ANNEXE 6 : COMPTE RENDU DE L'AUDITION
DU 21 FÉVRIER 2019 ( PRÉFET DE VENDÉE ET PRÉFET
DU HAUT-RHIN)

Audition de MM. Benoît Brocart, Préfet de Vendée, et Laurent Touvet, Préfet du Haut-Rhin, sur l'impact, pour les collectivités territoriales, du décret n° 2017-1845
du 29 décembre 2017 relatif au pouvoir de dérogation aux normes des préfets

M. Jean-Marie Bockel, président . - Bonjour à tous, cette séance s'inscrit dans un cycle de poursuite et d'évaluation des travaux menés de manière intensive depuis 2014, sous l'impulsion notamment du président du Sénat Gérard Larcher. L'ensemble des membres de la délégation, ainsi que nombre de nos collègues, se sentent concernés par le suivi de nos travaux, recommandations, résolutions et propositions de loi, d'autant qu'une prise de conscience semble animer l'Exécutif, lequel impulse le mouvement, notamment sur le plan règlementaire.

Ce travail est réalisé en partenariat avec le Conseil national d'évaluation des normes présidé par Alain Lambert, avec lequel une convention a été signée. Le Sénat ne doit pas oublier son rôle de producteur de normes, et son rôle ne se limite pas à amender les travaux d'autres.

Dans ce contexte, cette expérimentation est conduite depuis l'été 2016 dans plusieurs départements. Après deux années, un bilan s'impose à mi-chemin. Il s'agit de reconnaître au préfet la faculté de déroger à certaines dispositions pour des motifs d'intérêt général afin d'alléger les démarches administratives, de réguler les procédures et de favoriser l'accès aux aides publiques. Ce pouvoir ne s'applique qu'à des décisions non règlementaires, relevant de la compétence des préfets dans sept domaines fixés par décret.

Dans le cadre de ce cycle de travaux sur les normes, les fonctionnaires territoriaux et leurs représentants, les représentants du ministère de l'Intérieur ont été entendus.

Il s'agit aujourd'hui, avec deux acteurs de terrain, d'apprécier le pouvoir de dérogation et son impact sur les collectivités territoriales, que nous représentons.

M. Laurent Touvet, préfet du Haut-Rhin . - Je suis honoré d'être entendu par la délégation aux collectivités territoriales. Lors de mon intervention, je dépasserai le cadre des questionnaires adressés en amont, dont les réponses ont été transmises par écrit aux sénateurs.

Ce décret a soulevé un important paradoxe. Lors de sa parution, il a en effet suscité une grande inquiétude au sein de l'administration et pour nos partenaires. Il pouvait effrayer du fait de la brèche qu'il semblait ouvrir dans le principe d'égalité. Cet embarras s'est traduit par le délai de transmission du décret et de la circulaire par le Premier ministre, qui s'est élevé à trois mois. Nous avions en effet été sollicités le 15 janvier tandis que la circulaire a été publiée en avril. Il n'était ainsi pas aisé pour l'État d'imaginer les modalités à mettre en oeuvre. Intuitivement et initialement, la crainte de l'allongement de la durée des procédures d'instruction des décisions administratives s'ajoutait à la possibilité d'une incertitude juridique puisqu'une décision prise sur dérogation s'avère plus fragile juridiquement, ainsi qu'au risque de donner l'impression d'un État arbitraire prenant des décisions différentes en fonction des demandeurs et des collectivités territoriales concernées.

J'ai reçu un courrier d'une organisation syndicale s'inquiétant de l'atteinte au principe d'égalité. A priori , un contentieux contre le décret a déjà été initié. J'ai participé à cette méfiance initiale avant la publication du décret. À sa parution, il m'est cependant apparu intéressant car il bouscule les obstacles administratifs qui paralysent de nombreuses décisions. Le pouvoir de dérogation permet d'accélérer les processus et de s'affranchir de certaines contraintes quotidiennes. Les préfets ne peuvent en outre que se satisfaire d'une marge d'appréciation plus importante et d'un effet plus pertinent de leurs décisions grâce à la possibilité d'éviter certains refus inopportuns.

À cet égard, j'ai demandé à mes équipes de s'interroger sur l'intérêt de mettre en oeuvre le pouvoir de dérogation à l'occasion de décision aboutissant à un refus qui se révèle inopportun dans les faits, c'est-à-dire qui contrarie le projet d'une collectivité territoriale ou d'une association ayant du sens du point de vue de l'intérêt général, ou bien qui ne peut aboutir en raison des délais imposés.

