EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 19 DÉCEMBRE 2018

M. Philippe Bas , président . - M. Marc-Philippe Daubresse nous présente une communication sur la mission de contrôle et de suivi de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Je rappelle que cette loi, adoptée il y a un an, visait à renforcer le droit commun pour faciliter la sortie de l'état d'urgence. Cette manière d'aborder le problème ayant soulevé un certain nombre d'interrogations au Sénat, le Gouvernement et la majorité de l'Assemblée nationale ont bien voulu accepter notre proposition de rendre temporaires les principales dispositions de ce texte, lesquelles offrent une version dégradée des principales mesures de l'état d'urgence : assignations à résidence, périmètres de sécurité et autres outils ne pourront ainsi survivre au-delà de trois ans sans que le Gouvernement ait obtenu un nouveau vote du Parlement. La mission de suivi qu'anime M. Daubresse a donc un rôle très important puisqu'elle éclairera le Sénat et le Parlement dans son ensemble sur l'utilité de ces mesures, selon l'usage qui en aura été fait.

M. Marc-Philippe Daubresse , rapporteur . - Je voudrais faire mien l'aphorisme de notre collègue François Pillet : on ne saurait traiter de manière simpliste des sujets compliqués, et beaucoup de questions posées précédemment recevront ici des réponses complémentaires aux siennes. La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite SILT, visait à sortir de l'état d'urgence, sous le régime duquel la France vivait depuis le 14 novembre 2015, et qui ne saurait être permanent.

Celles de ces mesures qui s'inspiraient directement de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et étaient considérées comme les plus sensibles au regard du respect des droits et libertés constitutionnellement garantis ont revêtu un caractère expérimental et prendront fin le 31 décembre 2020, sauf prorogation ou pérennisation par le Parlement.

Il s'agit d'abord des périmètres de protection destinés à assurer la sécurité d'un lieu ou d'un événement, comme le marché de Noël de Strasbourg ou la gare Lille-Europe où transitent les trains en provenance ou à destination de Londres ou de Bruxelles.

Il s'agit ensuite - c'est l'article 2 de la loi -, de la fermeture des lieux de culte dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées, ou les activités qui s'y déroulent provoquent à la violence, à la haine ou à la discrimination.

Il s'agit encore - c'est l'article 3 - des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), c'est-à-dire l'interdiction à une personne constituant une menace de se déplacer à l'extérieur d'un certain périmètre ou d'accéder à certains lieux, et des mesures domiciliaires et saisies - c'est l'article 4 - autorisées par le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance de Paris sur saisine du préfet aux seules fins de prévention du terrorisme.

Pour l'évaluation de ces mesures, un contrôle renforcé a été prévu par l'article 5 de la loi du 30 octobre 2017. Il se traduit par l'obligation pour le Gouvernement de transmettre sans délai à chacune des deux assemblées copie des actes administratifs pris en application de ces quatre articles. Nous pouvons en outre requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures. Le Gouvernement est en outre tenu de transmettre au Parlement un rapport annuel détaillé d'évaluation. Le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur, que nous avons entendu la semaine dernière, nous a fait une synthèse du rapport actuellement en cours de validation, mais qui ne nous a pour l'heure pas été transmis. Ce sera chose faite, semble-t-il, au cours des prochaines semaines, après arbitrage place Beauvau et à Matignon.

Je souhaite vous présenter un premier bilan de la mise en oeuvre de ces quatre mesures.

Rappelons, à titre liminaire, que le Conseil constitutionnel a jugé conforme à la Constitution l'essentiel de ces mesures dans deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) du 16 février 2018 et du 29 mars 2018. Il a toutefois formulé des réserves d'interprétation, et censuré partiellement certaines dispositions relatives aux délais et voies de recours contre les MICAS ainsi que les possibilités de saisir des objets et documents lors des visites domiciliaires - il n'est, par exemple, plus possible de saisir un document en langue arabe, qui nécessite une traduction, sur le lieu d'une perquisition, sauf dans un cadre judiciaire. Le Sénat a répondu à ces censures lors de l'examen du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice par l'introduction de dispositions qui ont d'ailleurs été très peu modifiées par l'Assemblée nationale.

Du 1 er novembre 2017, date d'entrée en vigueur de la loi, au 30 novembre 2018, ont été recensés : 214 périmètres de protection, 5 arrêtés de fermeture de lieux de culte - un sixième vient tout juste d'être pris à Hautmont, dans le Nord, contre une mosquée salafiste -, 74 arrêtés portant mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance, 74 ordonnances autorisant des visites domiciliaires exécutées et 42 saisies.

