D. LES VISITES DOMICILIAIRES ET LES SAISIES ADMINISTRATIVES : UNE MESURE EFFICACE QUI NE DOIT PAS ETRE FRAGILISÉE

1. Une mesure utilisée avec parcimonie, mais à l'efficacité revendiquée par les services
a) Une utilisation régulière mais modérée de la mesure, après une période d'appropriation

Entre le 1 er novembre 2017 et le 31 décembre 2019, 165 ordonnances autorisant la réalisation d'une visite domiciliaire ont été rendues par le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris et 149 visites ont été effectivement réalisées 38 ( * ) .

Évolution du nombre mensuel de visites domiciliaires autorisées
et du nombre de visites réalisées

Source : commission des lois du Sénat.

Trois phases distinctes peuvent être identifiées dans la mise en oeuvre de cette mesure :

- une phase d'appropriation de la mesure par les autorités préfectorales pendant les six premiers mois d'application de la loi, au cours de laquelle seules 8 visites domiciliaires ont été réalisées sur l'ensemble du territoire national ;

- une phase d'utilisation soutenue , entre mai 2018 et juillet 2019, période au cours de laquelle 10 visites domiciliaires en moyenne ont été autorisées chaque mois par le juge des libertés et de la détention. Outre le temps nécessaire à la prise en main, par les préfectures, de cette nouvelle mesure jugée complexe, ce changement de tendance a été expliqué à la mission par les attentats perpétrés à Carcassonne et à Trèbes, respectivement en mars et mai 2018, qui auraient eu un effet déclencheur auprès des autorités préfectorales ;

- une phase d'application plus modérée de la mesure depuis le mois de septembre 2019. Comme l'a indiqué à la mission M. Thierry Fusina, ancien vice-président du tribunal de grande instance de Paris en charge du pôle des juges des libertés et de la détention, cette tendance à la baisse du nombre de mesures reflète, dans les faits, non pas un désintérêt des autorités administratives pour cet outil, mais une évolution plus générale du contentieux terroriste, qui n'a représenté que 10 % des dossiers traités par les juges des libertés et de la détention en 2019, contre 30 % en 2017-2018.

Ces constats statistiques démontrent, comme évoqué précédemment, que, loin de l'usage fait des perquisitions administratives au cours des premiers mois de l'état d'urgence, le dispositif des visites domiciliaires a été utilisé de manière proportionné et ciblé par les autorités administratives.

En ce qui concerne les services requérants, les visites domiciliaires ont été mises en oeuvre par l'ensemble des services du renseignement intérieur , bien que la direction générale de la sécurité intérieure ait été à l'initiative de plus de la moitié des visites réalisées (87 visites réalisées sur le total de 149), ce qui n'a rien d'étonnant au regard de son rôle de chef de file en matière de lutte contre le terrorisme,. Le reste des visites domiciliaires a été mené par les antennes du renseignement territorial et, dans une moindre mesure, par la direction du renseignement de la préfecture de police.

Enfin, sur le plan géographique , les visites domiciliaires se sont, comme les autres mesures administratives créées, principalement concentrées dans les bassins à forte densité de population . Les départements du Nord (18 requêtes) et de Paris (12 requêtes) ont ainsi été les plus concernés, suivis par les départements de la Seine-Saint-Denis (12 requêtes), du Bas-Rhin (11 requêtes) et du Rhône (9 requêtes).

Répartition territoriale des requêtes préfectorales de visites domiciliaires adressées au juge des libertés et de la détention (au 31 décembre 2019)

Source : commission des lois du Sénat via l'application Khartis.

b) Un recours rare aux mesures de contrainte prévues par le législateur

Pour une très large majorité d'entre elles, les visites domiciliaires réalisées depuis l'entrée en vigueur de la loi ont concerné les domiciles des personnes concernées , et, dans une moindre mesure, les véhicules associés. Seuls quelques cas de visites de locaux commerciaux ou encore de lieux de culte ont été identifiés.

De même qu'en matière judiciaire, le législateur a strictement encadré les conditions de réalisation de ces visites, tout en prévoyant, pour les situations d'urgence, des dispositions plus contraignantes. C'est ainsi que les articles L. 229-1 et suivants du code de la sécurité intérieure autorisent d'une part, la réalisation d'enquêtes de nuit (avant 6 heures le matin ou après 21 heures le soir) et, d'autre part, la retenue pendant quatre heures de la personne sur place lorsqu'elle est susceptible de fournir des renseignements sur les objets, documents et données présents sur le lieu de visite.