Ma mise en oeuvre effective de ce pouvoir nécessite une forte impulsion de la part du préfet. Les équipes, souvent issues des services techniques (équipement, aménagement du territoire, etc.), sourcilleuses à l'égard du principe d'égalité, cultivent une forte culture de l'application de la loi, ce qui est heureux. Leurs membres se sont engagés dans la fonction publique pour appliquer la règle décidée par le Parlement et déclinée par le Gouvernement. Aussi des réticences au principe de la dérogation peuvent-elles émerger. Le ministère de l'Intérieur a demandé de nommer un référent, dont le contact avec le terrain doit être prégnant. Chaque chef de service doit travailler avec ses équipes. La question doit être posée à l'échelon le plus subalterne. L'expérience a montré que des occasions d'exercer ce droit de dérogation ont été manquées car ces échelons, qui n'avaient pas suffisamment été impliqués, n'avaient pas évoqué cette opportunité devant l'échelon supérieur. Pour ce faire, je me suis rendu au coeur des services. Des réunions hebdomadaires ont été organisées avec l'ensemble des chefs de service de la Direction départementale du territoire (DDT), ce qui n'assure pas en soi une diffusion à l'échelon de base. Des rappels fréquents sont indispensables. Je regrette de n'avoir usé de ce pouvoir qu'en six occasions ; des matières et des dossiers, notamment sur l'environnement, l'auraient certainement mérité.

Compte tenu de la difficulté observée, il faut faire preuve d'audace juridique pour ne pas se montrer trop sourcilleux sur les conditions légales. Par exemple, afin de favoriser une action, la notion de circonstance locale est souvent présumée remplie. Ce fut le cas pour l'autorisation, à l'occasion d'une course automobile, de faire appel à une association agréée de sécurité civile du département voisin, en raison d'un manque de disponibilité qui aurait pu faire annuler l'évènement.

La condition de sécurité des personnes et des biens appelle quant à elle la plus grande attention puisque des mises en cause pénales peuvent intervenir. Le décret donne pouvoir aux préfets de s'écarter de la règle, mais la méconnaissance de certaines règlementations demeure assortie de sanctions pénales. Le juge pénal ne reconnaîtrait pas comme légitime le fait de s'écarter de la règlementation grâce à ce décret. Un raisonnement finaliste, au sens large, doit être adopté. Les conditions de la règlementation ne peuvent-elles pas être remplacées par d'autres conditions qui aboutiraient au même résultat ?

À noter que j'avais proposé à la présidente du tribunal administratif d'échanger à ce sujet, pour anticiper de multiples requêtes dont aucune n'a finalement été formulée. Le juge administratif n'a donc pas encore été amené à statuer.

Annexés à la circulaire du Premier ministre d'avril 2018, des « arbres de décisions » représentent autant de verrous à lever pour aboutir à une décision. Le préfet doit se poser dix questions et avoir répondu positivement à toutes avant d'envisager user de son pouvoir de dérogation. Les conditions sont celles posées par le décret. Plusieurs obstacles ont été identifiés. Tout d'abord, dans quelques cas, des organisations professionnelles, notamment agricoles, ont demandé d'écarter l'application de ce décret par crainte d'une multitude de dérogations, le risque étant d'écarter la norme. En outre, souvent la décision ne relève pas du préfet, couramment consulté comme conseil ou médiateur. L'évolution administrative induit en effet que le préfet ne décide plus dans de nombreux domaines. En vertu de la décentralisation, les décisions en matière d'urbanisme et d'aménagement relèvent par exemple désormais des collectivités territoriales, qu'elles soient communales ou départementales. La reconcentration a également eu des effets néfastes. Par exemple, l'épandage aérien sur les vignes à forte pente constitue une problématique majeure dans le département du Haut-Rhin. Or, la législation a reconcentré la compétence entre les mains de trois ministres (Agriculture, Environnement et Santé), par peur de préfets par trop liés aux intérêts locaux. Un arrêté ministériel, actuellement en préparation, pourrait redonner cette prérogative aux préfets. Par ailleurs, les pouvoirs du préfet de département sont sans cesse grignotés par ceux du préfet de région. Le préfet de département s'avère ainsi de plus en plus ignoré par les administrations parisiennes, qui ne s'adressent qu'aux préfets de région. Ce constat se traduit dans la législation : si la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) relève du préfet de département, la dotation de soutien à l'investissement local (DCI) a été attribuée aux préfets de région.