Dès l'entrée en vigueur de la loi, la possibilité d'instaurer des périmètres de protection a été largement utilisée par les préfectures pour sécuriser des lieux et des événements exposés à un risque d'actes de terrorisme. Le recours aux périmètres de protection est toutefois hétérogène.

Sur le plan géographique tout d'abord : les départements frontaliers sont davantage concernés, tels le Nord, les départements alsaciens, ceux proches de l'Italie, ainsi que le Rhône, l'Hérault et la région parisienne. Pas moins de 34 périmètres ont été instaurés dans le Nord et 15 à Paris, mais dans 59 départements, soit plus de la moitié, les préfets n'ont mis en oeuvre aucun périmètre de protection, alors que ce dispositif est assez adapté, ne serait-ce que pour un marathon ou un corso fleuri. Il est assez surprenant qu'il n'y ait pas eu d'homogénéisation, par le ministère de l'intérieur, de la façon dont les préfets pouvaient ou devaient intervenir.

Sur le plan temporel ensuite, le recours est également hétérogène. De nombreux périmètres ont été mis en place dès l'entrée en vigueur de la loi. Le nombre mensuel de périmètres a fortement varié, avec des pics observés à l'approche de la période de Noël, de la période estivale ou à la suite d'événements, comme l'attentat de Strasbourg.

Si l'on dénombre peu de cas pour lesquels un périmètre de protection a été mis en place pour sécuriser un lieu spécifique, ceux-ci se distinguent par leur durée. C'est le cas, dans le département du Nord, de la gare de Lille-Europe et du terminal méthanier du port de Dunkerque. Le préfet du Nord a reconduit ses arrêtés à plusieurs reprises. Or, juridiquement, les périmètres n'étaient pas destinés à être permanents. Le préfet du Nord a ainsi dû cesser de reconduire son arrêté portant sur la gare Lille-Europe à la demande du ministère de l'intérieur, après le huitième renouvellement. Nous nous sommes rendus avec la mission dans ce périmètre, qui est tout à fait comparable à ce qui se fait dans les aéroports, par exemple.

S'agissant des contrôles instaurés aux abords et au sein des périmètres de protection, la mise en oeuvre des mesures prévues par le législateur, qu'il s'agisse de palpations de sécurité, d'inspections visuelles ou de fouilles de bagages, ou encore de visites de véhicules, est quasiment systématiquement autorisée par les arrêtés préfectoraux. Le Conseil constitutionnel a validé le recours aux agents de police municipale ou à des agents de sécurité privée, sous réserve qu'ils interviennent sous l'autorité d'un officier de police judiciaire. Cela a été le cas pour, respectivement, la moitié et les trois quarts des périmètres de protection.

J'ai relevé trois difficultés : la motivation des arrêtés apparaît dans certains cas insuffisante au regard des exigences légales, en se bornant à des justifications générales ; de nombreux arrêtés, notamment au tout début de l'application de la loi, ne prévoyaient aucune disposition spécifique destinée à faciliter l'accès des personnes résidant ou travaillant au sein d'un périmètre, alors qu'il s'agit d'une exigence constitutionnelle ; enfin, il est nécessaire d'améliorer l'articulation du dispositif des périmètres avec les autres mesures de police administrative destinées à assurer la sécurisation de manifestations culturelles ou sportives habituelles telles que les marathons. Beaucoup de mesures existantes sont déjà suffisantes.

Seules six fermetures de lieux de culte ont été prononcées à ce jour. Il est très compliqué d'étoffer suffisamment les dossiers pour motiver la décision et écarter tout risque de recours. Parfaire rigoureusement la caractérisation demande six à huit mois de travail, puisque l'on « s'attaque », si je puis dire, à la liberté de culte.

Dans la plupart des cas, les mesures de fermeture ont été accompagnées d'autres mesures administratives, en particulier la dissolution d'association, l'expulsion des imams et le gel des avoirs. Vous avez entendu parler du cas de Grande-Synthe, base arrière du terrorisme en lien avec l'Iran, sur lequel un travail de fond a été mené, en collaboration avec les services de renseignement.

Ces mesures administratives ont été efficaces dans la mesure où aucun des lieux de culte fermés n'a rouvert. S'il n'y a pas plus de fermetures, c'est que les autorités préfectorales n'ont pu, à ce jour, collecter suffisamment d'éléments pour étayer les dossiers.