Ces possibilités ouvertes par le législateur et validées par le Conseil constitutionnel n'ont été que peu mises en oeuvre dans la pratique.

Depuis l'entrée en vigueur de la loi, seules 14 personnes, soit moins de 10 % des personnes ayant été concernées par une visite domiciliaire, ont été retenues par les forces de sécurité.

Quant à l'heure des visites, si elles ont été, selon les informations transmises par le ministère de l'intérieur, principalement réalisées le matin, seule une visite a été organisée de nuit, pour des raisons tenant à la personnalité de l'individu concerné.

c) Une utilité largement reconnue par les services

En dépit d'un usage relativement modéré de la mesure, les acteurs entendus par le groupe de travail ont, à l'unanimité, souligné son utilité dans le dispositif de prévention des actes de terrorisme . Les visites domiciliaires offrent en effet une possibilité d'intervention aux services en amont d'une procédure judiciaire, lorsque les éléments constitutifs d'une infraction terroriste ne sont pas encore réunis.

Le nombre de saisies réalisées au cours de visites domiciliaires ainsi que le nombre de procédures judiciaires engagées à l'issue de ces visites témoignent de l'intérêt de l'outil.

Ainsi, sur les 149 visites réalisées au 31 décembre 2019, 84, soit 56 %, ont donné lieu à des saisies de documents, d'équipements ou de données informatiques « relatifs à la menace d'une particulière gravité pour la sécurité publique et l'ordre publics que constitue le comportement » 39 ( * ) de la personne faisant l'objet de la visite.

Selon les informations extraites des deux rapports remis par le Gouvernement au Parlement, des suites judiciaires ont été données à l'issue de 13 visites domiciliaires 40 ( * ) , pour des faits liés au terrorisme.

Deux individus ont ainsi fait l'objet de poursuites judiciaires pour association de malfaiteurs en relation avec une infraction à caractère terroriste. Dans un de ces cas, la visite domiciliaire a contribué à déjouer un attentat terroriste, en permettant de découvrir au domicile d'un individu des tutoriels portant sur la préparation d'un attentat à la bombe.

Par ailleurs, 10 personnes ont fait l'objet de poursuites judiciaires pour des faits d'apologie du terrorisme ou de recel d'apologie du terrorisme (3 la première année et 6 la deuxième année) et 1 pour des faits de financement du terrorisme.

Cinq signalements ont par ailleurs été adressés à l'autorité judiciaire sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale, sans que la mission n'ait pu avoir connaissance, au moment de la publication de son rapport, des suites judiciaires qui leur ont été données.

Enfin, des procédures judiciaires incidentes ont également été engagées pour des faits de droit commun, en particulier après le constat d'infractions de détention illégale d'armes, de détention de stupéfiants ou en raison de la découverte de faux documents d'identités ou d'objets volés.

Y compris lorsqu'aucune saisie n'a été réalisée ni aucune judiciarisation engagée, les visites domiciliaires ont constitué, pour les services, une source utile de renseignement . Dans plusieurs cas, elles ont par exemple constitué un préalable à la mise en oeuvre d'autres mesures administratives. Grâce aux informations collectées, elles ont ainsi permis de motiver :

- la mise en oeuvre ou le renouvellement de plusieurs mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance ;

- le prononcé de mesures de fermeture de lieux de culte ;

- la mise en oeuvre de mesures de gel des avoirs ;

- le prononcé d'interdictions de sortie du territoire

Au regard de l'ensemble de ces remarques, la mission a estimé souhaitable de pérenniser, dans son principe, le dispositif des visites domiciliaires , à l'instar des autres mesures introduites par la loi du 30 octobre 2017.

2. Une procédure complexe, mais aujourd'hui mise en oeuvre sans difficultés
a) Une réduction progressive des difficultés d'appréhension du cadre juridique

L'originalité de la procédure définie par le législateur a nécessité, de la part des acteurs impliqués, et en particulier des préfectures, une période de prise en main et d'appréhension, sur le plan technique, du nouveau dispositif .

Afin d'accompagner les autorités préfectorales dans la motivation et la rédaction des requêtes de visites domiciliaires, une procédure de consultation informelle a été mise en place par le parquet de Paris, parallèlement à l'assistance déjà apportée par l'administration centrale du ministère de l'intérieur ( cf . supra ). Avant même de formuler un avis officiel au juge des libertés et de la détention sur une éventuelle judiciarisation du dossier, le parquet national antiterroriste se voit ainsi communiquer l'intégralité des requêtes de visites en vue de fournir un appui technique aux préfectures.

