B. LES CANDIDATS TÊTE DE LISTE OU SPITZENKANDIDATEN

La seconde idée présentée comme susceptible d'européaniser la campagne des élections européennes est celle des candidats tête de liste, ou Spitzenkandidaten selon la formulation allemande. Elle consiste à ce que les partis politiques européens désignent, avant l'élection, leur candidat à la présidence de la Commission européenne. À l'issue des élections, le Conseil européen serait tenu de nommer le candidat tête de liste du parti arrivé en tête, permettant ainsi aux électeurs de désigner « directement » le Président de la Commission.

En 2014 comme en 2019, le PPE est arrivé en tête des élections européennes. Mais en 2014, son candidat tête de liste, M. Jean-Claude Juncker, a été désigné à la tête de la Commission, tandis qu'en 2019 le candidat du PPE, M. Manfred Weber, a été écarté au profit d'un autre membre du PPE, Mme Ursula von der Leyen, alors ministre allemande de la défense.

1. La désignation de Jean-Claude Juncker en 2014 : la mise en oeuvre de facto du système des candidats tête de liste

Dès les années 1990, a émergé l'idée de créer un lien direct entre les élections européennes et la nomination du Président de la Commission européenne, à travers la désignation de candidats à ce poste par chacune des principales formations. Le Parlement européen adopta en 2012, dans la perspective des élections de 2014, une résolution35(*) en ce sens, qui appelait notamment les partis à désigner ces candidats et souhaitait qu'ils « jouent un rôle moteur dans la campagne électorale du Parlement, en particulier en présentant personnellement leurs programmes dans tous les États membres de l'Union ». La résolution appelait également à ce que le président de la Commission soit désigné parmi les députés européens.

Cinq partis politiques européens désignèrent, pour 2014, leur candidat à la tête de la Commission :

- le parti populaire européen désigna, en mars 2014, M. Jean-Claude Juncker (Luxembourg), ancien président de l'Eurogroupe et ancien Premier ministre du Luxembourg, au cours de son congrès de Dublin, où il réunit 382 votes (61 % des suffrages exprimés) contre 245 pour son opposant M. Michel Barnier (France) ;

- le parti socialiste européen désigna, en mars 2014, M. Martin Schulz (Allemagne), alors Président du Parlement européen, au cours de son congrès de Rome, sans qu'un autre candidat ne se présente ;

- l'alliance des libéraux et démocrates pour l'Europe désigna, en février 2014, M. Guy Verhofstadt (Belgique), alors président du groupe parlementaire et ancien Premier ministre belge, lors du congrès de Bruxelles, au détriment de M. Olli Rehn (Finlande), alors commissaire européen aux affaires économiques et financières ; plus précisément, le groupe désigna un « ticket » comportant les deux noms, le premier comme candidat à la présidence de la Commission et le second comme candidat à « d'autres hautes fonctions » ;

- les verts désignèrent pour conduire leur campagne un duo composé de Mme Ska Keller (Allemagne) et de M. José Bové (France), alors tous deux députés européens ; cette désignation se fit à l'issue d'une primaire ouverte à tous les citoyens de l'Union de plus de 16 ans, organisée de novembre 2013 à janvier 2014 et qui réunit 23 000 votants ;

- la gauche unitaire européenne désigna, en décembre 2013, M. Alexis Tsipras (Grèce), alors vice-président de ce même parti, lors de son congrès de Madrid.

Plusieurs partis ne désignèrent pas de candidat.

La désignation de ces candidats tête de liste permit d'organiser neuf débats entre eux - une seule fois à cinq - et donc de donner une dimension plus européenne à la campagne. Trois de ces débats eurent lieu en français, trois en anglais et deux en allemand. L'Union européenne de radio-télévision - surtout connue comme organisatrice du « concours Eurovision de la chanson » - organisa en mai 2014 le seul débat les réunissant tous les cinq, en trois langues (anglais, français et grec). En France, ce débat fut diffusé sur les chaînes de télévision Euronews, sur la chaîne parlementaire et sur I-Télé.