Un autre obstacle à l'exercice de ce pouvoir survient lorsque la disposition à laquelle il s'agit de déroger est législative, ce qui est rédhibitoire. Dans certains domaines, le législateur semble avoir quelque peu empiété sur le pouvoir règlementaire. Par ailleurs, certains articles du droit du travail prévoient aussi des dérogations mais il ne peut être mobilisé.

La condition de respect des engagements internationaux de la France exclut en outre toute action sur les aides agricoles.

De nombreuses règlementations, voire des législations, prévoient déjà la possibilité de déroger, à l'instar du droit de l'urbanisme permettant des adaptations mineures. Des dérogations sont également accordées par arrêté ministériel, notamment sur le transport de marchandises le week-end ou encore sur le travail dominical. Par exemple, sur la question de l'autorisation d'un abattoir temporaire à l'occasion de la fête de l'Aïd, un arrêté prévoyait déjà des dérogations pour l'installation d'une telle structure à proximité des habitations.

Deux dispositifs semblent insuffisamment explorés. Premièrement, France Expérimentations, inauguré en 2016, assure des appels à projets initiés par Bercy afin que des porteurs de projets innovants puissent demander que la règlementation soit modifiée. Ces dérogations ont été élargies à des dispositions législatives par la loi PACTE, à condition que la dérogation temporaire soit limitée. Néanmoins, ce dispositif s'avère plutôt lourd. La loi pour un État au service d'une société de confiance (ESSOC) a permis, depuis 2018, de déroger à certaines règles de construction et de soumettre ou non le projet à une évaluation environnementale. Ce champ s'avère insuffisamment exploré.

Parmi les six décisions que j'ai prises, cinq relevaient de l'attribution de subventions, bien que certaines conditions d'attribution ne fussent pas remplies, et ce afin de faire oeuvre de bon sens. Par exemple, une subvention a été accordée à un projet déjà lancé pour répondre à une urgence après de fortes intempéries. Une autre a permis à une commune volontaire de construire une gendarmerie, en dépit du dépassement des délais lié à la localisation du terrain en zone humide. Une commune qui aide l'État dans l'une de ses politiques publiques doit être aidée. D'autres projets retardés en raison d'un contentieux se sont également vus attribuer des aides.

M. Jean-Marie Bockel, président . - Merci de votre propos vivant et sans langue de bois. Outre un préfet de terrain, vous êtes un fin juriste de droit public, ce qui favorise le délicat calcul de la prise de risque au regard du bénéfice pour la société. En outre, vos exemples sont concrets, parlants.

M. Benoît Brocart, préfet de Vendée . - Je suis honoré de l'intérêt que vous portez à notre action pour mettre en oeuvre ce droit de dérogation. Je l'aborde comme un artisan de la mise en oeuvre de l'action publique, avec un bilan quantitatif qui reste modeste et dont il apparait difficile de tirer des conclusions définitives. À ce jour, quatre décisions ont été prises en Vendée au titre de ce droit expérimental, cinq tentatives n'ayant pas abouti sur ce terrain. J'aborde ce projet à la lumière d'une précédente expérience de fabriquant de textes de loi et de décrets au sein du ministère de l'Intérieur, et j'ai essayé de le considérer comme un merveilleux cadeau de Noël en décembre 2017. Le but était d'en faire un outil de résolution de blocages rencontrés sur des dossiers à enjeux.

Pour ce faire, les dimensions culturelle et managériale de l'utilisation de cet outil doivent être soulignées. Tout d'abord, d'un point de vue culturel, cet outil nécessite de demander à des fonctionnaires d'aller à l'encontre de leur nature, compte tenu de leur rapport à la loi. Ce décentrage n'est pas dans notre culture de la fonction publique. En outre, d'un point de vue managérial, le chef de l'État nous a exhortés à une nouvelle approche, en nous demandant, voilà deux ans, de nous comporter comme des entrepreneurs de l'État, ce qui induit de substituer à une logique de moyens une logique de projets et d'objectifs, l'atteinte des objectifs passant par le droit de dérogation pour surmonter des blocages jusqu'ici difficiles, voire impossibles, à dépasser.