Lors de son premier bilan présenté devant la commission des lois, le rapporteur avait fait état des difficultés remontées par le pôle des juges des libertés et de la détention sur la motivation des requêtes préfectorales qui leur étaient adressées, en dépit de l'appui technique apporté aux autorités locales .

Force est en effet de constater qu'un nombre significatif de requêtes préfectorales a fait l'objet d'une ordonnance de rejet par le juge des libertés et de la détention. Au total, sur les 202 requêtes transmises depuis l'entrée en vigueur de la loi, 37 rejets ont été prononcés, soit environ 18 % du total des requêtes .

Évolution du nombre d'ordonnances autorisant une visite domiciliaire
et du nombre d'ordonnances de rejet

Source : commission des lois du Sénat.

Selon les informations transmises à la mission, ces rejets se sont fondés sur trois motifs principaux :

- en premier lieu, l'absence d'éléments permettant de justifier les critères fixés par la loi, et en particulier la menace d'une particulière gravité à l'ordre public ;

- en deuxième lieu, le caractère ancien des éléments apportés à l'appui de la requête, qui ne permettait pas de prouver l'actualité de la menace soulevée ;

- en troisième lieu, l'absence d'éléments suffisamment probants permettant de corroborer les éléments avancés dans la requête formulée par les autorités préfectorales (absence de note de renseignement ou note insuffisamment développée).

Ces éléments ne sauraient toutefois masquer les progrès réalisés par les autorités préfectorales au cours de la seconde année d'application de la loi dans la mise en oeuvre de la mesure.

A l'occasion de leur dernière audition par la mission, au mois de janvier 2019, les représentants des juges des libertés et de la détention ont en effet tempéré le constat qu'ils avaient formulé l'année précédente et fait état d'une amélioration sensible de la précision et de la qualité juridique des dossiers qui leur étaient transmis .

Les statistiques relatives aux ordonnances de rejet prononcées par le juge des libertés et de la détention étayent d'ailleurs cette observation, la proportion des rejets dans le total des requêtes formulées étant ainsi passé de 20 % en 2018 à 15 % en 2019 .

Ceci étant, les juges des libertés et de la détention estiment que des marges d'amélioration persistent et suggèrent, à cette fin, qu'un référentiel des pièces types permettant de motiver les requêtes de visites et d'étayer les critères prévus par le législateur soit établi . La mission adhère à cette proposition, qui pourrait être mise en oeuvre par voie de circulaire.

Recommandation n° 9 :

Établir et diffuser aux préfets un référentiel des pièces types permettant de motiver les requêtes de visites domiciliaires et d'étayer les critères prévus par la loi.

b) Une simplification procédurale qui n'apparaît pas nécessaire et qui serait risquée sur le plan constitutionnel

Dans leur grande majorité, les services de sécurité entendus témoignent également de la fluidité désormais atteinte dans la mise en oeuvre des visites domiciliaires , en dépit d'une procédure jugée lourde et complexe.

Ils se félicitent en particulier de l'articulation étroite avec les autorités judiciaires ainsi que des délais de réponse rapides du juge des libertés et de la détention, qui ont été inférieurs à deux jours en moyenne depuis l'entrée en vigueur de la loi.

Soucieux d'assurer la pleine opérationnalité du dispositif, certains d'entre eux appellent cependant de leurs voeux un allègement de la procédure créée en 2017, par la suppression du besoin d'une autorisation du juge des libertés et de la détention préalablement à l'exploitation des éléments saisis au cours d'une visite domiciliaire. À l'instar d'autres régimes judiciaires de perquisitions ou de visites, il s'agirait de prévoir que l'ordonnance du juge des libertés et de la détention autorisant une visite définisse également les conditions dans lesquelles des équipements, données ou documents pourront être saisis et exploités.

Au cours de ses travaux, le rapporteur a été sensible à l'efficacité et à l'opérationnalité des dispositifs créés par le législateur, en particulier s'agissant des visites domiciliaires. Il lui apparaît toutefois nécessaire de rester attentif à ne pas fragiliser l'équilibre constitutionnel atteint .

Le Conseil constitutionnel a admis, dans le cadre de précédentes décisions, que des éléments saisis dans le cadre d'une perquisition ou d'une visite domiciliaire puissent être exploités sans besoin d'une nouvelle autorisation judiciaire, par exemple dans le cadre d'enquêtes fiscales. Il n'a toutefois reconnu la conformité à la Constitution de ces dispositions que dans le cadre de procédures de nature judiciaire, menées aux seules fins de recherche d'infractions spécifiquement identifiées au préalable par l'autorité judiciaire.

