B. LES RAISONS D'UN RETARD OU D'UNE ABSENCE DE PRISES DE MESURES ATTENDUES

Les retards pris dans l'élaboration d'un décret restent parfois « mystérieux » pour reprendre l'expression de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable au sujet du décret d'application attendu par l'article 66 de la loi n°2016-1888 du 28 décembre 2016 de modernisation, de développement et de protection des territoires de montagne. Ainsi, M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères et de la défense souligne que « comme les années précédentes, la commission regrette que le décret d'application de la loi de juillet 2010 relative à l'action extérieure de l'État n'ait toujours pas été publié. Le décret attendu est relatif aux conditions de ressources et aux modalités d'application du versement de l'allocation au conjoint ou au partenaire lié par un pacte civil de solidarité de l'agent civil de l'État en service à l'étranger. Cela retarde la bonne mise en oeuvre de ce dispositif . ».

Les analyses des différentes commissions relèvent plusieurs raisons évoquées par le Gouvernement.

Il peut tout d'abord s'agir d'un changement dans les orientations politiques. A titre d'exemple mentionné dans la contribution de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, l'article 47 de la loi n°2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des espaces prévoit que le gouvernement se fixait comme objectif de proposer dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la loi une évolution du traitement fiscal de l'huile de palme. Cette disposition n'a pas été suivie d'effet. Comme l'explique l'analyse de cette commission, « le présent gouvernement a indiqué à votre commission ne pas prévoir à court terme de mesures fiscales sur les huiles végétales ».

De manière encore plus frappante - et plus rare -, l'absence de décret d'application peut révéler un désaccord politique du Gouvernement vis-à-vis de la loi votée. Ainsi, la commission des affaires économiques souligne que le décret d'application de l'article 18 de la loi n°2014-1170 du 13 octobre 2014 d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt n'a pas été pris, car, « le Gouvernement n'a aucune intention de prendre les décrets d'application de cet article, ayant été lors des débats en désaccord avec cette proposition » 2 ( * ) .

Le retard de publication peut être dû à des consultations en cours, qui peuvent être facultatives - professionnels du secteur, partenaires sociaux par exemple - ou obligatoires - organes des collectivités territoriales d'outre-mer, autorisation de la Commission européenne en matière d'aides d'État, ou encore avis obligatoire d'autorités administratives indépendantes. Le Secrétaire général du Gouvernement indiquait d'ailleurs, malgré la réduction du nombre de commissions consultatives de 700 à 450, que « le délai moyen de certaines d'entre elles est difficilement compressible, deux mois par exemple pour la Cnil ». Il en est de même lorsque le décret dépend de recommandations d'un opérateur de l'État, de négociations en cours entre partenaires sociaux ou avec les caisses d'assurance maladie ou de sécurité sociale, notamment si le décret attendu vise à valider l'accord trouvé.

L'absence de parution des textes réglementaires peut également être due à des difficultés juridiques rencontrées lors de la rédaction de ces derniers : contrariété avec d'autres textes en vigueur non vue lors de l'examen de la loi, non-conformité avec le droit de l'Union européenne ou de la Convention européenne des droits de l'homme. L'exemple de l'arrêté prévu par l'article 85 de la loi n°2013-672 du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires illustre bien le problème rencontré. L'arrêté en question est relatif au transfert aux mécanismes successeurs du fonds de développement pour l'Irak des avoirs détenus par l'ancien régime irakien sur le territoire français. Comme le souligne la commission des finances dans sa contribution, « le projet d'arrêté a été rédigé mais n'a pas été publié en raison de l'arrêt de chambre de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) du 26 novembre 2013 (Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse, req. n° 5809/08) condamnant la Suisse pour avoir appliqué les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies qui imposent aux États membres de geler les avoirs financiers sortis d'Irak par les hauts responsables de l'ancien régime irakien et de les transférer à un fonds mis en place par le gouvernement irakien. La Cour considère en effet que l'Organisation des Nations-Unies n'offre pas pour les individus de garanties équivalentes à celles découlant de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ». L'affaire a été portée par la Suisse devant la Grande chambre de la CEDH. La Cour a tenu une audience dans cette affaire le 10 décembre 2014 mais la décision n'a pas toujours pas été rendue.

