B. LES CANDIDATS TÊTE DE LISTE DONNERAIENT UN RÔLE FONDAMENTAL AUX PARTIS POLITIQUES EUROPÉENS SANS ASSURER L'EUROPÉANISATION DU SCRUTIN

1. Une mise en place politiquement délicate

La mise en oeuvre du système des candidats tête de liste ne nécessite pas forcément d'évolution juridique, il s'agit avant tout d'un principe politique. Au demeurant, ce système a de facto fonctionné en 2014, sans être prévu par aucun texte.

On pourrait cependant choisir de formaliser son fonctionnement à travers un accord interinstitutionnel. Se poserait alors la question de sa compatibilité avec les traités. Comme on l'a vu, de jure, la désignation du candidat à la présidence de la Commission est une prérogative du Conseil européen, à la majorité qualifiée : la question qui se posera est donc de savoir dans quelle mesure l'obligation de « tenir compte des élections au Parlement européen » peut justifier d'imposer tel ou tel candidat au Conseil européen. Au demeurant, plusieurs États membres se sont déclarés opposés à ce système. C'est notamment le cas des États du groupe de Visegrad, dans la déclaration précitée. Le Président de la République française, pour sa part, le conditionnait à la mise en place de la circonscription unique.

Au demeurant, un tel système remettrait en cause le rôle du Conseil européen dans la désignation du président de la Commission.

2. Des effets incertains sur la participation

Les précédents de 2014 et 2019, lors desquels les partis politiques européens avaient désigné des candidats à la présidence de la Commission chargés également de mener leur campagne, permettent de tenter d'analyser les effets sur le scrutin.

Le taux de participation aux élections de 2014, dans l'ensemble de l'Union européenne, est le plus bas jamais enregistré (42,6 %). On peut cependant y voir une stabilisation, après une baisse ininterrompue. Ce taux s'est en revanche sensiblement amélioré lors des élections de 2019, atteignant 50,7 %, niveau inédit depuis 25 ans. Certains promoteurs des candidats tête de liste attribuent à ce dispositif l'arrêt de la baisse de la participation en 2014 puis son augmentation en 2019. D'autres analyses pointent à l'inverse le rôle joué par le Brexit pour mobiliser les électeurs, de même que la participation plus importante des jeunes, du fait notamment de préoccupations climatiques.

Taux de participation aux élections européennes
(ensemble de l'Union)

(en pourcentage)

Source : Commission des affaires européennes du Sénat à partir des données du Parlement européen

Les études plus précises qui ont été menées ne permettent pas de conclure dans un sens ou dans l'autre. L'étude51(*) menée sur le sujet par les services de la commission des affaires constitutionnelles du Parlement européen conclut cependant à des effets inexistants ou au mieux limités : « nous n'avons aucun élément empirique significatif permettant d'établir un lien de causalité entre les candidats tête de liste et la diminution du taux de participation en 2014 ou son augmentation en 2019. Les études empiriques sur ces deux précédents sont ambiguës, les replis et les brusques augmentations de la participation peuvent trouver différentes explications et les effets des candidats tête de liste sur la participation, s'il y en a, semblent être minimes, asymétriques et volatiles ».

3. Une européanisation hypothétique du scrutin et dépendante de la volonté des partis politiques nationaux

L'étude précitée, en se fondant notamment sur un article de 201952(*), invite également à atténuer les effets des candidats tête de liste en termes d'européanisation.

Ainsi, la visibilité des candidats tête de liste dans la campagne serait relativement basse, les partis politiques nationaux étant assez réticents à les mettre en avant. Les auteurs relèvent également l'ironie qu'il y aurait à voir ces candidats principalement mis en avant dans leur État d'origine, comme moyen de défendre l'intérêt national plutôt qu'européen. En moyenne, il apparaît que moins de 15 % des électeurs sont capables d'identifier correctement le parti politique d'un candidat tête de liste.

Identification du parti politique des candidats tête de liste

2014

Correcte

Erronée

Inconnue

 

2019

Correcte

Erronée

Inconnue

Jean-Claude Juncker (PPE)

18,9%

8,9%

72,2%

 

Manfred Weber (PPE)

17,1%

13,9%

69,1%

Martin Schulz (PSE)

16,9%

8,7%

74,5%

 

Frans Timmermans (PSE)

12,9%

16,9%

70,3%

Guy Verhofstadt (ALDE)

8,8%

5,9%

85,3%

 

Jan Zahradil (CRE)

7,4%

13,9%

78,7%

Source : Secondary Analysis of the 2014 and 2019 European Election Study (ESS), citée par l'étude de juin 2020 précitée

4. Aucune garantie que le candidat désigné dispose d'une majorité au sein du Parlement européen

Il n'y a pas de raison a priori de penser que le candidat du parti arrivé en tête dispose d'une majorité au sein du Parlement européen. Dans les régimes parlementaires traditionnels, les partis s'organisent en coalitions avant les élections ou éventuellement après les élections. Le Chef de l'État désigne alors comme chef de Gouvernement le dirigeant de la coalition, susceptible de remporter un vote de confiance au Parlement, mais qui n'est pas forcément issu du parti arrivé en tête. On peut par exemple relever le cas de Jean-Claude Juncker, au Luxembourg, qui cède en 2013 son poste de Premier ministre à Xavier Bettel, à la tête d'une coalition (parti démocratique, parti ouvrier socialiste luxembourgeois et Verts) alors même que le parti du futur candidat tête de liste (le parti populaire chrétien-social) était arrivé largement en tête des élections (34 % des suffrages contre 20 % au deuxième parti). L'application du système des candidats tête de liste en 2019 aurait dû conduire à désigner Manfred Weber comme candidat à la présidence de la Commission, mais plusieurs observateurs estiment qu'il ne serait pas parvenu à réunir une majorité au Parlement européen.

