EXAMEN EN COMMISSION

La commission des affaires européennes s'est réunie le jeudi 7 octobre 2021, sous la présidence de M. Alain Cadec, vice-président, pour l'examen du présent rapport. À l'issue de la présentation, le débat suivant s'est engagé :

M. Alain Cadec , président . - Je vous félicite au nom de la commission pour la qualité de votre rapport. On peut en effet lire dans la presse de ce matin qu'une ancienne salariée de Facebook « accuse le géant mondial de mettre sciemment en danger les jeunes générations et d'accentuer les tensions sociales ». Cela va très loin ! Il faut donc être vigilants et agir.

M. André Gattolin . - La directive e-commerce s'est traduite dans le droit français par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, dont le discours sous-jacent était : « Ne donnons aucune responsabilité éditoriale et de contrôle aux fournisseurs d'accès, car il s'agit d'une industrie jeune et peu profitable qu'il convient de ne pas entraver si nous voulons qu'elle se développe en Europe. » Depuis lors sont apparus les réseaux sociaux et les plateformes, mais on se fonde encore sur ces textes !

Au-delà de la législation se pose le problème du modèle économique, que l'Union européenne a du mal à penser. Lorsque nous procédions, avec Colette Mélot , à des auditions sur la question de la protection des consommateurs dans le cadre de la vente à distance, notamment, la Commission nous avait conseillé d'interroger l'association d'industriels DigitalEurope. Or celle-ci compte parmi ses membres, certes quelques entreprises comme Thales, mais surtout Google, Facebook, etc. Et pour ce qui concerne le règlement e-privacy , que l'on attend, on peut s'inquiéter du lien que les 30 principaux cabinets spécialisés en Europe entretiennent avec les plateformes, alors même qu'ils sont appelés à fournir des expertises complémentaires à celles de la Commission.

Sur les pratiques des plateformes, Bruno Retailleau et moi-même avions déjà dénoncé en 2013, dans notre rapport d'information intitulé Jeux vidéo : une industrie culturelle innovante pour nos territoires , le monopole de la distribution exercé par quelques groupes - aujourd'hui Apple et Amazon -, qui exigent des budgets de promotion colossaux et 40 % des revenus, exerçant en cela une forme de censure. Nous avions recommandé, pour riposter, la création d'une plateforme à la fois publique et privée afin de favoriser la production française et européenne, et proposé 15 % de droits sur les jeux. Hélas, nous n'avons pas été entendus.

La Convention sur la cybercriminalité date de 2001. Un premier protocole additionnel est intervenu ; un deuxième est en préparation. En la matière, on constate des injonctions contradictoires. D'un côté, on veut renforcer la capacité des États à se protéger en imposant des obligations aux plateformes et aux réseaux sociaux ; de l'autre, on incite à protéger les données personnelles. Or la Russie reproche au protocole « ouvert » - il a déjà été signé par 66 pays, mais pas les États-Unis -, équilibré, négocié par les Vingt-Sept, qui prévoit de consacrer 10 000 milliards de dollars en 2025 à la protection des États contre le cybercrime, d'attaquer les libertés individuelles...

Je félicite les deux rapporteures, dont j'approuve totalement les propos.

M. Jean-Michel Houllegatte . - Je félicite également les rapporteures. Le Sénat se préoccupe de ce sujet depuis 2013, à juste titre. Je souhaite poser trois questions.

Quelles sont vos recommandations quant aux seuils de chiffres d'affaires ?

Dans le domaine du numérique, la guerre n'est pas perdue. On sait que les Gafam rachètent les start-up, à l'instar de Facebook acquérant WhatsApp. Que prévoyez-vous pour éviter que les start-up européennes émergentes, très prometteuses, ne soient absorbées par les jeux capitalistiques d'acquisition qui tuent toute concurrence ?

La présidence française en 2022 sera déterminante. Quelles sont les marges de manoeuvre pour faire évoluer ce texte dans ce calendrier ?