S'agissant des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, elles ont, dès le 1 er novembre 2017, pris le relais des mesures d'assignation à résidence prononcées à l'encontre de 21 personnes sur le fondement de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.

La mesure la plus contraignante permet, pendant une durée de trois mois renouvelable, d'assigner une personne à un périmètre géographique déterminé, de l'obliger à se présenter périodiquement auprès des forces de l'ordre et de déclarer son lieu d'habitation, sous peine de sanctions pénales. C'est la plus utilisée puisqu'elle a été ordonnée à l'encontre de 59 personnes sur les 72 qui ont fait l'objet d'une MICAS. Parmi ces 59 personnes, 49 étaient assignées au territoire d'une commune et 10 d'un département. Je rappelle qu'avant l'attentat du Bataclan, le fou furieux qui a tranché la tête d'un chef d'entreprise près de Grenoble était connu dans le Doubs comme potentiellement dangereux ; or il n'y a eu aucune communication du département du Doubs au département voisin de l'Isère. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les coordinations entre services ou départements sont désormais réglées.

46 décisions prononçant une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance ont été renouvelées au moins une fois, 22 au moins deux fois et 3 seulement ont été renouvelées trois fois. Une MICAS peut être renouvelée jusqu'à six mois sans élément nouveau. C'est en revanche nécessaire au-delà. L'analyse des arrêtés montre une certaine difficulté des services à mettre en avant des éléments nouveaux. Les renouvellements sont le plus souvent fondés sur quelques éléments complémentaires relatifs à des faits anciens.

Une personne ne peut faire l'objet d'une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance que dans la limite de douze mois, consécutifs ou non. C'est une exigence constitutionnelle.

Depuis le 1 er novembre 2017, 14 MICAS ont été abrogées, la plupart du temps parce que la personne a été incarcérée. En effet, pendant ce temps, les services continuent de fonctionner et la meilleure réponse est la judiciarisation et l'incarcération. Évidemment, la MICAS n'a ensuite plus lieu d'être.

Les visites domiciliaires et de saisies, qui correspondent aux perquisitions administratives de l'état d'urgence, avaient fait l'objet de beaucoup de discussions au Parlement. Il y en a eu plus de 4 400 pendant l'état d'urgence, dont la plupart au cours des premiers mois. Leur nombre a beaucoup baissé ensuite. Le recours aux visites domiciliaires a été faible dans les premiers mois qui ont suivi la promulgation de la loi du 30 octobre 2017 mais a beaucoup augmenté après l'attentat de Trèbes, qui a eu un effet déclencheur.

La tentation serait de dire que les services ont baissé la garde. En réalité, les perquisitions conduites pendant l'état d'urgence ont servi à lever le doute. Une fois le doute levé, les visites n'ont pas été refaites. Massives au tout début, elles sont désormais fonction de la situation sur le terrain. Je rejoins les propos de François Pillet : beaucoup de services de renseignement demandent que la visite ne soit pas organisée trop vite afin d'éviter que l'individu ne fuie, comme l'a montré le cas de Strasbourg où Cherif Chekatt est sans doute passé à l'acte plus vite que prévu en raison de la perquisition menée le jour même. Il faut faire preuve de beaucoup de pédagogie pour éviter les contresens.

M. Cazeneuve, qui a été Premier ministre après avoir été ministre de l'intérieur, a beaucoup oeuvré pour améliorer l'articulation entre les autorités préfectorales et le parquet de Paris sur les procédures judiciaires. Cette coordination était fortement défaillante avant l'attentat du Bataclan. Le dialogue est aujourd'hui très nourri. Le parquet de Paris, qui est saisi pour avis de toutes les requêtes préfectorales, joue son rôle, en judiciarisant, c'est-à-dire en ouvrant une enquête quand c'est possible. Il apporte de manière informelle un appui technique aux préfectures dans la rédaction des requêtes. Il n'y a pas de cloisonnement entre la justice, la police et le préfet comme par le passé, au contraire.

Le vice-président du tribunal de grande instance de Paris chargé du service des juges des libertés et de la détention (JLD) a indiqué qu'il n'hésitait pas à demander des précisions et des informations complémentaires aux préfectures, en amont, afin d'assurer la validité des requêtes. Le juge des libertés et de la détention a tout de même rejeté 15 requêtes sur 96 présentées, soit près de 16 %.