Cette novation n'a pas soulevé un immense enthousiasme au niveau local, mais bien des craintes. Un important effort de communication a été réalisé (revues de presse, cérémonies de voeux, réunions de travail, visites d'entreprises, communication sur le recours au droit de dérogation), tant à l'égard des partenaires extérieurs que des collaborateurs internes, mais cela n'a pas permis de susciter un appétit féroce pour ce droit de dérogation, en raison notamment de la difficulté pour les partenaires de comprendre l'utilité concrète de cet outil et son mode d'emploi juridique, puisqu'il s'avère conditionné. Aucun de ces acteurs n'avait cependant mentionné de crainte particulière quant au risque que le préfet abuse de ce pouvoir.

J'ai incité les équipes à identifier des points d'application renvoyant à des dossiers dont les enjeux paraissent cruciaux pour le département, et dans lesquels nous nous heurtions à des blocages. Nous avons utilisé le décret de 2017 pour assouplir les conditions dans lesquelles les subventions sont versées, en nous focalisant sur les intérêts propres de la Vendée, notamment en termes de protection des populations du littoral contre les submersions marines.

Cette dernière nécessitait par exemple de mettre en oeuvre un programme de travaux qui, avec un coût d'une centaine de millions d'euros et une vaste ampleur (125 kilomètres de côtes concernés), rencontrait un taux de réalisation de 30 %, relativement insatisfaisant au regard des besoins exprimés depuis le passage de l'épouvantable tempête Xynthia en 2010. Les blocages étaient notamment dus à l'incompatibilité de la mise en oeuvre rapide de ces travaux de protection avec des législations contraignant à un jeu de procédures qui les compliquent et les rallongent. Nous avons travaillé sur ce point. Dans un cas, nous avons autorisé la construction en urgence d'une digue à La Faute-sur-Mer, épicentre de la catastrophe, où 1 300 mètres de littoral avaient disparu en quelques mois. Il était impératif de protéger le littoral avant l'hiver, saison des tempêtes. Cette dérogation a motivé d'autres décisions, notamment une avance consentie à la commune de La Faute-sur-Mer, au titre du Fonds national d'aménagement et de développement du territoire (FNADT) dont d'importants crédits avaient été mobilisés pour sortir la commune du marasme. Le pouvoir de dérogation a été utilisé pour augmenter considérablement l'avance du FNADT.

Nous avons également envisagé de l'utiliser sur d'autres dossiers de travaux relatifs aux digues, dans le cadre de la recherche d'une solution concertée aux problèmes rencontrés avec l'administration centrale. Au nord de La Faute-sur-Mer, les effets du classement d'un site bloquaient l'avancement des travaux de protection contre la mer. La question s'est posée de recourir à ce droit de dérogation pour continuer à diligenter les procédures comme si le classement n'était pas intervenu. Le seul fait d'avoir posé la question à l'administration centrale a conduit cette dernière à prendre, dans des délais rapides, des décisions pertinentes. L'invocation de ce droit a eu un effet certain dans la relation avec l'administration centrale.

Dans le champ de la transition écologique et solidaire, j'ai été amené à utiliser ce droit pour autoriser un parc éolien à la demande d'une société d'économie mixte, pour lui permettre d'être au rendez-vous des réponses aux appels d'offres de la CRE.

Ces exemples dessinent quelques enjeux importants pour le département autour desquels j'ai mobilisé et utilisé ce droit, soit directement, soit comme outil de dialogue, voire de pression vis-à-vis des administrations centrales parisiennes dans les matières pour lesquelles les ministères sont compétents.

La philosophie d'utilisation de l'outil vise, dans une logique d'objectifs et de projets, à surmonter des éléments de blocage ou des effets contre-productifs d'application de règlementations concurrentes, mais également à atteindre les objectifs en sollicitant des lois à caractère alternatif. En s'affranchissant de contraintes règlementaires, nous avons toutefois eu à coeur que les impacts de ces projets sur l'environnement, la biodiversité et sur le paysage soient aussi limités que possible. Par exemple, à la Faute-sur-Mer, la Ligue de protection des oiseaux a été associée à la construction de la digue afin de vérifier l'absence d'impact. Ce travail s'est avéré fructueux puisqu'aucun contentieux n'existe contre cette décision.

