II. DES PROPOSITIONS PRÉSENTANT DES AVANTAGES INCERTAINS, MAIS DES RISQUES AVÉRÉS

A. LA CIRCONSCRIPTION UNIQUE DONNERAIT UN RÔLE PRÉPONDÉRANT AUX PARTIS POLITIQUES EUROPÉENS, TOUT EN SUSCITANT PLUSIEURS INQUIÉTUDES

1. Une mise en place possible juridiquement mais très délicate politiquement

Le traité instituant la Communauté européenne (version consolidée après le traité de Nice) définissait en son article 189 le Parlement européen comme étant « composé de représentants des peuples des États réunis dans la Communauté » ce qui aurait pu constituer un obstacle juridique à la mise en place d'une circonscription unique. L'article 14 du TUE le définit désormais comme étant « composé de représentants des citoyens de l'Union ». Il devrait donc être possible de mettre en place la circonscription unique sans modifier les traités. En définitive, c'est à la CJUE qu'il appartiendra éventuellement de trancher la question.

Sa mise en place impliquerait en tout état de cause de modifier l'acte électoral de 1976, sur proposition du Parlement européen, le Conseil statuant à l'unanimité et après approbation du Parlement européen et ratification par les parlements des États membres.

Le Parlement européen issu des élections de 2019 ne s'est pas encore prononcé sur la question ; certains groupes avaient exprimé une opposition à ce principe et le groupe PPE notamment semble divisé en son sein43(*). La discussion du rapport de Domenec Ruiz Davesa apportera la réponse. S'agissant du Conseil, où l'unanimité sera requise, on peut noter que les quatre pays du groupe de Visegrad44(*) ont adopté une résolution commune rejetant les listes transnationales, considérant que les questions institutionnelles devaient être réglées « en pleine conformité avec les traités et ne devraient pas saper l'équilibre actuel » entre les institutions européennes et les États membres45(*). La question de l'équilibre entre les États les plus peuplés et les moins peuplés sera centrale pour emporter l'adhésion de tous.

2. Un équilibre difficile à trouver entre États les plus peuplés et les moins peuplés

Parvenir à un équilibre entre les États les plus peuplés et les moins peuplés sera particulièrement difficile.

En effet, d'une part, le poids des partis des États les plus peuplés au sein des partis politiques européens et, d'autre part, la tendance des électeurs à privilégier les listes présentant des candidats de leur nationalité conduiront à mettre en avant sur les positions éligibles les candidats issus des États les plus peuplés.

La définition de règles protégeant les États les moins peuplés pourrait à l'inverse aggraver le déséquilibre de représentativité des députés européens des États les plus peuplés et les moins peuplés. On rappellera en effet que l'on compte un eurodéputé maltais pour 86 000 habitants, mais un eurodéputé allemand pour 866 000 habitants, bien qu'ils représentent tous deux l'ensemble des citoyens de l'Union. Le tableau ci-dessous projette les résultats des élections de 2019 sur la circonscription unique telle que définie dans le projet de rapport précité.

Projection des résultats de 2019 sur la circonscription unique proposée dans le projet de rapport Ruiz Devesa

Parti

Score

Élus

Groupe A

Groupe B

Groupe C

Groupe D

Groupe E

PPE

20,8%

12

3

3

2

2

2

PSE

17,9%

10

2

2

2

2

2

ALDE

12,0%

6

2

1

1

1

1

ID

10,5%

6

2

1

1

1

1

Verts

10,0%

5

1

1

1

1

1

CRE

7,2%

4

1

1

1

1

-

GUE

5,2%

3

1

1

1

-

-

Nombre de députés par groupe démographique

12

10

9

8

7

Nombres d'habitants par député (en millions)

24,6

7,0

5,1

3,6

1,1

Source : Commission des affaires européennes du Sénat

N.B. On présume que les listes privilégieront systématiquement les groupes démographiques les plus peuplés.