Trois points peuvent être soulignés en conclusion.

Premièrement, il semblerait utile de mieux coordonner l'action des préfets, qui se sont inégalement approprié ces mesures inédites dont la procédure peut, certes, exiger un temps d'adaptation. Il y a clairement eu un effet d'autocensure au début. Le recours à ces mesures varie avec le temps et connaît des pics après chaque attentat. La semaine dernière par exemple, à la suite de l'attentat de Strasbourg, six nouveaux arrêtés préfectoraux ont été pris pour instaurer un périmètre de protection autour de marchés de Noël. On peut raisonnablement penser qu'ils auraient pu l'être avant. Cette coordination de l'action des préfets relève typiquement du rôle du ministre de l'intérieur.

Deuxièmement, à quelques exceptions près, il n'y a eu à ce jour aucun excès ou détournement de procédure dans l'utilisation des mesures de la loi du 30 octobre 2017, sans doute car elle est bien rédigée. Il faut toujours veiller à éviter qu'un jour, des mesures soient utilisées à des fins différentes de celles pour lesquelles elles ont été votées.

Troisièmement, faut-il modifier sensiblement la loi SILT pour s'adapter aux nouvelles formes de terrorisme, ou revenir à l'état d'urgence ? L'évaluation des mesures prises en application de cette loi montre que le retour à l'état d'urgence apporterait peu de nouveaux outils pour prévenir le terrorisme puisque les quatre principaux outils sont calqués sur ceux de l'état d'urgence, accompagnés de mesures de protection des libertés et validés par le Conseil constitutionnel. Le moyen le plus sûr et le plus efficace est la judiciarisation. Pour cela, il faut que les services de renseignement puissent travailler sereinement et éviter d' « affoler la meute » pour pouvoir remonter plus sûrement les filières de djihadisme.

Certaines mesures de la loi SILT sont peu utilisées, par exemple les visites domiciliaires. Puisque nous devrons, en 2020, nous poser la question de leur pérennisation, commençons à nous interroger sur leur utilité. Elles pourraient sans doute être remplacées par des solutions judiciaires plus étayées. La question ne se pose pas tant sur la législation que sur les moyens mis au service de cette dernière.

Les principales imperfections de la loi soulevées par les QPC sont en voie de résolution, largement à l'initiative du Sénat, dans le projet de loi de programmation de la justice.

Au-delà du strict champ de la mission, plusieurs questions mériteraient d'être approfondies. La mission a ainsi prévu une visite à Molenbeek en Belgique, sur la question de la lutte contre le terrorisme.

Les moyens mis en oeuvre pour prévenir les actes de terrorisme sont-ils suffisants ? On pourra toujours répondre « non », mais on se heurte surtout à un problème d'effectifs pour surveiller les individus radicalisés les plus dangereux. Au cours de mes déplacements sur le terrain, certains interlocuteurs m'ont indiqué que si des efforts indéniables avaient été réalisés au niveau central, par exemple sur les effectifs des services de renseignement, les effectifs apparaissent insuffisants au niveau territorial, notamment dans les principaux départements concernés que sont le Nord, le Rhône, les départements d'Île-de-France et d'Alsace, et les Alpes-Maritimes, tant en matière de renseignement que de police judiciaire. Les effectifs du parquet antiterroriste et de la cellule JLD centralisée à Paris, qui travaille 24 heures sur 24, mériteraient également d'être renforcés.

Y a-t-il assez de places adaptées en prison pour incarcérer les terroristes et faut-il placer en centre de rétention tout ou partie des fichés S ? Je vous renvoie au rapport de François Pillet. François-Noël Buffet a lui aussi beaucoup travaillé sur les prisons. Au 1 er novembre 2018, il n'y avait que 60 108 places pour 70 708 détenus, soit à peine 2 872 places de plus qu'en 2012.

Lors de l'examen du projet de loi de programmation pour la justice, notre commission a rappelé la nécessité de construire 15 000 places supplémentaires de prison sur le quinquennat avec des régimes de détention diversifiés. Il faut davantage de quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR). Il faut continuer à développer les moyens du renseignement pénitentiaire et créer un renseignement pénitentiaire spécifique. L'ancien procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, François Molins, nous a dit que le principal lieu de radicalisation était le milieu carcéral. Les QPR doivent être la priorité.