D'un point de vue de terrain, il serait judicieux de pouvoir poursuivre, voire d'étendre, ce type d'approches dans le temps. En effet, les délais n'autorisent qu'un faible recul au regard d'un temps de l'administration qui reste long. La conviction, l'analyse et la mise en oeuvre peuvent être encore approfondis. Leur extension à de nouveaux champs de l'action publique constitue une piste à explorer. Par exemple, des décisions qui, pour l'heure relèvent d'un niveau supérieur d'administration de l'État, pourraient être concernées.

Le dispositif ne saurait faire l'économie de la question des collectivités territoriales qui, grâce à la décentralisation, disposent de compétences sur lesquelles nous ne pouvons pas intervenir par exemple. Le contrôle de la légalité interroge également. Souvent, le préfet s'abstient de déférer des actes sur lesquels un doute existe quant à la légalité mais que le but poursuivi justifie malgré cet écart. Or, cette méthode ne suffit pas à assurer la sécurité juridique des actes des collectivités territoriales. Cette expérimentation pourrait même se voir prolonger au niveau législatif, de manière encadrée.

M. Jean-Marie Bockel, président . - Cette présentation, complémentaire de la précédente, permet une vision d'ensemble d'une certaine souplesse et pose de véritables enjeux, sur lesquels nous devons être force de proposition.

M. Rémy Pointereau . - En préambule, il semble essentiel de souligner que la nécessité de déroger aux textes de lois peut s'expliquer par des lois et des décrets d'application mal conçus, mal rédigés, mettant en exergue une véritable problématique quant à ces textes que nous votons et pour lesquels nous portons une part de responsabilité. La loi, une fois rédigée au Sénat ou à l'Assemblée, est mise en décret d'application, dont la lecture n'est pas toujours identique d'un département ou d'une région à l'autre. Les fonctionnaires détiennent cette capacité à appliquer la loi malgré les détails, ce qui rigidifie le système. Les solutions promouvant une meilleure rédaction et une plus grande souplesse des textes seront les bienvenues.

La question des gains pour les collectivités territoriales que représente ce pouvoir de dérogation se pose. Peut-on les mesurer ? Par exemple, la règlementation des dotations d'équipement des territoires ruraux (DETR) impose des critères complexes qui s'avèrent parfois peu pertinents en réalité, notamment en termes de commencement des travaux. Ces difficultés expliquent la faible consommation de crédits pourtant nécessaires, lesquels sont donc retournés au niveau national.

Par ailleurs, quels sont les domaines auxquels le droit de dérogation pourrait être étendu sans risque majeur ? En tant que préfet, vous auriez certainement souhaité appliquer cette dérogation pour accélérer un projet dont le domaine n'était malheureusement pas concerné par le champ d'application du décret.

Enfin, le droit de l'environnement et la surtransposition européenne constituent un véritable sujet. Le droit européen produit beaucoup de règlementations et de directives. Comment le terrain gère-t-il une application de la règlementation européenne surtransposée ? Quelles solutions pourraient faciliter ce processus ?

M. Michel Dagbert . - Merci, Messieurs les préfets, pour ces témoignages, vous qui êtes des praticiens du droit et êtes chargés d'une partie du territoire. Les départements sont confrontés, dans la mise en oeuvre des politiques publiques, à une multitude de contrariétés, de grains de sables. Je suis très intéressé par vos témoignages. Nous sommes en phase d'expérimentation. Un certain nombre de départements ont été arrêtés. Quelle est la date de fin de cette expérimentation ?

Je suis impatient de connaître la nature des dérogations octroyées, sur le modèle de vos interventions, qui sauront notamment éclairer le sujet de la fabrique de la loi. Dans ce vieux pays de tradition de lois écrites, la mise en oeuvre de ces politiques publiques est parfois contrariée. Avec toutes les précautions d'usage, au regard notamment de l'action du tribunal administratif, qui doit veiller à la bonne mise en oeuvre des lois, la situation doit pouvoir être améliorée avec ces expérimentations.

Mme Patricia Schillinger . - Au regard des dérogations exceptionnelles accordées, telles que l'autorisation d'un vol de nuit lors d'un match de football à Bâle, il ne semble pas aisé de prendre certaines décisions...

M. François Bonhomme . - Le problème de la mise à jour de la responsabilité se pose. Nous sommes toujours pris entre deux feux et la voie est étroite.