Ces chiffres doivent être considérés avec d'infinies précautions, dans la mesure où ils sont limités aux groupes actuellement représentés au Parlement européen et se fondent sur l'hypothèse que les partis privilégieront systématiquement les États les plus peuples. Ils permettent cependant d'illustrer les effets des groupes démographiques. Cette projection montre que seraient élus 12 députés venant des États du groupe A (66 % de la population de l'Union) et 7 députés des États venant du groupe E (2 % de la population de l'Union). Ainsi, on compterait un eurodéputé pour 24,6 millions d'habitants dans le groupe A et un eurodéputé pour 1,1 million d'habitants dans le groupe E. Ce rapport de 1 à 25 est à comparer au rapport de 1 à 10 qui existe aujourd'hui entre les députés élus à Malte et ceux élus en Allemagne. On observe également un effet de seuil, un État ayant plutôt intérêt à être le premier de son groupe démographique que le dernier du groupe précédent.

On peut comprendre la volonté de « protéger » les États membres les moins peuplés. Mais il est paradoxal de mettre en place des listes transnationales, fondées sur l'idée que les députés européens représentent l'ensemble des citoyens de l'Union, tout en adoptant des règles si strictes qu'elles aboutiront à répartir les sièges de façon quasi « forfaitaire » entre les États membres. L'européanisation du scrutin s'en trouverait d'ailleurs amoindrie : plutôt que de discuter de la composition de la liste sur une base politique, au niveau du parti politique européen, on risque de voir les partis nationaux considérer les sièges obtenus sur cette liste comme des « sièges bonus », à désigner au niveau national.

3. Une « européanisation » de la campagne, au profit des partis politiques européens

L'objectif de la circonscription unique est « d'européaniser » la campagne. Ainsi, dans une tribune publiée en novembre 2017, les ministres des affaires européennes français, italien et espagnol affirmaient que les listes transnationales pourraient créer « une véritable agora européenne » et donner naissance à un « véritable espace politique européen »46(*).

Du point de vue des électeurs, les listes transnationales devraient permettre d'attirer leur attention sur les problématiques proprement européennes plutôt que sur des thèmes nationaux, de réfléchir en termes d'intérêt général européen plutôt que de calculer un « taux de retour » et d'accroître la notoriété des partis politiques européens et plus généralement des dirigeants européens.

Du point de vue des partis politiques européens, la circonscription unique leur permettrait d'accroître leur rôle vis-à-vis de leurs partis membres, en désignant - probablement - les candidats sur la liste transnationale et en déterminant leur ordre. De même, ils seraient responsables de l'organisation de la campagne pan-européenne, ce qui leur donnerait plus de poids et rendrait plus stratégique l'adoption du manifeste électoral.

4. Un risque de députés « hors sol » qui joueraient pourtant les premiers rôles

L'élection de députés européens dans une circonscription unique fait craindre que ces élus soient déconnectés du terrain et qu'on accentue ainsi encore la distance entre eurodéputés et citoyens. En effet, désignés probablement directement par les partis politiques européens, ces élus auront pour territoire une circonscription de 450 millions d'habitants et n'auront concrètement de comptes à rendre qu'au parti qui les aura désignés. C'est la position que défendait notamment l'ancien eurodéputé français Alain Lamassoure (PPE) : « La logique de la démocratie veut qu'un élu rende des comptes à ses électeurs, qui le connaissent. Alors déjà une seule liste nationale comme celle qui a été adoptée en France pour les européennes, c'est une erreur. Une liste transnationale, c'est pire, c'est encore plus hors-sol47(*). »

Or, paradoxalement, ces députés potentiellement déconnectés pourraient jouer le premier rôle : l'élection pan-européenne leur donnerait une légitimité européenne considérable, la campagne transnationale une grande visibilité et l'investiture des partis européens l'assurance d'être immédiatement au centre du jeu. Se créerait ainsi une sorte de hiérarchie entre ces « super-députés » choisis par les partis européens et les députés élus au niveau national.