Mme Florence Blatrix Contat , rapporteure . - Il nous a semblé que les seuils de chiffres d'affaires prévus pour qualifier les très grandes plateformes de contrôleurs d'accès étaient pertinents. Nous ne proposons donc pas de les modifier, car il faut se concentrer sur les plus grands acteurs.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Le rachat systématique par les Gafam de nos « pousses » prometteuses, faute de stratégie de développement et de politique industrielle au niveau européen, est un sujet préoccupant. L'absorption de tout ce qui pourrait représenter une concurrence fait d'ailleurs partie de leur stratégie.

Le rapport de 2015 de notre mission commune d'information faisait état de la nécessité d'avoir une politique industrielle française et européenne en la matière, laquelle fait toujours défaut aujourd'hui. Nos règles de concurrence facilitent la consolidation de ces plateformes. Quand l'écosystème était en cours de constitution, dans les années 1990, les Américains avaient pris des mesures législatives et fiscales pour soutenir leurs entreprises et en faire des leaders mondiaux. Toutes les technologies d'Apple ont été financées par l'État fédéral ! En Europe, alors même que l'un des précurseurs du web est un ingénieur français, Louis Pouzin, on a laissé faire ! Il faudrait assumer une préférence communautaire lorsque l'on passe des marchés publics locaux et nationaux, et choisir des entreprises françaises ou à dimension européenne - potentiellement internationale -, pour leur permettre de se développer.

Il n'y a pas eu de débat au Parlement sur la plateforme des données de santé qui a été créée voilà un an et demi, alors même qu'il s'agit de données extrêmement sensibles. Elle a été confiée, sans appel d'offres spécifique, à Microsoft, sous le prétexte officiel qu'il n'y avait pas d'entreprise française capable de gérer ces données. Cette réponse de M. le secrétaire d'État Cédric O avait d'ailleurs jeté le trouble sur les réseaux sociaux... Or il y avait OVH, ou encore Dassault Systèmes dont le Président directeur général, Bernard Charlès, s'était ému auprès d'Emmanuel Macron de ne pas avoir été approché.

Au niveau communautaire, le commissaire Thierry Breton, très allant sur le sujet, a une vision lucide, claire et ambitieuse. Or nous continuons à fournir nos données aux Gafam ! Je regrette ainsi la signature, hier, de l'accord stratégique entre Google Cloud et Thales, alors même que les données de l'aviation sont, elles aussi, sensibles, et cela dans le cadre du « Cloud de confiance » qu'a présenté Bruno Le Maire : on invite nos entreprises à contractualiser avec des géants qui savent soi-disant mieux faire que nous, ainsi, nous explique-t-on, les données seraient sécurisées. Juridiquement, c'est faux, puisque le Cloud Act et surtout le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA) permettent de transférer les données des Européens sans leur assentiment. J'y vois une « gafamisation » de nos administrations : plutôt que de faire confiance à nos start-up, on laisse les plateformes monter en puissance.

Mme Florence Blatrix Contat , rapporteure . - Je le redis, le contrôle des concentrations relève du droit de la concurrence et exige l'unanimité des États membres pour être modifié. La proposition de règlement, que nous soutenons fortement sur ce point, prévoit de desserrer cet étau en faisant en sorte que ce contrôle puisse être exercé en deçà des seuils actuels. Il s'agit, me semble-t-il, d'une avancée.

J'ajoute qu'il appartient à chaque État européen de créer son propre écosystème, un écosystème favorable, pour que les jeunes pousses se développent sans céder à la tentation d'une union aux grandes plateformes.

M. Patrice Joly . - Je souhaite poser deux questions au sujet du traitement des données personnelles.

La première porte sur la conception des algorithmes, qui orientent la réponse apportée aux utilisateurs, ce qui, d'une certaine manière, les formate. La connaissance des éléments pris en compte pour élaborer ces algorithmes me paraît essentielle. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

La seconde a trait à l'aspect formel des autorisations d'utilisation des données. Le recueil du consentement des personnes prend souvent la forme d'un règlement de plusieurs pages qui, par sa longueur, nous dissuade d'en prendre connaissance. Il me semble que l'on a fixé un cadre qui, en apparence seulement, donne satisfaction, et qui, en réalité, ne permet pas d'atteindre l'objectif visé.