M. Laurent Touvet, préfet du Haut-Rhin . - Je rejoins les propos de Benoît Brocart : nous manquons de recul après une seule année de dérogations, dont la mise en route a nécessité plusieurs mois. Cette dérogation est prévue pour deux ans, le processus est à mi-chemin. Il serait intéressant de prolonger l'expérimentation dans le temps et sur les mêmes départements afin que les mêmes équipes, déjà acculturées, puissent produire des résultats tangibles.

La loi n'est peut-être pas mal faite mais un décalage est identifié entre le pointillisme de la législation nationale et le nombre ainsi que la technicité des équipes chargées de les appliquer. L'État sera bientôt contraint d'avoir recours à des avocats pour lui expliquer sa propre règlementation. En outre, un appauvrissement est observé au niveau local. En effet, sur un dossier d'aménagement, l'État arrivera péniblement à faire produire une note de trois pages, tandis que la collectivité territoriale parviendra à une analyse beaucoup plus complète.

M. Jean-Marie Bockel, président . - J'ai constaté localement, à Mulhouse, où il n'y avait jadis aucun avocat de droit public, l'ouverture de cabinets spécialisés sur ces questions dans cette ville moyenne. Leurs principaux clients sont les collectivités territoriales.

M. Laurent Touvet, préfet du Haut-Rhin . - Spécialisé dans le droit de l'urbanisme jusqu'en 2007, je me suis rendu compte, lorsque j'y suis récemment revenu, qu'il avait été complètement bouleversé par des règles et des délais de recours variables selon la nature des actes. Les lois Grenelle de l'environnement ont introduit une complication juridique phénoménale, « contaminant » considérablement les droits de l'environnement et de l'urbanisme. Alors que les collectivités territoriales sont les acteurs quasi exclusifs de cette matière, il serait intéressant qu'elles puissent, elles aussi, expérimenter ce droit de dérogation. Les craintes du « copinage » n'ont de fondement que dans les petites communes. Un système où le maire pourrait déroger après l'avis conforme du préfet permettrait d'ouvrir une porte sans créer de bouleversement trop important. Les préfets pourraient faire face à une pression accrue.

L'autorisation de décollage d'avion en lien avec les matchs de football à Bâle n'a pas été octroyée sur le fondement de ce décret, elle était justifiée par la nécessité de faire quitter les lieux rapidement aux supporters.

Par ailleurs, les préfets sont parfois amenés à « jouer » avec la législation : par exemple, Peugeot, entreprise de 7 000 salariés, avait obtenu une autorisation de travail les jours fériés pour assurer sa capacité de livraison, et non pour un évènement exceptionnel. Salariés et syndicats y étaient favorables ; cette solution contentait l'ensemble des acteurs. Il s'agit d'apprécier le bon sens de l'intérêt public. Le préfet peut aussi choisir de ne pas porter attention à un acte dont la légalité est questionnée s'il rejoint l'intérêt de la collectivité territoriale. Néanmoins, le possible recours d'un tiers impose au maire de lourdes responsabilités.

Les préfets se trouvent ainsi sans cesse tiraillés entre l'application de la loi et la recherche de l'intérêt public. Le droit ne devrait pas heurter le bon sens. Je suis embarrassé par le principe de dérogation, ayant grandi dans une culture juridique où la dérogation doit impérativement être prévue par un texte. L'intérêt de cette expérimentation réside essentiellement dans sa capacité à révéler les cas où la règlementation apparait inopportune, car trop lourde et tatillonne. Les obligations sont en effet identiques pour les petites et les grandes communes. Or, le maire d'une petite commune n'a, par exemple, pas les moyens de suivre les mises à jour. En outre, certaines règles ne s'appliquent pas à des projets de moindre envergure.

Déroger crée toutefois de l'insécurité juridique. Conditionner la possibilité d'un projet ou celle de l'accélérer à la dérogation du préfet crée un risque. Personne ne peut prédire d'éventuels contentieux, ni leurs résultats. Le principal intérêt s'avère donc de révéler les règlementations trop complexes qui doivent être modifiées. Pour qu'elle reste la même pour tous, la règle doit être simplifiée. En tant que directeur d'administration centrale pendant six ans, j'essayais d'envoyer les projets de circulaire à plusieurs préfectures pour relecture afin de déterminer si les dispositions correspondaient aux réalités du terrain. Sur le terrain, la capacité intellectuelle n'est pas la même car la prise de décision dans de brefs délais ne permet pas de dérouler tout le raisonnement.

