SECONDE PARTIE :
LA CIRCONSCRIPTION UNIQUE ET LES CANDIDATS TÊTE DE LISTE : DEUX FAUSSES BONNES IDÉES ?

I. DEUX PROPOSITIONS DE RÉPONSE : LA CIRCONSCRIPTION UNIQUE ET LES CANDIDATS TÊTE DE LISTE

Le constat dressé précédemment a conduit à imaginer deux évolutions institutionnelles, qui pourraient, selon leurs partisans, « européaniser » la campagne des élections au Parlement européen et ainsi contribuer à résorber le « déficit démocratique » de l'Union européenne. Elles permettraient notamment de personnaliser la campagne autour des figures politiques européennes - et donc accroître la place de l'Union dans les médias grâce à cette incarnation -, de donner plus de place aux sujets européens par rapport aux sujets nationaux et d'accorder un rôle plus important aux partis politiques européens.

Il s'agirait, d'une part, de mettre en place une circonscription unique à l'échelle de l'Union pour l'élection des députés européens - on y fait également référence à travers l'expression « listes transnationales »28(*) - ; et, d'autre part, que le Conseil européen désigne automatiquement le « candidat tête de liste » - ou Spitzenkandidat selon la formule allemande régulièrement utilisée - du groupe parlementaire ayant obtenu le plus de sièges au Parlement européen.

Si ces deux propositions peuvent être mises en place indépendamment l'une de l'autre, il existe cependant une certaine logique à ce qu'elles soient mises en place concomitamment et que le candidat tête de liste d'un parti soit également celui qui conduit la liste dans la circonscription unique.

A. LE PROJET DE CIRCONSCRIPTION UNIQUE À L'ÉCHELLE DE L'UNION EUROPÉENNE IMPLIQUANT DES LISTES TRANSNATIONALES

1. Un serpent de mer depuis les années 1990 qui pourrait avoir une chance de s'imposer pour les élections de 2024

L'idée d'élire tout ou partie des députés européens sur une liste transnationale date au moins des années 1990, dans le contexte de la montée en puissance institutionnelle du Parlement européen. Plusieurs propositions se sont succédées, mais l'on retiendra notamment les propositions de l'eurodéputé britannique Andrew Duff (ALDE), qui remet en 2011 un rapport29(*) sur le sujet, qui pose les bases du débat encore valables aujourd'hui. Considérant que « les campagnes électorales continuent d'être plutôt nationales qu'européennes » et afin de donner « une véritable dimension européenne à la campagne, notamment en attribuant un rôle central aux partis politiques européens », le rapport propose d'élire 25 députés européens sur une circonscription unique correspondant à l'ensemble du territoire de l'Union, sur un scrutin proportionnel de liste bloquée. Il propose que les listes comportent des candidats provenant d'au moins un tiers des États membres et prévoient une représentation équitable des hommes et des femmes. Chaque électeur exprimerait deux votes : l'un au niveau national - ou le cas échéant régional - et l'autre au niveau européen. Il propose également la mise en place d'une autorité électorale européenne, pour réguler le déroulement de l'élection. Le rapport fut adopté en commission des affaires constitutionnelles, mais l'assemblée plénière décida de reporter son vote et de renvoyer le dossier en commission.

Les travaux ont repris lors de la mandature suivante, sur la base des travaux des députés Danuta Maria Hübner (PPE, Pologne) et Jo Leinen (S&D, Allemagne). Le Parlement adopte alors une résolution30(*) favorable à la circonscription unique, en la liant cependant à la mise en place des candidats tête de liste : « la création d'une circonscription électorale commune, dans laquelle les listes seraient emmenées par le candidat ou la candidate de chaque famille politique à la présidence de la Commission, contribuerait à consolider sensiblement la démocratie européenne et à légitimer davantage l'élection du président de la Commission ».