D'autres retards peuvent être dus à des projets en cours, législatifs notamment. Ainsi, la commission des lois juge « peu probable » la publication des décrets d'application des articles 20 et 21 de la loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique portant sur la mise à disposition gratuite du public des décisions de justice de l'ordre administratif et judiciaire, après anonymisation, pour lesquels des consultations ont actuellement lieu. En effet, l'article 19 du projet de loi de programmation 2018-2022 de réforme pour la justice, déposé au Sénat le 20 avril 2018 « entend à nouveau modifier l'économie générale du régime d'open data des décisions de justice ». De même, M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales note que « la plupart des dispositions [en matière de droit du travail adoptées lors des précédentes sessions] qui n'ont pas reçu de texte d'application portent sur des sujets qui seront abordés dans le prochain projet de loi pour la liberté de choisir son avenir » .

Il peut également s'agir de projets administratifs en cours. Ainsi, en ce qui concerne le décret d'application du mandat de protection future, prévu par la loi n°2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement, le ministère a annoncé à la commission des affaires sociales, que, dans le cadre de son plan de transformation numérique 2018-2022, il souhaite mettre en place un registre général des mesures de protection juridique des majeurs et des directives anticipées. La prise du décret ne pourra avoir lieu qu'une fois ce chantier mené à bien.

Comme le souligne M. Philippe Dominati, vice-président de la commission des finances, « parfois des dispositions d'application ne sont pas prises car la disposition législative a en quelque sorte anticipé sur la réalité : ainsi la loi de finances rectificative pour 2011 a créé une redevance sur les gisements d'hydrocarbures en mer, avec un décret fixant le taux qui permet le calcul de la redevance. Cependant aucune mesure d'application n'a été prise, car aucune exploitation de gisement d'hydrocarbures en mer n'a eu lieu. Les premières exploitations ne sont pas prévues avant 2020 ».

Dans certains cas, la mesure est éventuelle . Ainsi, les articles 10 et 21 de la loi n°2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine prévoyaient qu'un décret serait pris dans un délai donné en cas d'absence d'accord professionnel sur les sujets en question. Un accord a été trouvé rendant inutile la parution des mesures réglementaires d'application, permettant à Mme Catherine Morin-Desailly présidente de la commission de la culture, dans le cas présent « de se féliciter de l'absence de parution de plusieurs mesures réglementaires d'application ».

La mesure peut également être déclarée satisfaite par le Gouvernement, ce dernier estimant ou bien qu'une disposition réglementaire permet déjà de mettre en application l'article en question, ou bien qu'au final cette dernière n'est pas nécessaire. Enfin, une mesure peut être devenue sans objet en raison d'une évolution législative ultérieure rendant obsolète l'article législatif portant la mesure réglementaire.

Le bilan de l'application des lois a été l'occasion d'identifier un certain nombre de dispositions législatives devenues obsolètes, à l'image de l'article 1 er de la loi n°84-594 du 12 juillet 1984 relative à la formation des agents de la fonction publique, prévoyant la création d'un livret individuel de formation pour tout agent de la fonction publique territoriale. Comme le souligne la commission des lois, ce document est dépourvu de caractère prospectif, est rarement rempli et peut s'avérer redondant par rapport au dossier individuel de l'agent. En outre, son utilité est remise en cause par la création du compte personnel d'activité.

Les contributions des commissions mentionnent plusieurs exemples d'articles de lois anciennes, qui ne sont pas ou plus applicables et appliqués en raison d'un changement ultérieur de législations ou de circonstances.

Elles pourraient utilement être abrogées, dans le cadre de l'opération « BALAI » (Bureau d'annulation des lois anciennes et inutiles) lancée par le Président du Sénat, M. Gérard Larcher et notre collègue M. Vincent Delahaye, vice-président et président de la délégation en charge du statut et des conditions d'exercice du mandat de sénateur.


* 2 Cf. contribution de la commission des affaires économiques, en deuxième partie du présent rapport.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page