C. LA SUPPRESSION DE FRANCE Ô, OU LE RISQUE D'UN EFFONDREMENT BRUTAL ET DÉFINITIF DE L'AUDIOVISUEL PUBLIC SUR ET DANS LES OUTRE-MER : LÂCHER LA PROIE POUR L'OMBRE

1. Faire davantage de place aux outre-mer dans un espace plus contraint sur les grandes chaînes : le saut dans le vide ?

Acter la suppression de la chaîne dédiée aujourd'hui sans garantie que les exigences de demain seront mieux respectées qu'hier, c'est prendre le risque que, demain, les outre-mer disparaissent totalement des écrans.

Cette crainte est d'autant plus forte que le nombre de chaînes du service public se limitera désormais à quatre, dont la chaîne d'information. Aussi, France 2, France 3 et France 5 devront-elles assurer une place renforcée aux programmes jeunesse et d'animation, du fait de la disparition de France 4, et une place conséquente aux programmes ultramarins.

Notre inquiétude est donc celle d'une place certes plus importante qu'aujourd'hui - pour satisfaire en affichage un objectif demandé - mais bien marginale et ne permettant pas d'enrichir réellement la connaissance des territoires d'outre-mer, de leurs réalités économiques, sociales, culturelles ou environnementales.

À l'occasion de l'éclatement de l'ORTF en 1974, le rapporteur pour avis des crédits de l'audiovisuel pour le Sénat montrait déjà son scepticisme sur l'écriture de feuilles de routes denses à la réalisation très incertaine : « Enfin, il lui faut envisager des émissions pour donner une meilleure connaissance des départements et des territoires d'outre-mer. La tâche est donc importante et nous serions tentés d'écrire quelque peu encombrante. À l'usage, nous constaterons les résultats de cette volonté de programmation » 145 ( * ) .

Si l'existence de la chaîne dédiée n'est, selon l'exécutif, plus justifiée dès lors que les antennes des grandes chaînes font une juste place aux outre-mer, il convient d'attendre que cet objectif soit satisfait pour évaluer la pertinence de France Ô et statuer définitivement sur son sort .

2. Un risque systémique
a) La déstabilisation des producteurs aux niveaux national comme local

Le rôle majeur que joue France Ô, directement ou en appui aux chaînes La 1 ère , dans les commandes de contenus dédiés aux outre-mer laisse présager un bouleversement du secteur de la production ultramarine à la suite de sa disparition. Le directeur exécutif en charge de l'outre-mer à France Télévisions rappelait encore le 26 mars devant la délégation que France Ô que « certes, les parts d'audience de France Ô sont assez faibles, de l'ordre de 0,6 à 0,7 %, mais elle est au coeur de tout un écosystème pour les sociétés de production s'intéressant à l'outre-mer » 146 ( * ) .

Ce secteur encore fragile outre-mer doit pouvoir continuer d'évoluer dans un environnement stable.

Plusieurs producteurs entendus par la délégation ont ainsi pu faire part de leurs craintes. Si aujourd'hui les programmes qu'ils produisaient trouvaient leur place sur les grilles de France Ô et, parfois en cascade, sur les grilles des stations, rien ne garantit demain qu'ils continuent d'exister . Pire, certaines commandes ont d'ores et déjà été arrêtées ou réduites du fait de l'arrêt programmé de France Ô, et ce sans reprise pour le moment.

Un élément régulièrement mis en avant, par le sénateur Stéphane Artano comme par différents producteurs, a été les possibles difficultés à l'avenir de sollicitation de subventions auprès du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) . L'arrêt de la diffusion des contenus sur une chaîne hertzienne nationale pourrait être un frein compte tenu des critères actuels d'éligibilité. La présidente de France Télévisions, interrogée sur ce point, admettait que cette question n'était pour le moment pas traitée.

Il est peu probable que ces sociétés de production, souvent de taille modeste, soient celles qui, demain, seront mobilisées pour réaliser les contenus devant être diffusés sur France 2, France 3 et France 5. Elles n'auront alors comme soutiens que les stations La 1 ère , dont les moyens ne sont pas davantage assurés, et dont le levier technique que donnait France Ô est affaibli quand le vecteur de diffusion que constituait une chaîne dédiée au niveau national, lui, disparaît.

b) Une perte de contenus, de visibilité et de coordination pour l'ensemble des stations La 1ère
(1) Une tête de pont affaiblie

Alors que certains ont voulu, dans le débat sur France Ô, opposer les stations La 1 ère à France Ô, la disparition de France Ô serait également une menace pour l'ensemble du réseau.