Comme le relève le commentaire du Conseil constitutionnel sur la décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018, « lorsque les visites et saisies ne sont pas menées en vue de la recherche et de la constatation d'infractions mais dans le cadre de missions de police administrative, le Conseil constitutionnel exige des garanties renforcées, comme ce fut le cas lors du contrôle des dispositions relevant de la loi sur l'état d'urgence ». À la lumière de cette observation, un simple alignement des conditions procédurales des visites domiciliaires de la loi « SILT » sur celles applicables aux perquisitions ou visites judiciaires présenterait des risques sérieux d'inconstitutionnalité.

Dès lors que, dans le cadre des visites domiciliaires réalisées sur le fondement des articles L. 229-1 et suivants du code de la sécurité intérieure, les éléments saisis ne seraient pas exploités aux seules fins de recherche de la preuve d'une infraction préalablement identifiée, mais également à des fins de renseignement, la double autorisation du juge des libertés et de la détention constitue une garantie essentielle du respect de la vie privée et du droit de propriété. Dans sa décision précitée portant sur les dispositions issues de la loi « SILT », le Conseil constitutionnel a d'ailleurs exigé du législateur, compte tenu de l'atteinte portée au droit de propriété, qu'il encadre strictement « l'exploitation, la conservation et la restitution » et énuméré, parmi les garanties apportées par le législateur, l'autorisation du juge des libertés et de la détention préalablement à toute exploitation.

Au surplus, il a été indiqué au rapporteur qu'au regard des volumes de décisions concernés, les deux niveaux d'autorisation du juge des libertés et de la détention n'induisaient pas, pour l'heure, de charge que les services ne sauraient absorber et n'avaient, en tout état de cause, jamais conduit un service à renoncer à la réalisation d'une visite ou à l'exploitation d'équipements, de données ou de documents saisis.

Au vu de l'ensemble de ces éléments, la mission estime préférable de faire preuve, en l'état des informations dont elle dispose, de prudence et n'a donc pas, pour l'heure, jugé nécessaire de proposer un allègement de la procédure des visites domiciliaires.

c) Un élargissement envisageable des possibilités de saisies informatiques

En vertu de l'article L. 229-5 du code de la sécurité intérieure tel qu'il résulte de la loi du 30 octobre 2017, la saisie des supports ou données numériques n'est possible à l'occasion d'une visite domiciliaire que si « la visite révèle l'existence de documents ou données relatifs à la menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics que constitue le comportement de la personne concernée ».

À l'occasion de ses travaux, le rapporteur a été alerté sur les difficultés que rencontrent parfois les services lorsque la personne concernée refuse de donner accès à ses équipements et terminaux numériques. Dans cette hypothèse en effet, si aucun autre élément établissant la menace à l'ordre public n'a pu être constaté à l'occasion de la visite, aucune possibilité de saisie des données informatiques n'est possible.

À l'instar du régime applicable aux enquêtes fiscales 41 ( * ) ou douanières 42 ( * ) , le ministère de l'intérieur suggère d'ajouter, au titre des motifs pouvant justifier une saisie de données informatiques, le fait de faire obstacle à l'accès aux pièces ou documents présents sur un support informatique .

Dès lors que la visite domiciliaire comme l'exploitation des données ou terminaux saisis sont soumises à l'autorisation préalable du juge des libertés et de la détention, le rapporteur a estimé qu'une telle évolution était envisageable et permettrait d'assurer, en toutes circonstances, l'efficacité des visites réalisées.

Recommandation n° 10 :

Modifier l'article L. 228-5 du code de la sécurité intérieure afin d'autoriser, lorsque la personne fait obstacle à l'accès aux pièces ou documents présents sur un support informatique, la copie des données ou la saisie des systèmes informatiques concernés.


* 38 L'écart entre le nombre de visites autorisées par le juge des libertés et de la détention et le nombre de visites effectivement réalisées s'explique par deux raisons : d'une part, par l'existence d'un écart frictionnel lié au temps nécessaire à la préparation d'une visite domiciliaire ; d'autre part, par l'engagement de poursuites judiciaires par le parquet postérieurement à l'autorisation du juge des libertés et de la détention, qui ont rendu les ordonnances caduques.

* 39 Art. L. 229-4 du code de la sécurité intérieure.

* 40 Il s'agit des chiffres arrêtés au 31 octobre 2019, le groupe de travail n'ayant pu obtenir les informations postérieures à cette date au moment de la publication du présent rapport.

* 41 Art. L. 16 B du livre des procédures fiscales.

* 42 Art. 64 du code des douanes.

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