M. Jean-Marie Bockel, président . - Vos observations peuvent réconcilier ceux qui émettent des réserves sur cette idée de dérogation. Un débat s'est d'ailleurs tenu en Bureau entre collègues fins juristes, certains ayant noté cette fragilité et d'autres considérant la souplesse légitime. La dérogation permet l'adaptation et l'identification des éléments à améliorer et à corriger. Ne mobiliser que la solution de la souplesse crée un risque d'insécurité. En outre, l'ensemble des observations est marqué du sceau du bon sens, ce qui doit nous inspirer.

M. Benoît Brocart, préfet de Vendée . - J'adhère à ces propos, auxquels j'ajouterai, pour répondre aux interrogations sur les gains associés à la dérogation, que ces derniers doivent être tangibles. C'est le cas lorsque les dérogations permettent de faciliter l'accès aux subventions publiques ou bien encore dans les affaires précitées. Par exemple, concernant la construction d'une digue, un an et demi de délai a été gagné, soit une, voire deux saisons de tempête. En effet, une dizaine de procédures doit être déroulée pour effectuer des travaux sur une digue, attestant de la complexité sinon de la loi du moins de la règlementation. La dérogation apparait ainsi comme un antidote indispensable.

S'agissant des extensions souhaitables, outre celle dans le temps, il semblerait pertinent de transposer cette possibilité aux collectivités territoriales, au-delà des opportunités laissées par le contrôle de légalité.

Parmi les champs supplémentaires de l'action publique à envisager figurent la transition écologique et solidaire, la protection de la sécurité des populations ou encore la gestion publique et l'organisation des administrations. Je continue à plaider pour une extension par le haut de ce pouvoir de dérogation, avec une intervention dans une logique de déconcentration dans des cas d'espèces circonstanciés en lieu et place de niveaux supérieurs d'administration, si l'intérêt général est justifié bien entendu. L'article 37-1 permet de venir à titre expérimental sur le champ législatif.

De par leurs fonctions, les préfets assument par ailleurs pleinement l'enjeu de responsabilité ; ils ont l'habitude de répondre de leurs décisions devant la juridiction administrative. Leur volonté et leur capacité d'assumer sont entières. Le droit de dérogation peut nous fournir collectivement une forme de réassurance juridique. Je ne doute pas que le juge administratif saura s'inscrire dans cette logique de projet et de résultat à substituer à une logique de moyens et de procédure. Nombre de décisions prises attestent de ce sens des responsabilités.

M. Jean-Marie Bockel, président . - Il semble en effet pertinent de prendre en compte le contrôle du juge administratif. Si l'expérimentation ne suscite aucun contentieux, la démarche et son bon sens, conformes à l'esprit de la loi, auront triomphé. Si des difficultés émergent, notamment si une décision prise dans le cadre de cette dérogation devait faire réagir le juge administratif, l'appréciation de ce dernier serait tout aussi intéressante puisqu'elle permettrait de pointer les risques susmentionnés. Les progrès sont réalisés à pas feutrés afin de ne pas tuer d'emblée cette possibilité.

M. Laurent Touvet, préfet du Haut-Rhin . - En la matière, nous savons faire preuve d'audace, notamment juridique. Il faut aller « titiller » le contentieux et sortir de sa zone de confort pour lui donner l'occasion de s'exprimer, notamment pour certaines décisions ne respectant pas l'ensemble des carcans de la légalité. Ces dossiers doivent toutefois être sélectionnés avec grand soin. Par exemple, lors de la construction d'un centre pénitentiaire dans mon département, j'ai sciemment choisi de ne pas prendre de risque au regard de la forte opposition locale. Un contentieux peut bloquer un projet et le retarder de plusieurs années, ce qui s'avérerait contre-productif. Un autre exemple peut être tiré du projet d'après-Fessenheim. L'utilisation ne doit pas être accordée à marche forcée, au risque de faire échouer un projet de grande envergure. J'aurais aimé prendre des décisions aussi audacieuses que celles prises sur la construction d'une digue.

M. Jean-Marie Bockel, président . - J'aime cette idée de « titiller » le contentieux. Nous avons fortement apprécié cet échange et je vous remercie d'avoir consacré de votre précieux temps pour débattre très librement. Nous ferons bon usage de vos témoignages.

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