5. Des conséquences sur notre droit électoral national à ne pas sous-estimer

D'un point de vue juridique, la circonscription unique rendra probablement nécessaire une harmonisation du droit électoral applicable, sur la base du principe d'égalité entre les électeurs, prévu à l'article 20 de la charte des droits fondamentaux. Ceci plaide pour adopter des règles communes à tous les États membres, des différences trop importantes pouvant être considérées comme des violations du principe d'égalité. À cet égard, la CJUE a eu en 2015 à porter une appréciation48(*), à partir d'une question préjudicielle posée par un tribunal civil français, sur la privation de droits civiques d'un Français radié de la liste électorale de sa commune, dans la mesure où cela l'empêchait de participer aux élections européennes. Si en l'espèce elle a donné raison à la France, la Cour s'est vue ainsi dotée par cet intermédiaire d'un droit de regard sur le droit électoral français, qui pourrait à terme lui permettre d'avoir une influence directe.

Concernant les modalités de vote, de nombreux pays européens autorisent le vote par correspondance (Allemagne et Luxembourg de manière générale, et, de manière partielle Autriche, Hongrie, Irlande, Lituanie, Pays-Bas, Slovénie) ou le vote par anticipation (Portugal, Norvège, Suède, Danemark, Finlande, Estonie, Lituanie et Lettonie). La décision précitée de 2018 prévoit d'ailleurs la possibilité d'utiliser ces modalités de vote, de même que le vote électronique et le vote par internet. L'utilisation de ces modalités de vote chez nos voisins pourrait nous conduire à devoir les mettre en place, afin que les électeurs soient dans une situation d'égalité, alors qu'elles sont aujourd'hui absentes de nos habitudes électorales.

S'agissant de la parité entre hommes et femmes, seuls 11 États membres ont mis en place de telles règles, dont seulement 4 appliquent une parité parfaite (France, Italie, Belgique et Luxembourg). Se pose donc la question d'instaurer une telle règle au niveau communautaire. Si une règle moins stricte que la nôtre devait être retenue, pourrait se poser un problème constitutionnel. L'article 1er de notre Constitution dispose que « la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Or, le Conseil constitutionnel considère que l'application du droit de l'UE est une obligation constitutionnelle, sauf s'il porte atteinte à un principe inhérent à notre identité constitutionnelle49(*). L'on peut donc se demander si la parité est un principe inhérent à notre identité constitutionnelle et si une absence de dispositif en ce sens pour l'élection à la circonscription unique pourrait poser souci.

Enfin, il pourrait être nécessaire d'harmoniser les règles en matière de campagnes électorales, pour assurer l'égalité entre les listes, ce qui pourrait avoir des effets sur les règles de financement, la régulation audiovisuelle, l'autorisation des publicités commerciales, la diffusion des sondages électoraux, la conception des bulletins de vote, etc.

Au demeurant, le contrôle du respect de ces règles imposera de mettre en place une autorité administrative européenne électorale50(*) tandis que la CJUE obtiendra une compétence juridictionnelle en matière de contentieux électoral, car l'analyse des irrégularités et des écarts de voix ne pourra se faire qu'au niveau européen.


* 43 Lors de la présentation du projet de rapport en commission des affaires constitutionnelles le 15 juin dernier, M. Ruiz Devesa a indiqué qu'un accord du groupe PPE semblait possible ; son collègue du PPE Paulo Rangel (Portugal) s'est toutefois montré assez réservé lors de son intervention.

* 44 Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie.

* 45 Déclaration sur l'avenir de l'Europe, Budapest, 26 janvier 2018.

* 46 « Pour la création de listes transnationales aux élections européennes », in Le Monde du 17 novembre 2017.

* 47Entretien accordé à Euractiv, Alain Lamassoure : « Les listes transnationales sont une idée loufoque ! », 5 février 2018.

* 48 CJUE, 2015, Delvigne (affaire C-650/13).

* 49 CC, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, n° 2006-540 DC (considérant 19).

* 50 Ce rôle pourrait éventuellement être exercé par l'Autorité pour les partis politiques européens et les fondations politiques européennes, en renforçant ses compétences.

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