Mme Florence Blatrix Contat , rapporteure . - Les algorithmes sont un enjeu majeur, qui a peut-être été pris en compte trop tardivement. En France, il existe des acteurs, comme le PEReN, qui travaillent à en comprendre le fonctionnement. Au niveau européen, la Commission a un droit d'accès aux algorithmes dans le cadre d'enquêtes et en cas de dysfonctionnement avéré. C'est un premier pas qui doit permettre de limiter leur influence.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Les algorithmes sont la clé du succès des plateformes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle celles-ci ne veulent surtout pas en dévoiler la composition. On sait à quel point ils influent sur le choix des consommateurs, mais aussi façonnent les opinions publiques : on assiste ainsi à une montée en puissance des propos haineux et à une radicalisation des opinions.

Quant aux autorisations d'utilisation des données, elles sont effectivement très opaques. Cela étant, même si c'est fastidieux, il faut reconnaître que cette procédure est une avancée : il y a encore peu de temps, nous ne pouvions même pas approuver l'utilisation de nos données personnelles par un tiers.

M. Victorin Lurel . - Je reconnais que la théorie de William Baumol sur la concurrence suffisante constitue un réel apport doctrinal, mais la notion de « marchés contestables », traduite de l'anglais, me pose problème. N'existe-t-il pas une traduction plus conforme aux enjeux juridiques auxquels nous sommes confrontés ?

En outre, comment concilier dans les faits ces « marchés contestables », qui visent un optimum, et l'équité ? En quoi cette proposition de résolution change-t-elle fondamentalement le modèle économique actuel ?

Mme Florence Blatrix Contat , rapporteure . - En réalité, un marché contestable est imparfait et n'est pas un optimum. Cette notion ne me semble donc pas poser de problème particulier.

L'idée consiste à limiter les barrières à l'entrée d'un marché pour que de nouveaux entrants puissent y accéder. Notre proposition traduit une sorte de politique des petits pas, mais cette stratégie me paraît nécessaire ; surtout, elle est vraisemblablement la seule envisageable aujourd'hui. Je citerai à cet égard l'exemple des applications que l'on peut facilement désinstaller.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - Le texte vise à recréer les conditions d'un marché loyal entre les compétiteurs, les entreprises. En outre, je le redis, il ne modifie en rien le modèle économique actuel.

Cela étant, le changement de modèle économique est un enjeu qu'il conviendra d'aborder, car ce modèle n'est, de mon point de vue, pas soutenable à terme. D'ailleurs, on constate qu'il suscite des débats nourris et de plus en plus nombreux partout dans le monde, y compris dans les enceintes internationales, je pense notamment à l'Assemblée parlementaire de la francophonie.

Ne soyons pas fatalistes : à nous d'agir avec une volonté politique ferme et inébranlable pour avancer sur ces sujets. La récente audition de Frances Haugen aux États-Unis nous autorise même à être optimistes : pour la première fois, Républicains et Démocrates étaient parfaitement d'accord sur le diagnostic et s'accordaient sur la nécessité de changer les choses.

Mme Gisèle Jourda . - Je remercie les rapporteures pour ce travail remarquable sur un thème particulièrement complexe, et dont les ramifications sont multiples.

Mme Catherine Morin-Desailly , rapporteure . - J'ai une dernière suggestion à faire : dans la mesure où c'est techniquement envisageable, il me semblerait utile que notre commission puisse auditionner Frances Haugen.

M. Alain Cadec , président . - Je vous remercie, madame la rapporteure. Nous transmettrons votre demande au président Jean-François Rapin.

La commission des affaires européennes a autorisé la publication du rapport et a adopté, à l'unanimité, la proposition de résolution européenne disponible en ligne sur le site du Sénat dans la rédaction issue de ses travaux, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne .

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