Certains considèrent qu'il suffirait alors de désigner un autre des candidats tête de liste, de la même façon que le Conseil européen a envisagé de désigner Frans Timmermans après avoir acté qu'il n'y avait pas de majorité pour Manfred Weber. On peut alors se demander quelle serait la portée du vote des électeurs, puisque le résultat des élections n'aurait plus de conséquence directe. Ce serait la désignation des candidats tête de liste, par les partis politiques européens, qui serait en fait déterminante.

En cas d'échec, on reviendrait au système actuel où le candidat à la présidence de la Commission serait choisi par le Conseil européen, sans contrainte particulière si ce n'est de « tenir compte du résultat des élections ».

En définitive, l'absence de véritable coalition majoritaire stable au sein du Parlement européen ne permet pas de rendre « évident » le choix de tel ou tel candidat tête de liste et donc de rendre le choix lisible pour les électeurs et inévitable pour le Conseil européen. On pourrait à ce titre regretter que la tentative, dans la foulée des élections de 2019, de plusieurs groupes au Parlement européen (PPE, socialistes, Renew et Verts) d'adopter une sorte d'accord de coalition ait échoué.

5. Des modalités de désignation qui manquent de transparence et donneront un rôle prépondérant aux partis politiques européens

Comme on l'a vu précédemment, le fonctionnement interne des partis politiques européens est assez peu transparent et donne un rôle prépondérant aux représentants des partis nationaux ayant réalisé des scores importants aux élections européennes. Lors de la désignation du candidat du PPE en 2014, Jean-Claude Juncker l'a emporté avec 382 voix contre 245 pour Michel Barnier. Il aurait suffi que 69 personnes changent d'avis pour que le Président de la Commission européenne soit probablement différent.

Le système des candidats tête de liste n'augmentera donc pas forcément la transparence du choix du président de la Commission européenne. Mais il transfert ce choix du Conseil européen aux partis politiques européens, et en particulier au PPE et éventuellement au PSE, au profit des acteurs qui y sont les plus puissants.

On peut certes imaginer un système de primaires ouvertes, qui donnerait une vraie légitimité aux candidats désignés. Au-delà de la complexité de son organisation à travers 27 États, dans des conditions satisfaisantes de sécurité, on ne peut s'empêcher de souligner que la primaire organisée par les Verts en 2014, par vote électronique, ouverte à tous les résidents de l'Union de plus de 16 ans, n'avait réuni que 24 000 votants.

6. Un risque important de déception des citoyens européens

La désignation à la présidence de la Commission du candidat tête de liste du parti arrivé en tête aux élections européennes calque la logique des systèmes parlementaires, familière pour beaucoup de citoyens européens : en glissant son bulletin de vote dans l'urne, l'électeur choisit la majorité - ou la coalition - et le futur chef de Gouvernement, et donc également le programme politique qui sera mené. Mais la transposition de cette logique au niveau communautaire est difficile.

En effet, le Président de la Commission n'est pas comparable à un chef de gouvernement au niveau national. En admettant que le système des candidats tête de liste soit mis en place et fonctionne, on risque de donner aux citoyens européens l'impression d'avoir « désigné la Commission ». Or, le choix des autres commissaires demeurera une prérogative du Conseil, sur proposition des États membres et en fonction de leur propre équilibre politique, comme on l'a vu précédemment. L'équilibre politique de la Commission ne sera donc pas modifié.

Par ailleurs, avoir « désigné la Commission » pourra donner l'impression aux citoyens qu'ils auront également déterminé la ligne des politiques publiques qui seront menées, par analogie avec un système parlementaire. Or, si la Commission est naturellement une institution fondamentale du système institutionnel européen, sa capacité à « déterminer et conduire la politique »53(*) de l'Union n'est pas celle d'un Gouvernement, du fait notamment de l'absence de discipline de vote au Parlement européen, du rôle central du Conseil dans le processus de décision et des domaines régis par l'unanimité.

Ainsi, paradoxalement, la mise en place des candidats tête de liste pourrait alimenter l'idée que la voix des citoyens européens ne compte pas.


* 51 Parlement européen, Europeanising European Public Spheres, étude pour la commission des affaires constitutionnelles, juin 2020.

* 52 Braun, D. and Schwarzbözl, T., « Put in the spotlight or largely ignored? Emphasis on the Spitzenkandidaten by political parties in their online campaigns for European elections », Journal of European Public Policy, Vol. 26, No 3, 2019, pp. 428-445.

* 53 Par analogie avec l'article 20 de la Constitution française qui dispose que « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ».

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