqué, je pense que nous aurons l'occasion de rencontrer, tous ensemble, la direction générale du Trésor et les responsables d'entreprises et des systèmes bancaires. Sinon, nous aurons des difficultés, même si cela avance de manière intéressante.

S'agissant de nos amis britanniques, la LPM actuelle a fait preuve d'une ambition intéressante par rapport au renseignement, mais qui ne se suffira pas pour rattraper notre retard par rapport aux Britanniques, aux Allemands ou encore aux Américains. C'est la raison pour laquelle j'ai terminé mon propos en insistant sur le fait que, au-delà de la LPM 2019-2025, dans la LPM suivante, si nous souhaitons être à niveau, les forces devront être particulièrement importantes dans le domaine du renseignement, à la fois sur les aspects techniques, technologiques et humains, j'insiste sur ce dernier point.

Nous avons beaucoup progressé sur les aspects techniques et technologiques, mais le renseignement humain est essentiel, ce que nous avons parfois tendance à ignorer.

M. Cédric Perrin. - Concernant les PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), nous parlons beaucoup de la difficulté de l'accompagnement bancaire et je suis parfaitement d'accord. Nous sommes également en phase sur l'importance du fonds souverain, qui est indispensable pour pouvoir capitaliser nos entreprises, conserver nos emplois, nos richesses et nos savoir-faire.

S'agissant des PTD, nous avions rédigé un rapport en 2019 dans lequel nous avions préconisé qu'une partie des PTD soit fléchée sur les ETI et les PME pour éviter que les sept grandes entreprises ne captent 99 % des PTD. Qu'en est-il aujourd'hui ?

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Il faut indiscutablement avancer, mais pour le moment la situation est bloquée. Les banques disposent de leurs ressources et de leur propre accès au marché, et elles en font l'usage qu'elles jugent justifié. Yannick Vaugrenard l'a indiqué, il va falloir mettre tout le monde autour de la table pour essayer d'avancer. Mais pour ce faire, il faut que les derniers réticents sortent du déni, ce qui n'est pas le cas jusqu'à présent.

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur. - Je partage l'avis et la proposition de Cédric Perrin. Nous pourrions demander en effet un ciblage d'une partie des PTD en direction des PME et des ETI, une discussion que nous devrons avoir avec la direction générale du Trésor, le système bancaire et les représentants des différentes entreprises.

M. Olivier Cadic. - Pascal Allizard et moi-même avions travaillé, avec succès, sur le dossier Photonis, puisque cette société est restée en France. Cette année, j'ai évoqué avec le délégué général pour l'armement (DGA) la question de Cilas, qui doit être acquise par Safran, ArianeGroup lui vendant ses parts.

Une ETI, Lumibird, qui détient 38 % de Cilas, a fait une proposition pour acquérir 100 % des parts afin que Cilas reste française. Or nous avons vu avec quelle légèreté la DGA laisse filer Cilas en donnant la majorité à Safran.

Puisque nous défendons les ETI, la question qui se pose est la suivante : à quel moment pouvons-nous demander à être informés sur ce type de sujet afin de pouvoir discuter des décisions du DGA ? Avez-vous été mis au courant de cette décision, messieurs les rapporteurs ?

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Nous n'exerçons pas de tutelle sur la DGA, elle ne nous dit que ce qu'elle a envie de nous dire. Par ailleurs, sur ces dossiers, ce sont les acteurs inquiets qui nous alertent, et pas les canaux officiels. Enfin, d'un point de vue strictement financier, nous n'avons pas d'outils pour répondre à votre question.

La commission donne acte de leur communication aux rapporteurs et en autorise la publication sous la forme d'un rapport d'information.

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