Je ne reviens pas sur les fichés S. Je rappelle juste que l'article 66 de la Constitution énonce que nul ne peut être arbitrairement détenu. L'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dispose que « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». En 1793, Robespierre avait décidé que tous les suspects devaient être arrêtés. On sait comment cela s'est terminé. Il faut de la mesure et de la raison.

Peut-on alourdir les peines des Français convaincus par la justice d'appartenir à la mouvance terroriste ? Alain Richard en a parlé. L'association criminelle de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste permet de condamner un individu qui a rejoint ou prêté allégeance à Daech jusqu'à trente ans de prison. La définition du crime est très large, ce qui permet une judiciarisation en amont, avant tout passage à l'acte. De plus, les auteurs d'actes de terrorisme encourent la perpétuité incompressible. Il existe aussi le crime d'intelligence avec l'ennemi, mais cette infraction est plus difficile à caractériser que le crime d'association de malfaiteurs terroriste.

Peut-on mieux surveiller les réseaux djihadistes dans les mosquées, les centres sportifs ou sociaux et sur internet ? Le plan de prévention contre la radicalisation présenté par le Gouvernement en février dernier me paraît apporter beaucoup de réponses intéressantes, même s'il ne va pas assez loin concernant internet. On pourrait proposer une meilleure responsabilisation des géants de l'internet en leur imposant une obligation de vigilance et de signalement, comme c'est le cas pour les flux financiers vis-à-vis de Tracfin - quand on lit les échanges de Salah Abdeslam sur les réseaux sociaux, on retrouve bien certains mots codés. Un signalement aurait peut-être permis la prévention.

La Commission européenne a récemment annoncé un nouveau texte qui introduirait une obligation de vigilance pour tous les fournisseurs d'hébergement sur internet afin de se prémunir d'une utilisation abusive de leurs plateformes. C'est une piste intéressante que nous pourrions suivre pour donner à ce texte toute la force nécessaire lors de sa transposition.

En conclusion, il ne me semble pas inutile de rappeler que nous avons adopté pas moins de onze lois depuis 2013 en matière antiterroriste qui ont renforcé notre arsenal administratif et judiciaire et doté nos autorités d'importants moyens pour prévenir les actes de terrorisme.

Avant d'adopter de nouvelles lois, la priorité est de mettre des moyens adéquats sur les dispositifs existants.

M. Philippe Bas , président . - Merci de cette communication très complète. Comme le rapport de François Pillet, votre travail met en évidence l'extrême richesse de l'arsenal de prévention du terrorisme et de poursuite de ses auteurs.

Depuis la loi de novembre 2014, c'est-à-dire avant même les attentats de début 2015, nous avons adopté un grand nombre de textes. En outre, les lois de prorogation de l'état d'urgence comportaient souvent des dispositions de fond qui restent aujourd'hui dans notre législation.

Après la loi du 30 octobre 2017, qui comporte des dispositions temporairement inscrites dans le droit commun, nous ne sommes plus à la recherche de nouveaux instruments juridiques. Au contraire, n'en avons-nous pas créé trop ? Une partie des instruments créés par cette loi seront évalués définitivement en 2020. Mais ils ne sont pas les seuls pour lutter contre le terrorisme. Souvent, certains, entre les mains des autorités administratives, existent aussi entre les mains du parquet. Or les préfets préfèrent parfois des dispositifs concurrents des leurs, comme les perquisitions. À quels instruments recourt-on et qui les actionne ? Les préfets favorisent très souvent l'intervention du procureur, en lequel ils ont confiance, au détriment de leur propre intervention dans un domaine qui ne leur est pas familier, dans des conditions qui leur paraissent offrir une meilleure image de respect des libertés individuelles ou publiques. Avec la justice, on entre dans le cadre classique des actions de prévention des menaces à l'ordre public.

Il serait très intéressant d'étudier l'évolution des décisions des procureurs de la République mettant en oeuvre des instruments concurrents de la loi du 30 octobre 2017 pour regarder s'il y a un déplacement du judiciaire vers l'administratif. On apprécierait ainsi mieux l'utilité de cette loi dans le temps.

M. Jean-Yves Leconte . - Merci pour ce rapport. Merci aussi de rappeler cette situation de concurrence entre instruments, qui avait suscité les réserves de certains lors du vote de la loi en 2017.

Pour fermer des lieux de culte, pourquoi avoir fait appel aux dispositions de la loi de 2017 et non aux dispositions judiciaires ?

Les MICAS et les visites domiciliaires ont-elles donné lieu à une judiciarisation et si oui, combien y a-t-il eu de cas ?