À l'issue des élections, le PPE arriva en tête avec 29 % des sièges, devant le parti socialiste (25 % des sièges). Le Conseil européen de juin 2014 désigna Jean-Claude Juncker candidat à la tête de la Commission, avec l'abstention du Royaume-Uni et de la Hongrie. Le 15 juillet suivant, le Parlement européen validait ce choix. Ainsi, le système des candidats tête de liste était respecté, sans que le Conseil européen n'y fasse toutefois référence dans sa décision. On peut considérer que le fait que Jean-Claude Juncker ait été membre du Conseil européen pendant 18 ans a pu faciliter l'obtention de son soutien.

2. La désignation d'Ursula von der Leyen en 2019 : l'échec du système des candidats tête de liste
a) Un système reconduit au niveau des partis, malgré une remise en cause par le Conseil européen

Dans la perspective des élections européennes de 2019, le Parlement européen36(*) et la Commission européenne37(*) exprimèrent leur souhait qu'il soit à nouveau fait recours au système des candidats tête de liste. En particulier, le Parlement européen se déclarait « prêt à rejeter tout candidat à la présidence de la Commission qui n'[aurait] pas été désigné comme Spitzenkandidat en amont des élections européennes ».

À l'inverse, certains États membres exprimèrent une défiance envers ce processus, dont la conformité aux traités fut mise en doute par le service juridique du Conseil38(*). En février 2018, le Conseil européen refusa de s'engager a priori à respecter cette logique39(*). Le Président du Conseil européen déclara ainsi à l'issue de la réunion : « Ce processus ne présente aucun caractère automatique. Le traité est très clair à ce sujet: c'est au Conseil européen qu'il revient de nommer le candidat en toute autonomie, en tenant compte des élections européennes et après avoir procédé aux consultations appropriées ».

De son côté, le Président de la République française avait lié le système des candidats têtes de liste à la mise en place de listes transnationales, proposées dans son discours de la Sorbonne de septembre 201740(*) (cf. supra) : « On croit à la démocratie parlementaire, on veut que ce soit un grand parlement, il faut qu'il y ait le maximum de participation aux élections, il faut donc que les débats soient vraiment européens et il faut donc qu'on ose aller vers une part de listes transnationales, dont les leaders pourraient légitimement être les fameux Spitzenkandidaten. Je trouve cependant bizarre, à ce titre, de s'arrêter en quelque sorte au milieu du gué et de croire à la démocratie parlementaire si cela reste une démocratie de partis existants, structurés, dont la logique est encore principalement nationale, il faut bien le dire. »41(*).

Malgré tout, plusieurs candidats tête de liste furent désignés :

- le parti populaire européen désigna M. Manfred Weber, alors président du groupe au Parlement européen, lors de son congrès de Helsinki de novembre 2018, avec 79 % des suffrages contre M. Alexander Stubb (Finlande), alors vice-président de la Banque européenne d'investissement ;

- le parti socialiste européen désigna M. Franz Timmermans, alors commissaire européen en charge notamment de l'État de droit, lors du Congrès de Lisbonne de décembre 2018 ; il n'avait pas d'adversaire après le renoncement de M. Maro efèoviè (Slovaquie) ; la candidature de M. Paul Magnette (Belgique) avait été envisagée ;

- les verts désignèrent Mme Ska Keller (Allemagne) et M. Bas Eickhout (Pays-Bas), tous deux députés européens, désignés lors du conseil du parti vert européen de novembre 2018 à Berlin ;

- l'alliance des conservateurs et réformistes européens, qui n'avait pas désigné de candidat tête de liste en 2014, désigna M. Jan Zahradil (République tchèque), alors député européen et président du parti ;

- la gauche unitaire européenne désigna Mme Violeta Tomiè (Slovénie), eurodéputée, et M. Nico Cué (Belgique), syndicaliste.