Avec France Ô, c'est la partie visible dans l'hexagone de l'ensemble du réseau des stations La 1 ère qui disparaît des écrans . Peu d'hexagonaux n'ayant jamais vécu outre-mer connaissent l'existence des stations : France Ô leur assurait une existence dans l'hexagone.

Mais la disparition de France Ô affaiblira très certainement le pôle outre-mer, dont la pérennité peut alors sembler hypothétique . Ces services appuient l'ensemble du réseau dans les commandes et la programmation disposeront de ressources moindres. Les représentants des salariés et les syndicats rencontrés 147 ( * ) ont fait part, à ce titre, de leurs très vives inquiétudes quant au devenir du site historique de Malakoff. Certains directeurs, notamment des petites stations La 1 ère , ont rappelé le rôle d'appui indispensable que joue France Ô 148 ( * ) .

(2) Une enveloppe sanctuarisée : le miroir aux alouettes ?

France Télévisions indique ainsi s'être engagée à « maintenir, chaque année, un budget de 10 millions d'euros dédié aux cofinancements France Ô/1 ère ou programme national/1 ère (soit au titre du programme France Ô soit initié par une ou plusieurs 1 ère ). Ce budget correspond au montant investi par France Ô dans les programmes ultramarins en 2015, compte non tenu de la variation d'investissement des 1 ère et des projets portés par les autres antennes nationales.

L'attribution du budget de 10 millions d'euros se fera en concertation avec les responsables éditoriaux des unités de programmes, les équipes du Pôle Outre-mer et leurs directions respectives autour de trois types de programmes :

- une fiction quotidienne ;

- des émissions emblématiques ;

- des moyens complémentaires pour les 1ère et les unités de programmes à destination de programmes ultramarins ».

Le groupe précise que « les budgets 2019 et 2020 prévoyant logiquement encore des investissements correspondant à l'exploitation de France Ô, cette enveloppe de 10 millions d'euros se matérialisera hors France Ô à compter de l'arrêt de sa diffusion TNT ».

Le maintien d'une enveloppe dévolue à la production de contenus dédiés aux outre-mer a cependant pu être perçu comme une redistribution au profit des stations , dont le montant actuel de cofinancement avec France Ô est de 1 million d'euros.

Considérant les contraintes de répartition annoncées de cette enveloppe, les rapporteurs redoutent un trompe l'oeil . En effet, une fiction quotidienne représente un coût qui, avec celui des émissions phares attendues, capteront probablement l'essentiel de ce budget ; il ne restera qu'un reliquat pour les stations, qui devront encore le partager avec les unités de programmes dédiées. Il est probable que la réalité soit loin d'être une multiplication par dix de leurs cofinancements. Si les moyens des stations méritent d'être consolidés, dépecer France Ô ne semble pas la méthode pour y parvenir.

Il est aussi intéressant de souligner que l'année de référence retenue pour sanctuariser l'enveloppe destinée aux coproductions à l'issue de la disparition annoncée de France Ô est l'année 2015 , soit l'année avec le plus faible nombre de projets diffusés sur France Ô issus de cofinancements entre France Ô et les stations La 1 ère . La « sanctuarisation » du budget ne semble finalement qu'un maintien du minimum en-deçà duquel l'indécence aurait été trop criante.

Alors que toute augmentation de ce budget ne semblera demain que pure fantaisie dans un contexte financier contraint, les rapporteurs appellent à une très grande vigilance : la perte de France Ô pourrait, sous couvert d'une maigre redistribution, affaiblir demain durablement les stations dans les territoires.


* 145 Avis n° 100 «Tome IV Information Radiodiffusion-Télévision » (1974-1975) sur le projet de loi de finances pour 1975 du 21 novembre 1974, fait au nom de la commission des affaires culturelles du Sénat, par M. Henri Cavaillet.

* 146 Audition de M. Wallès Kotra, directeur exécutif en charge de l'outre-mer de France Télévisions, le 26 mars 2019.

* 147 Déplacement de la délégation au siège du pôle outre-mer de France Télévisions le 21 janvier 2019.

* 148 Table ronde des directeurs des stations La 1 ère du 12 mars 2019.

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