Jean-Claude Junker, alors Président de la Commission européenne, défend à son tour cette idée dans son discours sur l'état de l'Union de septembre 2017 : « Trop souvent, les campagnes électorales européennes ont été réduites à une simple addition des propositions électorales nationales. La démocratie européenne mérite mieux. Je n'ignore pas que l'idée est contestée par plus que quelques-uns, mais je dois vous dire que j'ai de la sympathie pour présenter des listes transnationales aux élections européennes. »

Enfin, l'idée a été reprise par le Président de la République française, dans le discours de la Sorbonne de septembre 2017. Emmanuel Macron proposait de les mettre en place dès les élections de 2019, en utilisant les sièges de députés européens laissés vacants par le départ du Royaume-Uni : « nous devons créer des listes transnationales qui permettent aux Européens de voter pour un projet cohérent et commun ».

Pourtant, début 2018, le Parlement européen renonce à proposer la circonscription unique pour les élections de 201931(*). Il propose de redistribuer 27 des 73 sièges britanniques entre les États membres et de « mettre en réserve » les 46 sièges restants pour les élargissements futurs. La résolution mentionne cependant l'hypothèse de la circonscription unique en sous-entendant qu'elle ne pourra être mise en place d'ici les élections de 2019.

Le Parlement élu en 2019 a commencé à se pencher sur la question à son tour. Ainsi, la résolution sur le bilan des élections européennes de 201932(*), dont était rapporteur l'eurodéputé français Pascal Durand (Renew), invitait à examiner la question de la circonscription unique dans le cadre de la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Par ailleurs, la commission des affaires constitutionnelles a confié à l'eurodéputé Domènec Ruiz Devesa (S&D, Espagne), un rapport d'initiative législative sur les modalités d'élection des membres du Parlement européen33(*). Le projet de rapport a été présenté en commission des affaires constitutionnelles le 15 juin dernier ; la procédure en commission n'est pas encore achevée et il sera ensuite discuté en plénière, probablement au printemps 2022. Le projet de rapport propose de mettre en place une circonscription unique, au sein de laquelle seraient élus 46 eurodéputés. Cette proposition est également liée à la mise en place des candidats tête de liste.

2. Une hypothèse de mise en oeuvre concrète, sur la base du projet du député Domènec Ruiz Devesa

La mise en place d'une circonscription unique pourrait prendre plusieurs formes, mais l'on peut se fonder sur les travaux du Parlement européen et notamment sur le projet de rapport Ruiz Devesa pour en tracer les contours.

a) Modalités de vote

Tout d'abord, l'électeur sera appelé à voter deux fois : une première fois de façon classique au niveau national ; une seconde fois pour la liste transnationale dans la circonscription unique. Ce double vote pourrait prendre la forme de deux bulletins ou bien d'un seul bulletin sur lequel l'électeur indiquerait ses deux choix, bien que nos pratiques électorales françaises ne soient pas habituées aux « bulletins complexes ».

b) Règles de constitution des listes en matière d'origine des candidats et de parité

Se pose la question de mettre en place des règles pour la constitution des listes, quant à la nationalité des candidats, afin d'éviter des déséquilibres excessifs. Il est intéressant que de noter que des chercheurs34(*) ont testé l'hypothèse de listes transnationales lors des élections européennes de 2014. Ils ont constaté un biais au bénéfice des listes comportant des candidats de la nationalité des électeurs, ce qui invite à prévoir des règles de représentation des États membres, afin de « protéger » les États les moins peuplés.

Le projet de rapport Ruiz Devesa suggère ainsi « d'introduire une représentation démographique contraignante dans les listes de la circonscription commune, en prévoyant par exemple des plafonds pour les candidats résidant dans le même État membre et une représentation minimale obligatoire des ressortissants de différents États membres » et « encourage les partis et mouvements européens à désigner dans les listes communes des candidats provenant de tous les États membres ».