L'alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe désigna pour sa part une « équipe », comprenant Mme Margrethe Vestager (Danemark), alors commissaire européenne à la concurrence, M. Guy Verhofstadt (Belgique), président du groupe au Parlement européen, la commissaire aux transports slovène Mme Violetta Bulc, l'Italienne Mme Emma Bonino, ex-commissaire européenne et ex-ministre des Affaires étrangères, l'Espagnol M. Luis Garicano, membre du parti Ciudadanos, l'Allemande M. Nicola Beer, l'une des dirigeantes du parti libéral FDP, et la Hongroise Mme Katalin Cseh du parti Momentum. C'est cependant Mme Margrethe Vestager qui représenta le parti dans les débats.

L'Europe des nations et des libertés désigna M. Matteo Salvini, alors ministre de l'Intérieur en Italie, comme « visage » du parti pour la campagne.

Trois débats réunissant tout ou partie des candidats furent organisés.

b) La mise à l'écart du candidat tête de liste du PPE signe l'échec de ce système en 2019

À l'issue des élections européennes de 2019, le groupe PPE demeura le premier groupe du Parlement (24 % des sièges), malgré la perte de 36 sièges, et revendiqua donc que son candidat tête de liste, M. Manfred Weber, fût désigné. En amont de la réunion informelle du Conseil européen, la Conférence des Présidents du Parlement européen adopta une déclaration soutenant la logique des candidats tête de liste : « nous réaffirmons notre détermination en faveur du processus des candidats têtes de liste, qui permet au/à la prochain(e) Président(e) de la Commission de faire connaître son programme et sa personnalité avant les élections et de s'engager dans une campagne pan-européenne »42(*).

Les chefs d'État ou de gouvernement se réunirent le 28 mai pour discuter des nominations aux postes clés et il apparut clairement que le système des candidats tête de liste ne serait pas appliqué automatiquement. Si la Chancelière allemande confirma son soutien à M. Manfred Weber, des voix se firent entendre pour souligner le manque d'expérience comme ministre ou commissaire du candidat du PPE. Le Président français cita trois noms de candidats ayant, selon lui, l'expérience et la crédibilité requises pour briguer le poste : Mme Margrethe Vestager, M. Michel Barnier, négociateur en chef pour le Brexit et membre du PPE, et M. Frans Timmermans. Un second sommet le 20 juin ne parvint pas à un accord.

Au-delà du Conseil européen, il semble que M. Weber n'ait pas non plus réussi à réunir le soutien des groupes socialiste, centriste et vert du Parlement européen (nécessaires pour sa confirmation), du fait entre autre de son opposition aux listes transnationales et au maintien des députés hongrois du Fidesz au sein du groupe PPE. Cette situation fit émerger l'hypothèse de désigner le candidat tête de liste du groupe socialiste, M. Frans Timmermans ; cette candidature souleva cependant l'opposition du groupe PPE et de certains États membres, du fait notamment du rôle du commissaire en matière d'État de droit. Une troisième réunion apparut nécessaire et permit finalement d'annoncer, conjointement, la désignation de Mme von der Leyen comme candidate à la présidence de la Commission, de M. Josep Borrell Fontelles comme Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et de Mme Christine Lagarde à la présidence de la Banque centrale européenne.


* 35 Résolution du Parlement européen du 22 novembre 2012 sur les élections au Parlement européen en 2014 (2012/2829(RSP)).

* 36 Décision du Parlement européen du 7 février 2018 sur la révision de l'accord-cadre sur les relations entre le Parlement européen et la Commission européenne (2017/2233(ACI)).

* 37 Recommandation de la Commission du 14 février 2018 visant à renforcer le caractère européen des élections au Parlement européen de 2019 et à rendre leur conduite plus efficace - C(2018) 900.

* 38 Avis du service juridique du Conseil 7038/16 du 15 mars 2016.

* 39 Conclusions du sommet informel du 23 février 2018.

* 40 Discours pour une Europe souveraine, unie et démocratique, 26 septembre 2017.

* 41 Parlement européen, débat avec M. Emmanuel Macron, Président de la République française, sur l'avenir de l'Europe, 17 avril 2018.

* 42 Déclaration de la Conférence des Présidents du Parlement européen, 28 mai 2019.

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