M. François Grosdidier . - Dès la mise en oeuvre de l'état d'urgence, j'ai noté qu'il n'y avait nullement lieu d'opposer les autorités judiciaires et administratives car, à l'usage, les préfets n'utilisaient jamais leurs prérogatives sans une étroite collaboration avec le parquet. Il n'y avait nullement concurrence, mais au contraire communion entre le parquet et le préfet. On en a la confirmation dans la mise en oeuvre des dispositions de la loi du 30 octobre 2017.

Je ne sais pas si les préfets se sont insuffisamment approprié les dispositifs, puisqu'en général, ces derniers sont actionnés de façon collégiale par la police, l'autorité préfectorale et le parquet. On choisit dans la boîte à outils le meilleur à l'instant.

On a évoqué les difficultés d'utilisation de la législation sur l'intelligence avec l'ennemi en matière terroriste. A-t-on essayé ? Cette législation paraît datée et obsolète, or elle pourrait parfaitement être d'actualité. L'ennemi n'est pas nécessairement une nation étrangère engagée dans une guerre conventionnelle contre notre pays.

Très souvent, on entend des réactions pulsionnelles sur ce qu'il aurait fallu faire contre des personnes fichées S qui passent à l'acte. La question est plutôt celle de la réponse pénale de droit commun. Quand un terroriste a 60 mentions au fichier des antécédents judiciaires et 27 condamnations, à 29 ans, et est libre, c'est plutôt le problème de la multirécidive qui est posé, qu'il y ait ensuite crime de droit commun ou terrorisme. Pourquoi n'a-t-on pas apporté d'autres réponses que celles qui l'ont amené à l'acte terroriste ? Même problème avec la prison, qui est le premier lieu de développement du djihadisme et de recrutement des terroristes, alors que c'est le lieu où la souveraineté de l'État de droit devrait s'exercer pleinement. Ces questions débordent largement le champ du terrorisme - le grand banditisme recrute aussi en prison - et démontrent une faillite de la réponse pénale.

M. Marc-Philippe Daubresse , rapporteur . - Le seul véritable outil de fermeture judiciaire d'un lieu de culte est la dissolution de personne morale. Assez souvent, les préfets utilisent des dispositions administratives, par exemple qui concernent les établissements recevant du public. En tant que maire, j'ai voulu faire fermer un établissement identitaire dangereux pour l'ordre public ; j'ai commencé par me pencher sur la réglementation sur l'hygiène et la sécurité. En l'occurrence, le dispositif spécifique de la loi SILT est bon. On pourrait l'utiliser davantage.

À Grande-Synthe, le préfet m'a dit qu'il n'avait pas d'autre solution que d'utiliser la loi SILT pour fermer le lieu, or c'était urgent. Sans cette loi, il ne l'aurait pas pu. Constituer le dossier a tout de même demandé six mois.

Aujourd'hui, l'étroite collaboration entre le parquet, la police et le préfet est évidente. Mon père était directeur d'un service de renseignements généraux et commissaire divisionnaire de police. Je connais le sujet. À une époque, les relations étaient très tendues. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

En revanche, je suis inquiet de la non-appropriation par certains préfets de dispositifs utiles, notamment les périmètres de protection. Si le préfet du Nord les utilise tant, c'est sans doute parce qu'il était directeur de cabinet du ministre de l'intérieur au moment des événements du Bataclan, qui l'ont marqué. Et ce, toujours dans l'équilibre entre sécurité et liberté.

La qualification de crime d'intelligence avec l'ennemi n'a pas été employée pour des dossiers terroristes ; elle l'a été pour des militaires. La qualification d'association criminelle de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste est mieux adaptée, mieux caractérisée et plus efficace.

Pour moi, nombre de questions concernent les multirécidivistes. Les préfets nous disent que beaucoup de sujets sont détectés à l'occasion de délits de droit commun. Quelqu'un qui effectue de multiples séjours en prison a beaucoup plus de chances de se radicaliser, car le milieu carcéral est un incubateur de terrorisme. C'est sur ce point qu'il faut porter nos efforts.

M. Philippe Bas , président . - Monsieur le rapporteur, souhaitez-vous que cette communication donne lieu à la publication d'un rapport d'information ?

M. Marc-Philippe Daubresse , rapporteur . - Oui, monsieur le président.

À l'issue du débat, la commission, à l'unanimité, autorise la publication du rapport d'information.

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