Plus précisément, il est proposé que les listes comportent des candidats résidant dans au moins la moitié des États membres, sans répétition de résidence jusqu'à la quatorzième position (dans une Union à 27). De plus, afin d'éviter de concentrer les positions éligibles sur des résidents des États membres les plus peuplés, il est proposé que chaque bloc de cinq candidats sur la liste - jusqu'à la quatorzième position (dans une Union à 27) - ne comporte qu'un seul représentant de chaque groupe démographique de cinq États membres, présentés dans le tableau ci-dessous.

Groupes démographiques d'États membres

Groupe A

Groupe B

Groupe C

Groupe D

Groupe E

Allemagne

Roumanie

Suède

Danemark

Slovénie

France

Pays-Bas

Portugal

Finlande

Lettonie

Italie

Belgique

Hongrie

Slovaquie

Estonie

Espagne

Grèce

Autriche

Irlande

Chypre

Pologne

Tchéquie

Bulgarie

Croatie

Luxembourg

     

Lituanie

Malte

Source : projet de rapport Ruiz Devesa

La proposition prévoit également une stricte parité. Ces listes seraient en outre bloquées, pour préserver ces équilibres.

c) Nombre de députés élus dans la circonscription unique

Plus le nombre de députés élus dans cette circonscription unique sera important, plus ce système aura un effet sur l'européanisation du scrutin, en incitant les partis politiques à s'y investir. Toutefois, si l'on ne souhaite pas modifier le nombre de députés européens élus dans chaque État membre et compte tenu de la limite de 751 députés maximum inscrite dans le TUE, le nombre maximum de députés européens pouvant être élus dans cette circonscription est de 46, correspondant aux 73 députés britanniques minorés des 27 sièges répartis en 2018. Le rapport Ruiz Devesa propose justement d'élire 46 députés dans la circonscription unique.

d) Modalités de présentation des listes

Se pose enfin la question des modalités de présentation de ces listes. Notre collègue député européen propose qu'elles puissent être déposées par :

- les partis politiques européens (cf. définition supra);

- les mouvements politiques européens, définis comme des associations transnationales de citoyens présentes dans au moins un quart des États membres et représentant, dans chacun de ces États, au moins 0,01 % des électeurs, et présentant une candidature et faisant campagne dans la circonscription unique ;

- les coalitions électorales européennes, définies comme une alliance électorale entre deux - ou plus - partis politiques ou mouvements politiques européens - ou nationaux sous certaines conditions - qui présente une liste et fait campagne dans la circonscription unique ;

- les coalitions européennes de partis nationaux et/ou de mouvements politiques nationaux, définies comme une alliance électorale d'un nombre de partis ou de mouvements nationaux, au moins égal à un quart des États membres, qui présente une candidature et fait campagne dans la circonscription unique.

Il s'agit ainsi de ne pas exclure de la circonscription unique les organisations politiques qui ne seraient pas constituées en partis politiques au niveau européen.


* 28 Les rapporteurs soulignent toutefois que cette expression est ambiguë, dans la mesure où les listes actuelles au niveau des États membres sont déjà transnationales, dès lors qu'elles peuvent comporter des citoyens de toute l'Union.

* 29 Rapport d'initiative sur la proposition de modification de l'acte du 20 septembre 1976 portant élection des membres du Parlement européen au suffrage universel direct, décembre 2012 (2009/2134(INI)).

* 30 Résolution du Parlement européen du 11 novembre 2015 sur la réforme de la loi électorale de l'Union européenne (2015/2035(INL).

* 31 Résolution du Parlement européen du 7 février 2018 sur la composition du Parlement européen (2017/2054(INL) - 2017/0900(NLE)).

* 32 Résolution du Parlement européen du 26 novembre 2020 sur le bilan des élections européennes (2020/2088(INI)).

* 33 Procédure 2020/2220(INL).

* 34 Bol, Harfs, Blais, Golder, Laslier, Stephenson and Van der Straeten, « Addressing Europe's democratic deficit: An experimental evaluation of the pan-European district proposal », European Union Politics, Vol. 17, No 4, 525-545.

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